Cet article a pour sujet la théologie de l'espérance de Jürgen Moltmann selon qui l'histoire serait porteuse de la révélation et de l'eschatologie, ce qui a mené aux théologies de la libération, de la violence et de la révolution.

Source: Espérer contre toute espérance. 10 pages.

Théologie de l'espérance

Jürgen Moltmann a bouleversé le statu quo de la théologie contemporaine en faisant paraître sa Theologie der Hoffnung (1964) traduite en français aux éditions du Cerf sous le titre de Théologie de l’espérance.

L’accueil que l’ouvrage a trouvé outre-Rhin a été exceptionnel et certains ont pensé que désormais il fallait prendre avec l’auteur une nouvelle option théologique à côté de celles des grands maîtres de l’heure, tels Karl Barth, Emil Brunner et Rudolf Bultmann. Le mot quasi magique d’espérance a certainement contribué au succès du livre de Moltmann. Car, après une période de « dépression théologique » caractérisée par la « démythisation », le « christianisme areligieux », la proclamation de la « sécularisation », voire celle de « la mort de Dieu », une théologie de l’espérance ne pouvait qu’apporter un certain soulagement et susciter un enthousiasme pour un renouveau de la pensée théologique. John Macquarrie1 se demandait si l’expression « théologie de l’espérance » n’est pas une tautologie. Car la théologie est un discours sur Dieu, et comme tel, elle contient un élément constitutif qui lui est essentiel, à savoir l’espérance. Celle-ci donne un sens et toute la signification à ce discours sur Dieu. Seule la foi en Dieu offre une compréhension de l’espérance. Par elle, nous pouvons voir que l’histoire possède un sens et tend vers un but final.

Cependant, dans le projet de Moltmann, ce mot d’espérance a un sens plus large que celui qu’on lui donne couramment. Cette « espérance » est beaucoup plus qu’une naïve eschatologie bibliciste. Quelle est l’intention de l’auteur? Négativement, il entreprend une critique extrêmement vigoureuse à l’encontre de la pensée théologique dominante jusque là. Positivement, il insiste sur l’élément, à ses yeux vital, mais jusque là négligé dans la tradition théologique, de l’eschatologie chrétienne. Il invite à tourner vers elle toute notre attention.

L’élaboration d’un système théologique possède une perspective qui lui est propre et qui le distingue des autres. Elle insiste sur les idées qui lui paraissent fondamentales dans sa tâche d’herméneutique. Pour la théologie de l’espérance, le motif principal et exclusif qui domine toute la perspective est le motif eschatologique. À tel point que théologie et eschatologie s’identifient entièrement. Tous les concepts d’herméneutique revêtent ainsi une importance eschatologique. Nous entendons ainsi parler de l’espérance, de la résurrection du Christ et de celle des morts, etc.

Selon l’auteur, la foi a la priorité dans le temps, mais c’est l’espérance qui a primauté sur elle.

À vrai dire, l’intérêt porté à l’eschatologie n’est pas tout récent et on peut trouver des études sérieuses qui lui ont déjà été consacrées. Johannes Weiss et Albert Schweitzer sont les noms qui viennent les premiers à l’esprit. Ces deux théologiens avaient sévèrement critiqué les théologiens libéraux du 19siècle pour n’avoir pas reconnu à l’eschatologie la place qu’elle tenait dans le Nouveau Testament, notamment dans les discours de Jésus, et ne lui avoir accordé aucune importance. Or, l’eschatologie est présente et pénètre toutes les pages du Nouveau Testament. Karl Barth, de son côté, avait insisté sur l’importance de l’eschatologie biblique dans son commentaire aux Romains. Bultmann, à son tour, a pris au sérieux le thème de l’eschatologie néotestamentaire pour la réduire à ce qu’il appelait la mythologie eschatologique.

Mais si l’eschatologie a connu un regain d’intérêt et jouit d’une certaine actualité depuis Weiss et Schweitzer, elle a néanmoins formé une sorte d’appendice aux ouvrages théologiques. Son étude a été rejetée au chapitre consacré à la doctrine des fins dernières. On pourrait même dire que la théologie croyait avoir ainsi résolu le problème. Il est vrai qu’elle avait passablement embarrassé aussi bien Weiss que Schweitzer, qui n’ont pas tardé à parler d’eschatologie apocalyptique, propre au monde du Nouveau Testament et au mode de pensée du premier siècle. Chacun à sa façon avait entrepris de démythiser l’eschatologie.

Quant à Barth, à mesure qu’il construisait son magistral système de dogmatique, il portait son attention vers d’autres points.

Rudolf Bultmann, dont la théologie existentielle constitue la cible favorite des critiques de Moltmann, a réduit l’eschatologie à l’éternel présent. Résolument anti-surnaturelle, cette théologie ne pouvait voir la possibilité du futur dans l’Écriture. Ce qui explique l’absence de la vraie eschatologie chez Bultmann. Au contraire, nous assistons chez lui à la réduction pure et simple de l’eschatologie à l’écoute et à la réponse au kérygme qui doit amener le sujet-auditeur à faire un choix et à prendre une décision existentielle, ici et maintenant.

Pour l’auteur de la Théologie de l’espérance, l’eschatologie n’est pas un simple élément temporel du noyau kérygmatique facile à éliminer; ce faisant, on porterait atteinte à tout l’Évangile. Lorsque nous parlons de l’attente apocalyptique, du jugement futur, de la résurrection des morts, nous traitons directement des fondements mêmes de la foi chrétienne. L’homme Jésus ne pourra pas être compris en tant que la révélation de Dieu, si nous refusons de tenir compte de l’élément apocalyptique contenu dans son message. L’eschatologie ne doit être ni éliminée ni démythisée.

Moltmann va même franchir un pas de plus, celui de l’hésitation entre l’eschatologie réalisée qu’on attribue à l’Évangile de Jean, et celle, futuriste, qui serait particulière aux trois Évangiles synoptiques. Pour notre part, nous ne voyons aucune contradiction entre ces deux conceptions; au contraire, elles semblent complémentaires; si conflit il y a, c’est dans la méthode de travail herméneutique des exégètes modernes qu’il faut le chercher.

La foi en la résurrection est la pierre de touche de la foi chrétienne, affirme Moltmann. Elle a eu lieu en Jésus et pour Jésus d’abord, ceci indépendamment de ce qui s’est produit d’une manière subjective chez les disciples. Il nous faut aller au-delà des spéculations théologiques modernes et abandonner la démythisation de la résurrection. De même pour la résurrection des morts; elle aussi doit être étudiée comme un événement futur, réel, et non pas comme une simple métaphore.

Les théologiens orthodoxes s’accordent pour dire que, sans la foi en la résurrection historique du Christ, la foi au Christ n’est pas possible et l’existence d’une Église chrétienne non plus.

Les premiers disciples ont vraiment cru que Dieu avait corporellement ressuscité Jésus-Christ. La résurrection est un événement historique et non, comme voudrait nous le faire croire Bultmann, une conception mythologique qui nous offrirait la possibilité et le moyen d’interpréter la crucifixion de Jésus, le tombeau n’étant alors qu’une légende inventée par la suite pour fournir des preuves « de nature objective » à cet événement subjectif. La compréhension de soi existentielle des disciples étant la preuve « subjective » de ce même événement.

Les historiens scientifiques, écrit Moltmann, lisent les Évangiles et ils en retranchent la résurrection parce qu’à leurs yeux, elle reste un phénomène surnaturel, et selon l’histoire « scientifique », les miracles ne peuvent pas se produire. Moltmann repousse ces méthodes d’approche, car c’est la résurrection qui donne le sens à l’histoire. L’histoire sans la foi en la résurrection n’est qu’une succession d’événements complètement dénués de sens. Si l’histoire n’est que purement « scientifique », elle est aussi dominée par un sens. La résurrection est la clé de l’histoire ainsi que le point culminant d’où on peut écrire l’histoire. Elle est promesse. La résurrection future des morts aura lieu à cause d’elle. Celle-ci a déjà reçu sa vérification empirique.

Or, Moltmann critique les historiens positivistes, notamment l’analogie historique formulée par Ernst Troeltsch, comme règle et méthode d’investigation historique.

Bultmann, lui, interprète la résurrection de Christ d’une manière existentielle. L’expérience des disciples est la vie nouvelle, ce qui permet à Bultmann d’affirmer qu’il existe maintenant une analogie avec le passé; à n’importe quel moment, nous avons la possibilité de vivre un moment eschatologique.

Pour Moltmann, la résurrection est une réalité indépendante de tout ce qui se serait produit subjectivement chez les disciples. D’où l’absence d’analogie avec ce que nous connaissons. Dans sa pensée, la résurrection est un événement qui n’a pas son pareil.

Cependant, la résurrection du Christ n’est pas une raison pour croire que l’eschatologie a été définitivement réalisée. À cause de cet événement précisément, on peut parler de ce qui doit advenir. De sorte que notre attention de croyant sera désormais dirigée vers l’aspect futur. La résurrection du Christ est l’anticipation du Royaume qui viendra; mais anticipation n’est pas équivalent de « tout est accompli ». Aussi l’espérance chrétienne est-elle un puissant antidote contre les formes et les contenus d’une certaine théologie contemporaine. La relation entre la résurrection et le futur fait que l’espérance chrétienne n’est pas une simple utopie. Elle a son fondement dans la foi.

Ainsi, Moltmann commence à développer sa théologie de l’espérance. Depuis l’apparition de son ouvrage, les « théologiens de l’espérance » se sont multipliés un peu partout, notamment en Allemagne, mais aussi sur le continent sud-américain, et c’est là que les implications éthiques de nature sociopolitiques sont les plus manifestes.

L’espérance de l’homme dépend de la promesse de Dieu. Si Moltmann critique Bultmann pour avoir fait bon marché de l’eschatologie, il n’épargne pas Barth, dont le Dieu est à son gré beaucoup trop présent, et pas assez celui de la promesse. Chez lui, le mot d’épiphanie n’est pas un terme favori. Il s’élève contre toute théologie et toute idéologie qui ne tient pas compte de l’espérance qui pénètre dans les pages de l’Écriture. Il se dresse contre tout cynisme, utopie, désespoir et résignation, ainsi que contre la théologie de la mort de Dieu.

Dieu est le Dieu de la promesse. Celui qui a ressuscité Jésus-Christ d’entre les morts mènera l’histoire à son accomplissement. À travers l’histoire biblique, Dieu offre à son peuple promesse après promesse.

Le travail théologique ne peut plus suivre le chemin d’Anselme, dont la foi cherche à comprendre : « Fides quaerens intellectum ». Ni le processus augustinien selon lequel l’amour amènera la connaissance; pas plus que l’entreprise moderne dans laquelle la foi cherche à s’exprimer : « Fides quaerens linguam » (Ebeling et les théologiens du langage).

Il nous faut maintenant réfléchir sur ce que signifie l’espérance. Est-ce le « spes quaerens intellectum » (l’espérance cherche à comprendre) ou bien le « spero ut intelligam » (j’espère pour comprendre)?

Les théologiens de l’existence, comme Bultmann et ses disciples, ont centré la foi autour du présent. La révélation de Dieu devient une manifestation, non pas apocalypsis, mais epiphania. Ernst Fuchs, par exemple, écrivait : « La vérité de la révélation annule l’histoire. » Moltmann rappelle alors 1 Jean 3.2. Il faut espérer pour un vrai avenir, pour quelque chose d’authentiquement chrétien. Sans l’eschatologie cosmique, il n’y a pas d’eschatologie pour l’existence individuelle.

La révélation est liée à l’événement de la promesse et appelle celle-ci l’espérance pour la vie. Les événements du passé sont des révélations, mais d’une manière provisoire. Dans l’histoire, nous attendons non seulement le futur du présent, mais aussi celui du passé. Le passé c’est la promesse de l’avenir.

Dieu est le Dieu de l’espérance (Rm 15.12); nous ne le possédons pas tout à fait; nous devons donc l’attendre. Nous le connaissons non seulement en nous rappelant sa fidélité qui crée la continuité dans l’histoire, mais aussi avec une connaissance de l’espérance qui atteint le futur promis. Le vrai problème du christianisme c’est le futur. La foi chrétienne est totalement eschatologique. Celle-ci ne doit pas être la fin, mais le commencement de toute théologie.

Plus loin, nous consacrerons quelques lignes à Ernst Bloch, dont la méthode philosophique et historique a fourni l’arrière-fond pour l’élaboration de cette théologie particulière. Voici quelques mots pour comprendre Moltmann dans sa méthode historique. Selon lui, la dépréciation de l’histoire n’a rien de biblique. Elle est due à la notion cyclique de l’histoire des Grecs. Le concept grec de l’histoire exclut l’apparition d’événements ayant leurs parallèles dans le passé. Les théologiens qui ont emprunté des catégories de pensée et des notions prévalant chez les Grecs ont fatalement abouti à la négation de la réalité historique de la résurrection.

Le principe de Heidegger est négatif pour l’histoire. Le passé n’opère que dans la compréhension actuelle de l’existence humaine. Or, l’histoire est ancrée dans des événements réels, elle regarde vers le futur réel, en accord avec la promesse de Dieu. La pensée chrétienne exclut la présence éternelle de Dieu, car Dieu est en mouvement… kinétique (qu’on veuille nous excuser une telle tautologie). Dieu conduit son peuple vers un but. L’histoire est alors le cadre de la promesse et le fondement de l’espérance. Une telle espérance permet aux chrétiens de vivre dans un monde plein de possibilités en vue de leur engagement concret.

Les implications éthiques et sociales d’une telle théologie sont claires. L’espérance conduit nécessairement à l’obéissance. Mais l’engagement auquel elle invite, ou qu’elle provoque, ne doit pas être confondu avec celui d’un christianisme social, et encore moins avec l’engagement préconisé par le courant de pensée appelé actuellement christianisme sécularisé. Les motivations de Moltmann sont différentes. L’auteur affirme que le Royaume de Dieu ne sera pas le fruit de nos œuvres. C’est Dieu qui le fera venir en son temps et à sa façon, car sa promesse ne concerne pas un vague avenir. Le monde présent ne manque pas de perspective et la promesse de Dieu appelle à servir le monde ici et maintenant. L’intervention de Dieu se fait à travers nous, dans le concret et la complexité de la situation de notre vie sociale. L’espérance parénétique consolatrice et exhortante ne permet pas de défaitisme ni de refuge dans l’isolement. Golwitzer a écrit quelque part, dans un compte-rendu consacré à Moltmann, qu’à une époque où les hommes avancent vers la réalisation de ce qui autrefois leur paraissait comme une pure utopie — et dont les perspectives ne cessent de les effrayer —, il est absolument urgent et vital que les chrétiens sachent ce qu’ils attendent exactement de leur avenir.

L’espérance chrétienne n’est pas de nature individuelle. Il ne s’agit pas de sauver l’individu chrétien d’un monde méchant et inhabitable. Il faut reconnaître que l’individualisme chrétien a dominé l’Église pendant de longs siècles. Actuellement, Bultmann en offre une version nouvelle, car son existentialisme n’est rien d’autre qu’une version moderne du piétisme allemand. C’est la raison aussi pour laquelle Bultmann individualise l’eschatologie. D’après lui, la fin se trouve dans la mort de l’individu. Chacun vit en face de sa fin, en face de sa mort. Ce qui fait qu’à chaque moment, il existe la possibilité eschatologique pour s’engager dans la foi. Moltmann se débarrasse de cette interprétation individuelle subjective à l’excès. La fin sera une fin historique et concernera l’humanité tout entière. Il faut par conséquent désindividualiser la foi.

« Les Évangiles, écrit Moltmann, ne sont pas des biographies d’individus isolés, mais la proclamation d’une personne publique. Une désindividualisation de l’Évangile et de son espérance permettra l’entrée en contact avec l’humanité d’aujourd’hui et de tenir compte de ses aspirations sociales. »

À nos yeux, convertir la foi chrétienne en un mouvement politique (ce qui malheureusement n’a jamais cessé de tenter et de hanter des chrétiens) serait une erreur fatale. Non seulement pour l’Église, mais aussi pour l’humanité qu’elle voudrait secourir. Cependant, il est aussi vrai que l’expression individuelle, spiritualiste de la foi est inadéquate et inopportune dans un monde de plus en plus institutionnalisé et interdépendant. Si le Christ est le Seigneur de toute la vie, alors désindividualisons son Évangile.

L’Église, communauté de l’exode, a quelque chose de particulier à dire au monde. Elle doit propager l’espérance : c’est l’Église-mission qui cherche à fournir et à transformer de manière créatrice la vie sociale et politique à la lumière de la justice imminente de Dieu. Les commandements de Dieu sont compris comme le côté éthique de la promesse. De même que les promesses, les commandements ne sont pas intemporels, à leur tour ils ont une orientation future. L’éthique chrétienne est une pratique eschatologique, déterminée non pas par un ordre naturel fixe, mais par le Dieu de l’avenir, celui qui fait une promesse et qui annonce : « Voici je fais toutes choses nouvelles. »

Cette promesse de l’accomplissement futur conduit Moltmann à donner une interprétation dynamique à l’enseignement biblique. C’est pourquoi il critique toute idée d’épiphanie, de présence manifestée de Dieu, qui aurait accordé une révélation achevée. La vie du peuple de Dieu doit être comprise à l’aide de l’image de la marche, et non de son installation avec un Temple au milieu de son pays.

Ernst Bloch, philosophe néomarxiste, a certainement exercé une grande influence sur le théologien allemand. Moltmann accepte l’anthropologie de Bloch, en pensant qu’elle est en accord avec les données scripturaires. Sa terminologie est empruntée à Bloch, en voici quelques exemples : « incipit vita nova » (début d’une vie nouvelle), « renovatio », ou « restitutio in integrum » (restitution en entier), ou encore « possibilité réelle de l’histoire », « catégories du nouveau », « docta spes » (espérance apprise), « Dieu devant nous », même le titre de son ouvrage rappelle le Das Prinzip Hoffnung d’Ernest Bloch. Il ne nous appartient pas d’examiner si Moltmann a parfaitement bien compris et traduit le philosophe marxiste ou bien, comme l’ont affirmé certains, trahi et déformé sa pensée.

Un jésuite américain, Gérald Gollins, a consacré une étude intéressante à cette question2. Nous lui empruntons les éléments suivants : l’œuvre principale de Bloch avait été écrite avant la guerre, vers 1938. L’espérance est la clé de son système de pensée de métareligion. Cette œuvre est une vaste tentative pour se servir de l’héritage judéo-chrétien et en dégager la notion révolutionnaire de l’espérance. Elle permet de prendre au sérieux les catégories du futur. Les critiques adressées jadis par Marx et Engels à l’encontre du christianisme sont dépassées, et Bloch ne se présente pas comme un quelconque adversaire marxiste de la foi chrétienne. Du message judéo-chrétien, Bloch isole la notion centrale du salut et la situe dans l’« eritis sicut deus » (être comme Dieu) de Genèse 3. La forme future « eritis » devient, selon lui, le mot le plus subversif de tous les mythes religieux. L’humanité, affirme-t-il, est redevable à la Bible d’avoir conquis sa conscience eschatologique. L’espérance humaniste n’a été possible que grâce à la Bible. Malheureusement, le christianisme a eu tendance à perdre sa conscience eschatologique et à abandonner sa confession primitive de Yahvé comme Dieu de l’Exode, et de Jésus comme rebelle et martyr souffrant. C’est ainsi que Dieu est à présent adoré comme le transcendant, le Créateur immuable qui est au-dessus de nous. Jésus est considéré comme le Médiateur qui sauve. Ainsi s’est éteint le feu authentiquement messianique du christianisme. L’attente enthousiaste du Royaume a dégénéré en une espérance résignée, en un monde au-delà du tombeau. Or, l’espérance authentiquement chrétienne doit affirmer et confesser Dieu comme celui qui est non seulement au-dessus de nous, mais surtout devant nous. Il convient de localiser l’âge d’or dans le passé plutôt que dans l’avenir, dans le telos. En principe, l’homme est capable de découvrir et de créer un monde où il sera chez lui, où il trouvera son identité (Heimat der Identität) et une existence libre de l’aliénation (de soi) de la souffrance et de l’injustice.

La Genèse véritable ne se trouve pas au début, mais à la fin. L’attente, l’espérance, l’intention vers une possibilité encore non réalisée ne sont pas de simples caractéristiques de la conscience humaine. Comprises correctement et d’une manière concrète, ce sont des notions fondamentales, à l’intérieur de la réalité objective. La réalité est un processus, un mouvement vers le nouveau, passage vers une nouvelle réalité du côté objectif. Le novum qui a eu lieu n’est jamais totalement nouveau. Comme le monde, l’homme à son tour n’a pas encore trouvé sa vraie réalité ni sa vraie identité. Dans son espérance, il doit saisir des possibilités présentes s’il veut réaliser son rêve de justice, de liberté, etc. Bloch se place sur un terrain diamétralement opposé à Platon et à l’anamnèse platonique. Dans l’anamnèse, le futur est écarté; la découverte du nouveau se fait en rejoignant le passé et en se le rappelant. Or, le monde avec toutes ses possibilités réellement objectives, est un laboratorium possibilis salutis. Nous devons apprendre l’espérance, reconnaissant que son travail ne connaîtra point d’échec; l’espérance est amoureuse du succès et non pas de l’échec.

Si Bloch fournit le vocabulaire, voire une nouvelle appréciation de l’espérance qui constitue l’élément primordial de la pensée et de l’action chrétiennes, Moltmann reste aussi tributaire, comme il se doit, d’une philosophie allemande, celle qui se réclame de Hegel et de ses disciples, y compris Marx et Bloch. En cela, nous apercevons cette nouvelle ligne théologique qui s’oppose à l’autre courant de pensée se réclamant de Kierkegaard, de Heidegger et de Bultmann. Ainsi, après une éclipse de plusieurs décennies, voilà que Hegel réapparaît sur la scène théologique. En réalité, on a discerné dans la conception historique de Moltmann tous les éléments de l’hégélianisme. D’où son rejet de l’existentialisme qui sépare l’événement brut de sa signification. Car selon Moltmann, l’histoire, elle, est porteuse de la révélation et de l’eschatologie.

L’interprétation de Moltmann a suscité, outre l’enthousiasme et l’intérêt pour cette nouvelle voie de recherche et de réflexion, des réserves sérieuses qu’il nous faut mentionner avant de conclure. Voici deux questions que nous lui posons.

Il est, certes, réjouissant d’entendre un théologien moderne qui ne se réclame pas d’un fondamentalisme méprisé, défendre la résurrection de Jésus. Mais s’agit-il chez lui de la résurrection corporelle ainsi que l’affirme la confession de foi de l’Église et la comprend la théologie orthodoxe? Nous avons de sérieux doutes à ce sujet. Car Moltmann demeure assez obscur quant à la nature, sinon à la réalité, du surnaturel. En cela, l’influence de Kant et la limitation de la connaissance religieuse se font sentir chez lui. Si la connaissance ontologique de Dieu est abandonnée, ce que Barth a appelé l’autorévélation de Dieu, la Parole de Dieu ne risque-t-elle pas d’être réduite à une promesse provisoire, dépourvue de valeur universelle? L’histoire reste ouverte et dépendante des possibilités évolutives, le processus de la réalité n’est plus lié à ces structures créées divinement ni même à l’ordre de la création.

Bien que l’eschatologie ne soit pas réduite à une exigence subjective, elle demeure tout de même l’unique moteur de la théologie. La nature de la promesse de Dieu domine la compréhension de la révélation. Alors elle remplace la révélation scripturaire ou bien elle en amoindrit le rôle. C’est la révélation protologique plutôt qu’eschatologique qui définit et qui caractérise l’eschatologie. La théologie de la Parole est remplacée par celle de l’histoire. Il est certain que, pour la théologie réformée traditionnelle, la foi ne dépend pas exclusivement de l’eschatologie, mais de la révélation directe, du proton. Il en est ainsi, car révélation scripturaire et incarnation sont liées. Il nous semble donc que la révélation est assez mal définie chez Moltmann et que la question de l’inspiration et de l’autorité bibliques ne l’est pas du tout. Ceci est d’autant plus surprenant qu’à première vue Moltmann reste positif à l’égard des récits fondamentaux des Évangiles.

L’essentiel de la foi, de l’espérance et de la charité chrétienne s’exprime dans l’événement du Christ, c’est-à-dire dans l’incarnation, l’expiation, la résurrection, l’ascension, et la session auprès de Dieu du Seigneur exalté. Cet événement donne un sens et accomplit déjà toutes les promesses vétérotestamentaires. C’est lui qui nous permet d’espérer. Mais nous vivons dans le déjà accompli. En réduisant tout sujet au seul thème de la fin, Moltmann va trop loin dans sa tentative de corriger les erreurs et de combler les lacunes de la théologie existentielle contre laquelle il réagit avec tant de conviction. Or, c’est l’événement Christ dans sa totalité qui doit unifier tous les thèmes théologiques. En définitive, il n’existe pas d’eschatologie biblique sans un lien avec la protologie.

D’autre part, contre toute absolutisation d’un seul aspect de la révélation scripturaire au détriment d’autres aspects, nous devons rappeler que le seul motif permanent reste, dans la Bible, celui de la création, de la chute et de la rédemption. C’est sur un tel fondement biblique que l’engagement chrétien dans le monde présent peut être à la fois total et plein d’espérance.

Le vrai dilemme pour la théologie ne sera jamais le choix entre telle et telle pensée humaniste, mais entre l’humanisme et la révélation. Faute d’avoir discerné ce point capital, la théologie de l’anastase (résurrection) de Moltmann s’est transformée en théologie de l’épanastase (révolution).

La Théologie de l’espérance de Moltmann a donné le jour, depuis sa parution dans les années soixante, à d’étranges « théologies » de la libération, de la violence et de la révolution, que nous mentionnerons simplement sans trop nous y attarder.

Certes, on a plusieurs fois fait remarquer que notre monde moderne, par opposition à celui du passé, est résolument orienté vers l’avenir; avenir qui l’inquiète et le fascine à la fois. Ce n’est plus vers les anciens chargés d’expérience qu’on se tourne pour y entendre la sagesse, mais vers les jeunes, porteurs des secrets de demain! Ce qui témoigne du passé est plutôt suspect a priori. Or, pour un certain nombre de théologiens contemporains, le thème de l’avenir n’est pas simplement un thème entre autres de la pensée chrétienne, mais son thème central sinon unique. Moltmann a été le premier parmi eux à le souligner. Dans leur cas, on peut presque parler « d’adoration de l’avenir ». La présentation des thèses de la théologie de l’espérance a pu montrer comment elle est propre à séduire une génération radicalement insatisfaite et impatiente de voir secouer un monde qui lui apparaît aussi déshumanisant que bien organisé. À ceux qui doutent que la foi en l’Évangile ait encore quelque chose à dire aujourd’hui, la théologie de l’espérance veut rappeler, même si elle se trompe sur l’essentiel, qu’elle peut devenir le plus puissant principe de renouveau, et aussi, hélas!, de révolution.

Plus que tout autre, c’est sans doute le souci de l’efficacité qui motive les théologies de cette tendance. Elles sont non seulement tournées vers l’avenir, mais encore décidées à hâter sa réalisation. Le terme anglais « relevant » résume cette obstination des modernes — dont certains théologiens — à être efficaces, contemporains, actuels…

Il faut absolument produire un impact sur la réalité; autrement la foi ne mordrait plus sur elle. Car elle n’est pas enluminure de la vie, simple idéologie; un système d’idées planant au-dessus des hommes, n’intéressant pas leurs bras, n’ayant rien à voir avec leurs ventres affamés. On peut admettre que certaines préoccupations de cet ordre-là ne sont pas totalement étrangères à l’Évangile : « Ce ne sont pas ceux qui me disent Seigneur, qui entreront dans le Royaume », déclarait Jésus (Mt 7.21). Toutefois, faut-il en conclure que les agitations déraisonnables, intempestives ou simplement infantiles, toutes les déviations par rapport à la vérité évangélique, sont les seuls modes d’action en vue d’hériter le Royaume? Ces mystiques nouvelles confisquent l’Évangile au bénéfice de mouvements qui relèvent d’une tout autre inspiration.

Il n’est pas nécessaire de devenir un adepte des théologies politiques extrémistes pour empêcher que l’Évangile et la foi en lui ne s’évaporent dans des régions éthérées sans rapport avec l’existence quotidienne des hommes. Dans la droite ligne d’une pensée biblique et réformée, nous sommes convaincus que l’Évangile garde pour chaque fidèle une signification actuelle et trouvera son mode d’influence sur le monde contemporain. Mode parfois différent de celui du passé, car l’Évangile doit se traduire dans un cadre nouveau. Encore faut-il que son rôle transformateur soit correctement saisi et défini pour que le ferment rénovateur jaillisse directement de lui, et non d’une violence révolutionnaire anarchique qui défie le pouvoir transcendant du Dieu de la révélation et de la rédemption.

Ses accomplissements seraient trompeurs s’ils n’étaient qu’immanents, horizontaux et temporels. Nous avons suffisamment insisté sur le fait qu’une puissance effective de transformation jaillit d’un événement historique, qui a inauguré la seule radicalité de la vie dans la foi éclairée par l’espérance. Nous manquerions quelque chose de fondamental de l’objet proposé à notre foi si, pour rencontrer Dieu, nous nous contentions de regarder en arrière, de nous souvenir, de commémorer, ou si nous nous considérions purement et simplement déjà en possession de toute la vérité et de toute la vie!

Le Dieu de la promesse, celui qui vient et vers lequel on tourne le regard aujourd’hui, n’aurait aucun sens pour nous; nous risquerions de le confondre avec nos désirs ou nos projets s’il ne s’identifiait pas à celui qui était, qui s’est fait connaître à nous dans sa Parole, proclamée en son Fils incarné et livré pour nos péchés; s’il n’était pas présent par son Esprit, pour hâter et mûrir cet avenir dans lequel nous sommes effectivement appelés à le rencontrer. Ce Dieu, il est vrai, doit toujours être écouté à travers les « signes des temps », et plus clairement encore dans sa révélation écrite. Le déchiffrage de ces signes se fait à la lumière de ce qui a été révélé dans la « plénitude des temps », à travers la figure et l’œuvre de celui qui est déjà dans toute sa perfection : Jésus-Christ, « l’homme nouveau ».

C’est dans la mesure où la préoccupation transformante de la foi se fonde sans cesse sur la révélation déjà accomplie du Royaume de Dieu en marche et que nos entreprises généreuses sont inspirées et mesurées par cette révélation, que nous sommes capables de ne pas nous laisser emporter par l’impersonnel mouvement de l’histoire pour introduire une nouveauté qui serait étrangère à celle entreprise par Dieu. Jésus-Christ ouvre la voie et tourne la foi vers l’avenir, au lieu de nous conduire vers deux attitudes fausses et dangereuses, opposées seulement en apparence : une contestation négatrice et une utopie millénariste.

Heinrich Fries, dans La foi contestée (Castermann) nous met en garde contre la confusion de l’idéologie et de la foi : Écoutons-le.

Notes

1. Expository Times, janvier 1971.

2. Scottish Journal of Theology, juin 1968.