Espérance et histoire - Introduction
Espérance et histoire - Introduction
« Souvenez-vous des premiers événements; car je suis Dieu et il n’y en a point d’autres, je suis Dieu et rien n’est semblable à moi. J’annonce dès le commencement ce qui vient par la suite et longtemps à l’avance ce qui n’est pas encore accompli; je dis : mon projet tiendra bon et j’exécuterai tout ce que je désire » (És 46.9-10).
Les modernes, avec leur préoccupation excessive de l’histoire, témoignent sans faute de l’angoisse qu’ils ressentent devant leur avenir.
Dans une certaine mesure, nous pourrions nous aussi, hommes de foi et d’espérance, nous attendre à ce que l’avenir nous vienne comme le résultat des développements sociaux présents ou comme le fruit de ce que les siècles passés nous ont légué. Toutefois, l’avenir pourrait bien être le temps durant lequel l’Antichrist serait le Maître! Dans ce cas, et dans ce cas seulement, devrions-nous envisager un futur sans avenir, c’est-à-dire un avenir de pure catastrophe?
À nos yeux, le seul avenir possible est celui qui sera inauguré après que le jugement de Dieu aura été exercé et lorsque Dieu, l’absolu Seigneur du temps et de l’histoire, créera l’univers nouveau.
Ainsi, devant l’histoire et au cours de celle-ci, notre unique préoccupation devrait être celle de scruter diligemment, voire avidement, ce que la Parole dit au sujet de notre avenir. C’est elle qui l’éclaire, l’oriente et le transforme. La Parole de Dieu ne tient pas un simple discours sur le futur; elle fournit aussi les normes indispensables qui nous permettent de déchiffrer le sens du passé et du présent, ainsi que les tendances vers le futur et leurs implications pour la fin.
Nombre de chrétiens estiment qu’il n’est pas convenable d’utiliser la Bible chrétienne pour saisir le sens de l’avenir. Leur « réaction » s’explique par les spéculations fantaisistes d’autres chrétiens s’aventurant si légèrement dans des labyrinthes prétendument eschatologiques.
Malheureusement, une telle réaction contre d’illégitimes excès les empêche de saisir la valeur des données bibliques relatives à l’eschatologie même. Ils ne méditent pas, ou plus, sur le retour du Christ. Aussi ils ne voient point les signes précurseurs de ce retour et risquent d’être surpris par les événements prophétiques qui doivent s’accomplir. Or, Christ demande à ses disciples d’apprendre la leçon du figuier, car « l’été est proche » (Mt 24.32).
Qu’ils ne soient donc pas surpris par l’avènement de ce jour « comme le voleur surprend pendant la nuit » (1 Th 5.2). La Bible nous parle clairement et suffisamment de ce qui doit advenir.
Nous nous méfierons certainement de la tendance qui cherche à prédire en détail tout un futur prétendument eschatologique, plus ou moins lointain… Ce faisant, nous pourrions soit abdiquer de nos responsabilités présentes, soit les reléguer vers cet avenir hypothétique. Nous ne cherchons pas les signes de l’avenir pour lui-même, mais en tant qu’avertissements qui nous incitent à exercer pleinement nos responsabilités.
Ce n’est donc pas l’avenir comme tel que nous visons. Celui-ci n’a d’importance que dans la mesure où il clarifie notre situation présente.
Sachons que nous préoccuper de l’avenir ne nous rend pas forcément capables de prédire tous les événements futurs. Non seulement notre recherche dans le passé et le présent sera incomplète et notre connaissance limitée, mais nous savons en outre que l’histoire du monde n’est pas déterminée de manière causale et que le futur n’est pas fixé de manière inexorable. Les événements du monde ne sont pas le fait d’un automate, mais sont entièrement contrôlés par le Dieu vivant. Dieu choisit des hommes dont il fait ses « ministres » ou ses « agents », libres dans leurs décisions et leurs choix.
Toutefois, ne sautons pas d’un extrême à l’autre. La Parole de Dieu soulève seulement un coin du voile qui cache le futur, et la connaissance de l’avenir ne nous vient pas comme une sorte de décalque! La Bible nous met en garde contre une telle attente qui serait une tentation diabolique.
C’est Dieu en personne qui choisit les périodes et les moments du temps (Ac 1.7). « Le Fils de l’homme reviendra en une heure où on ne l’attend pas » (Mt 24.44). Dans le livre de l’Apocalypse, nous lisons ce qui doit advenir afin de pouvoir lire les signes des temps et en saisir toute l’importance. « Si quelqu’un a des oreilles qu’il entende! » (Ap 13.9). Les temps et les faits sont symboliquement voilés et par moments presque entièrement cachés, par exemple lorsque Jean reçoit l’ordre de sceller le message des sept tonnerres (Ap 10.4). En résumé, une étude attentive de l’avenir avec la Bible — l’histoire comme auxiliaire — est nécessaire.
Il n’est pas inutile de préciser encore que ce n’est pas l’homme qui se trouve au centre de notre recherche. Nous ne le perdrons jamais de vue, certes, car il est l’organisateur de la société. Il mérite que nous lui accordions notre attention et notre intérêt. Sa foi, ses convictions fondamentales, ses attitudes, voire ce qu’il est, sont d’une importance qu’on ne saurait minimiser pour la communauté de l’avenir. Mais toute attention et tout intérêt pour l’homme ou pour l’avenir ne sont possibles que dans le seul cadre de référence biblique et chrétien. Et les « signes des temps » ne sont discernés que par l’homme « spirituel ». Un tel discernement n’est pas le fait d’une connaissance supérieure et d’une sagesse humaine et « charnelle », mais il découle de la crainte du Seigneur, c’est-à-dire de la relation dans la foi et le respect et la soumission au Dieu révélé, Seigneur et Sauveur. L’homme de la foi regarde vers la bonne direction parce que le Christ l’a placé dans une position où il voit la réalité de manière correcte, en dépit même de sa myopie et de ses échecs.
Christ offre une perspective juste sur toutes les choses. Nous sommes donc en position d’acquérir le vrai savoir, de distinguer entre ce qui est important et ce qui est trivial.
Précisément sur ce point décisif, l’humaniste, même de bonne foi, a tendance à aller d’un extrême à l’autre. Seule la connaissance chrétienne de la fin et de la continuité historique fonde la conception de l’avenir. Nous apprendrons beaucoup de faits du passé, car ce passé témoigne de la direction providentielle que Dieu a donnée à l’histoire. Parce que nous sommes des êtres historiques et non seulement un aspect de la nature, nous pouvons orienter nos existences historiques de diverses manières.
Quel sens l’espérance chrétienne accorde-t-elle à l’histoire humaine? On fait remarquer de toutes parts que cette question est à l’heure actuelle plus importante qu’elle ne l’était naguère à cause de la résurgence et de l’offensive vigoureuse d’idées païennes contre la foi et à cause de la philosophie dite de l’absurde. Sans doute, la question du sens de l’histoire surgit-elle actuellement avec une très grande acuité, pour ne pas dire avec une véritable obsession au sein de l’angoisse qui ronge nos contemporains, incapables qu’ils sont de déchiffrer les événements qui les secouent et d’en décoder le sens. L’homme et son avenir font l’objet d’une enquête obsessionnelle. On a pu parler à cet égard de l’adoration de l’avenir. On a fait remarquer que notre civilisation occidentale, par opposition à la plupart de celles qui l’ont précédée, est une civilisation résolument orientée vers l’avenir. Un avenir qui fascine et inquiète en même temps. Tout ce qui témoigne du passé est a priori suspecté.
Pour nombre de théologiens contemporains, le thème de l’avenir n’est pas seulement un des aspects de la pensée chrétienne, mais encore son thème central, sinon le thème unique. Tel est notamment le cas de Jürgen Moltmann, et le résumé de sa théologie de l’espérance1 l’a laissé déjà entrevoir. Qui dirige et oriente l’histoire des hommes?
Chrétiens, disciples de Jésus-Christ, nous aurons non seulement à écouter les interrogations présentes, mais encore à formuler clairement et intelligiblement notre réponse. Nous pouvons accéder à une vision renouvelée de l’histoire à condition de tenir compte des données de la révélation écrite. Ainsi, saurons-nous demeurer inébranlables au milieu de graves bouleversements. Les mutations les plus inquiétantes de notre temps seront éclairées à la lumière de la Parole inscripturée.
L’histoire sera considérée sous l’angle du règne du Christ. Au cours de celle-ci, nous tournerons notre regard vers Dieu, qui n’est pas simple point de référence même transcendant ni garant des valeurs morales traditionnelles relevant d’un moralisme légaliste, mais le Maître et le Seigneur absolu de toute l’histoire. Il la mène vers le règne du Christ afin de nous libérer et de libérer tous les hommes des angoisses qui les étreignent.
Avec Théo Preiss, nous croyons que la révélation biblique est toujours concrète, insérée dans le domaine donné humain d’un espace et d’un temps précis. Les auteurs bibliques marchent comme nous par la foi et non par la vue. Surtout, le sens plein et véritable de l’histoire ne sera visible qu’au jugement dernier. Nous ne sommes pas assis sur le trône du Fils de l’homme. La misère humaine, mais aussi la force secrète d’une théologie fidèle, sera de n’être qu’une respectueuse et humble théologia viatorum, une théologie de pèlerins. Toute philosophie systématique de l’histoire ne laissant aucun mystère, tout providentialisme facile sera exclu. Notre Dieu n’est pas le dieu des déistes, mais le Dieu du Crucifié. Même le Fils ignore le jour et l’heure de sa parousie.
Il existe dans le Nouveau Testament une unité réelle et profonde, une même vision des points de repère principaux de l’histoire. Le credo a d’ailleurs fixé très tôt, comme des clous, une série de faits, et c’est une de ses grandeurs que de ne vouloir être qu’une liste d’événements temporels sans définition abstraite. Il y a un message concernant l’histoire passée, présente et future, assez précis, exigeant notre décision et capable d’éclairer notre foi.
« Nous autres modernes, même et peut être si nous sommes chrétiens, nous éprouvons cependant une extrême difficulté à bien saisir la vision biblique de l’histoire. Nous l’avons dans le sang, dans la rétine, mais déformée, appauvrie, sécularisée. Nous sommes en quelque sorte blasés et immunisés contre elle. Nous avons laissé tomber, par exemple, une bonne partie de l’espérance biblique. D’autres l’ont ramassée et nous la recevons dans la figure par la main des marxistes. Même les théologiens ont eu la naïveté de vouloir continuer à cueillir des pommes après avoir consciencieusement scié le tronc du pommier; la morale chrétienne, la monnaie d’espérance jetée dans le monde, oui! Mais nous ne voulions plus de la trop naïve conception biblique du temps et de l’histoire. Nous avons préféré l’idée, pourtant assez grotesque, que l’histoire sécréterait sa propre signification comme une énorme glande endocrine.2 »
Notes
1. Voir mon article intitulé Théologie de l’espérance.
2. Théo Preiss, Vision de l’histoire dans le Nouveau Testament, p. 91-92.