Cet article a pour sujet la christologie de la kénose qui affirme que la Parole devenue homme aurait abandonnée sa divinité ou que Jésus se serait tout au moins dépouillé d'une partie de ses attributs divins.

Source: Les débats christologiques modernes. 4 pages.

Les débats christologiques modernes (9) - La christologie kénotique

La christologie kénotique apparaît après les christologies spéculatives, non pour nier les deux natures du Christ, mais afin d’ôter de cette doctrine les éléments considérés comme offensants ou choquants. Elle a voulu une image « purifiée » pouvant s’intégrer si possible au cadre christologique traditionnel, en affirmant que le « logos asarkos » s’est volontairement séparé par la « kénose » soit partiellement, soit totalement de sa divinité, et qu’il devint homme. La « kénose » serait l’échange d’une forme contre une autre. Le Logos abandonne sa gloire et les attributs divins, sans pour autant se séparer de l’être divin. La théologie kénotique est liée à cet autre problème, bien complexe lui aussi, qui a surgi aussitôt après les discussions au sujet des deux natures du Christ. Il s’agit du monothélisme. Le Christ a-t-il une seule volonté ou bien deux, l’une divine, l’autre humaine? Une seule volonté pour une personne en deux natures? Les kénotistes ont donc voulu conserver une vue d’ensemble de la conscience totale de Jésus.

Dans la revue Contrepoint (1973), Henri Blocher a consacré une étude à cette théologie kénotiste. Empruntons-lui les lignes suivantes, concernant le développement moderne de la christologie kénotiste :

« Il n’y a pas Dieu, et Jésus est son prophète. Un vieux motif domine la toute nouvelle christologie, celle qui se propage avec la plus grande vigueur depuis dix ans. Le motif en est la kénose. L’incarnation qui détourne le projecteur de Dieu vers Jésus prend le sens d’une mutilation, et même de négation de la divinité. Dieu s’est anéanti pour se changer en chair. L’athéisme chrétien est par conséquent rendu possible. La christologie kénotiste s’écarte de la droite confession chrétienne, elle finit par renverser le sens même de la révélation du Christ. »

Né en milieu luthérien, Hegel développera une gnose kénotiste; l’incarnation humiliante y devenait la représentation imagée de l’idée cardinale du système de l’absolu qui doit se nier, se changer en sens contraire pour s’accomplir. Le Verbe, en s’incarnant, s’est vidé de sa nature divine. L’idée de l’anéantissement serait la preuve du plus grand amour. Pour d’autres, le Verbe n’abandonne que ses attributs « métaphysiques » ou relatifs pour ne retenir que les attributs moraux compatibles avec l’humanité. L’incarnation est la diminution de Dieu, le rétrécissement de la divinité. Seul Dieu souffrant peut nous aider. Le catholique romain K. Rahner écrit : « L’incarnation fait de Dieu un non-Dieu. Il s’est anéanti en faisant sienne l’altérité de sa créature. »

Quelle est la volonté sourde qui conduit les théologiens de la kénose à des conclusions radicales comme celle d’Altizer et de la théologie de la mort de Dieu? Volonté de comprendre divinement l’humanité, d’interpréter l’homme comme l’avènement de Dieu dans le monde? La christologie kénotiste contredit les définitions de toute tradition chrétienne. Car il n’y a plus en jeu que le langage et les outils conceptuels. Dans une opposition décisive à toute tendance kénotique, le Nouveau Testament, en plusieurs endroits, pense à la dualité des natures du Christ. Il ne se contente pas de confesser que Dieu est Seigneur d’une part et de dépeindre l’homme notre frère d’autre part. Il conjoint les deux vérités. Une véritable réflexion christologique dans la direction de Chalcédoine commande le plan de l’auteur de l’épître aux Hébreux dans les deux premiers chapitres. Et le prologue de Jean distingue aussi fort bien le Verbe préexistant et la chair qu’il assume, Tabernacle de sa gloire. Paul montre qu’il a matériellement médité le mystère du Fils de Dieu. Il sépare l’appartenance du Christ à Israël et sa dignité de Dieu béni éternellement par une clause difficile à traduire, mais très claire quant à et selon la chair (Rm 9.5).

« Dieu et homme, sans confusion ni altération », c’est la révélation qui nous est transmise par les ambassadeurs du Christ. Notre raison se rebelle et, plus encore que notre raison, notre imagination. Nous ne voyons pas comment. Mais notre raison et notre imagination seraient-elles la mesure de toute chose? Jugée par le critère de la foi apostolique, la théorie kénotiste n’est qu’une fuite devant le fait qu’il y a, tout au fond de la foi kénotiste, une critique de la puissance de Dieu. Le Dieu répressif doit mourir, car seul un Dieu impuissant peut aider la divinité à se changer en humanité; c’est l’homme qui devient le centre de référence dans le Christ. Parce qu’en Christ Dieu est homme exemplaire, l’homme trouve en lui le symbole de ses virtualités. L’incarnation n’est pas elle-même la rédemption, mais son moyen. Les projecteurs sont braqués sur l’œuvre que sa personne est venue accomplir parfaitement, distinguée de sa constitution en deux natures. C’est pour une heure précise que le Fils est venu dans le monde, l’heure de la coupe amère, du baptême mortel, de l’enfantement douloureux, quand il donne sa vie en rançon pour la multitude.

Les défenseurs de la christologie kénotique veulent rendre justice à l’unité de Christ d’une manière qui est opposée à celle des luthériens. Ils ne veulent pas élever la nature humaine au niveau de la nature divine, comme les luthériens le font; mais ils veulent mettre la nature divine au niveau de la nature humaine. L’incarnation implique selon cette conception que Dieu s’est dépouillé entièrement ou partiellement de sa divinité, qu’il est devenu homme en changeant sa divinité en humanité.

Il y a trois formes de cette théorie : (1) le Logos s’est dépouillé au moment de son incarnation d’une partie de ses qualités divines; (2) le Logos s’est dépouillé de toutes ses qualités divines; (3) un troisième groupe ne parle pas d’un dépouillement de qualités, mais d’un changement du mode d’existence.

La première opinion est celle de Thomasius; la deuxième celle de Godet, de Gess, d’autres; la troisième celle de Martensen, Gore, Frank, Boulgakof (orthodoxe), etc. L’homme Dieu aurait retenu toutes ses qualités selon la troisième conception, mais il les aurait eu plus en puissance concentrée qu’en pleine actualité. Il s’agirait d’une limitation de Dieu par lui-même. Le Logos aurait repris graduellement la conscience de sa divinité. Ce développement vers la pleine gloire divine aurait atteint son achèvement quand Christ s’est assis à la droite de Dieu. On donne aussi cet exemple pour expliquer la théorie : Dieu est entré librement dans les ténèbres humaines. Alors il ne peut plus voir actuellement comme Dieu, bien qu’il reste Dieu, comme l’œil ne perd pas la faculté de voir dans les ténèbres, mais seulement l’actualité de la vue.

Les motifs pour la théorie sont les suivants : Christ est une unité; le développement pleinement humain de Christ est ainsi possible; la théorie rendrait justice à la grandeur de l’amour de Dieu qui s’est vraiment dépouillé pour nous. On se défend en se référant à Philippiens 2 et à 2 Corinthiens 8.9.

Nos objections sont que Philippiens 2 et 2 Corinthiens 8.9 parlent bien de kénose, mais que Paul ne dit pas de quoi Christ se dépouille et que certes il ne veut pas dire que Christ s’est dépouillé de sa divinité. Le dépouillement de Philippiens 2 et de 2 Corinthiens 8 est l’adoption de la forme d’un serviteur. Paul ne dit pas du tout que cette forme a remplacé la divinité de Christ. Celui qui accepte la théorie de la kénose de Christ ne peut plus maintenir que Dieu est vraiment venu pour nous sauver. Ensuite, il faut se demander comment la création a subsisté pendant cette kénose de Christ, qui alors ne pouvait plus être la Parole éternelle gouvernant et conservant le monde.

Nous résumerons ici Benjamin B. Warfield, qui traite extensivement de la question.

Le célèbre passage de Philippiens 2.5-9, rappelle le grand théologien du Nouveau Testament, est le passage par excellence qui prête aux interprétations kénotiques. Toutefois, ici saint Paul ne développe pas une christologie systématique. Il ne fait qu’une allusion à certains faits concernant la personne et l’action qui sont parfaitement connus de ses lecteurs. Mais ce faisant, il présente le Christ comme un exemple à suivre. Il les exhorte au renoncement à soi et à considérer le prochain meilleur que soi-même. Il les exhorte aussi à ne pas chercher son propre intérêt, mais aussi celui de l’autre. Une telle abnégation a été précisément l’exemple de notre Seigneur. Il n’a pas cherché son intérêt, mais ce qui était avantageux pour les autres. Il ne s’est pas prévalu de ses propres droits, mais fut disposé à les abandonner afin de cherche le bien d’autrui. Car, affirme saint Paul, nous savons que Christ, dans sa nature intrinsèque, n’était rien moins que Dieu; pourtant, il ne s’est pas prévalu et n’a pas conservé avidement cette divinité ou sa condition d’égalité avec Dieu; au contraire, il ne s’est point considéré, mais il prit la forme d’un serviteur, devenant semblable aux hommes. Se trouvant sous la forme d’un homme il s’est humilié, devenant obéissant jusqu’à la mort elle-même, et ce de la mort même de la croix. Cette affirmation est faite en termes historiques. Elle retrace la vie du Christ sur terre, mais une vie sur terre en tant qu’un accomplissement altruiste dans tous ses éléments. Sur terre, il vécut tel un homme et s’est soumis au sort commun des humains. Mais par nature, il était Dieu. Il devint homme par un acte volontaire, en n’ayant aucune considération pour ou envers soi. Il vécut de plein gré sa vie humaine sous des conditions qui lui imposaient l’accomplissement de l’objectif suprême.

Les termes dans lesquels se font ces affirmations doivent être pris très sérieusement. Par exemple, le langage exprimant la déité intrinsèque de notre Seigneur : « Il était Dieu » ou encore « Il était en forme de Dieu », une tournure de langage qui accentue fortement la possession par notre Seigneur de la qualité spécifique de Dieu. « Forme » est un terme qui exprime la somme de toutes les qualités caractéristiques qui font qu’une chose est ce qu’elle est! Ainsi, la « forme » d’une épée, en l’occurrence, sa configuration externe, est ce qu’il fait qu’une pièce de métal donnée est une épée et non une pelle. Et « la forme de Dieu » est la somme totale des caractéristiques qui font de l’être que nous appelons « Dieu » spécifiquement Dieu, plutôt qu’un autre être, par exemple un ange ou un homme. Lorsqu’il est dit que notre Seigneur est en forme de Dieu, il est déclaré par là de manière la plus précise, parce qu’en présentant notre Seigneur comme l’exemple d’abnégation, son esprit s’arrête non sur le fait brut qu’il est Dieu, mais en la richesse et la plénitude de son être. Il était tout cela, pourtant il n’a pas regardé à ses choses, mais en celles des autres.

Notons encore qu’avec cette grande déclaration l’apôtre ne demeure pas sur un fait passé, comme s’il ne décrivait que le mode d’être ancien du Seigneur, et qu’il ne le serait plus à présent. Le verbe grec, quelle qu’en soit la traduction, indique qu’il l’est toujours. Il n’a pas cessé d’être ce qu’il fut ontologiquement, mais aussi, à présent, de manière éthique, comme notre exemple. Son être divin n’a pas cessé dans et lors de l’action décrite. Paul ne nous dit pas que notre Seigneur qui avait été ce qu’il dit qu’il fut ne l’est plus actuellement. Il ne décrit pas un mode d’existence passé du Seigneur. Il nous dit qui et ce qu’est celui qui fit cela pour nous, afin que nous puissions apprécier combien grandes sont les choses qu’il fit pour nous.

Christ ne s’est pas anéanti de son être, mais il s’est humilié, il s’est abaissé, il mit de côté toute considération personnelle et renonça à sa gloire; mais il n’a nullement cessé, un seul instant, d’être en forme de Dieu. Il a retenu sa déité tout au long de sa vie terrestre, durant toute la période de son humiliation, jusqu’à la mort de la croix; il s’est entièrement soumis à l’abnégation parce qu’il a toujours été en forme de Dieu; il peut donner l’exemple que Paul offre aux Philippiens. Et bien qu’il fut vraiment homme, il fut aussi plus qu’homme. L’apôtre ne dit nullement que dans le temps notre Seigneur était Dieu, mais à présent il devint homme; il dit que bien que Dieu, il fut aussi homme.

Le verbe « ekkenôsen » ne peut être pris que métaphoriquement, non littéralement comme s’il avait renoncé totalement et entièrement à la divinité. Cela apparaît par la définition de la manière dont il s’est anéanti « prenant la forme d’un serviteur ». Le mot anéantir doit être compris exactement comme dans d’autres occurrences du Nouveau Testament. Paul ne dit rien de plus que notre Seigneur, qui ne s’est pas regardé avec convoitise à son état d’égalité avec Dieu, qui s’est anéanti (si le langage est permis) de lui-même; c’est ainsi que l’apôtre renforce son idée d’exhorter ses lecteurs, en leur présentant l’exemple du Christ.