Cet article a pour sujet Jean Calvin, un survol de sa vie, les fondements bibliques de sa pensée, son influence sur la culture occidentale, et sa pensée sur la politique, l'économie et l'action sociale.

Source: La Réformation. 18 pages.

Jean Calvin - L'homme et sa pensée

  1. Survol historique
  2. Les fondements bibliques de sa pensée
  3. L’influence de Calvin sur la culture occidentale
  4. La pensée politique de Calvin
  5. La pensée économique de Calvin
  6. L’action sociale

Nous sommes heureux de vous présenter le texte suivant, reproduisant nos messages radiodiffusés consacrés au grand réformateur du 16siècle, Jean Calvin.

Pourquoi un tel sujet? Quel profit y a-t-il à tourner et à retourner la poussière de quatre siècles d’histoire?

Je crois qu’il y en a beaucoup. Tout d’abord, selon l’exhortation biblique, nous devons nous souvenir de nos conducteurs spirituels et de nos pères dans la foi et, sans les idéaliser, suivre leur exemple et marcher sur les traces qu’ils ont laissées sur le chemin de l’obéissance de la foi.

Rappelons-nous aussi que l’avenir appartient à ceux qui savent utiliser les clés du passé.

Un troisième avantage est le suivant : à un moment où sous de faux arguments existentiels ou existentialistes, on fait de nous une génération spontanée et spirituellement orpheline, des maillons individuels n’appartenant à aucune chaîne, il est urgent de retrouver les liens qui nous unissent à nos pères dans la foi, de rétablir la continuité spirituelle et, montés sur leurs épaules — si je puis m’exprimer de la sorte — d’avancer toujours plus profondément sur le terrain à conquérir.

Enfin, et ceci n’est pas la moindre des raisons, j’y voie aussi l’avantage de rétablir la vérité historique à leur sujet.

1. Survol historique🔗

Selon un spécialiste de la Réforme, au cours des quatre siècles d’histoire, les réformateurs ont été en butte à des critiques aussi variées que sévères. Cependant, aucun n’a été plus âprement discuté que Jean Calvin. Alors que par sa spontanéité et par l’exubérance de sa nature, Luther a souvent réussi à éveiller la sympathie même chez ses adversaires, alors que Zwingli s’est imposé comme un patriote lucide et un militant courageux à ceux mêmes qui contestaient sa théologie, le réformateur français a été non seulement calomnié par ses ennemis, mais encore incompris par ses arrière-petits-enfants. Le réformateur de Genève n’a pas trouvé auprès de beaucoup de protestants un meilleur accueil que chez ses adversaires catholiques romains ou chez les agnostiques. Aux yeux des uns et des autres, Calvin est une sorte de monstre dont la seule évocation suffit à provoquer un mouvement de recul.

Fut-il réellement cela, ce personnage dont la pensée a marqué des millions d’hommes depuis quatre siècles? Fut-il réellement inhumain comme tentent de le faire croire toutes les injustes accusations portées contre lui? Certainement pas, mais pour le démontrer nous ne tenterons pas de les réfuter une à une successivement. L’ampleur de son œuvre, sa pensée géniale, l’immense service rendu à l’Église de Jésus-Christ par son enseignement, sa contribution exceptionnelle au rétablissement de la vérité évangélique devraient être des preuves suffisantes pour nous aider à rétablir la vérité à son égard. Des adjectifs tels que intelligent, persévérant, consacré, humble, peuvent lui être justement appliqués, car le motif suprême de toute sa carrière fut le « soli Deo gloria », c’est-à-dire « À Dieu seul la gloire » qu’il sut illustrer en chacune des circonstances de sa vie de témoin exceptionnel de l’Évangile du Dieu Sauveur. Ce motif demeure aux yeux de tout réformé le seul qui lui permet, encore aujourd’hui, d’entreprendre la réforme de l’Église et la construction d’une société et d’une civilisation modernes.

Jean Calvin est né à Noyon, en Picardie, en 1509, et il mourut à Genève le 27 mai 1564. Sa carrière fut véritablement prodigieuse. Nous citons ses propres paroles, extraites de la préface de son commentaire du livre des Psaumes; il y dit la manière dont il découvre la foi et adhère à la Réforme évangélique, en abandonnant les ténèbres et l’obscurantisme qui marquaient une Église décadente :

« Depuis mon enfance, mon père me destinait à la théologie, mais après avoir considéré que la science des lois (le droit) enrichit ceux qui la suivent, il changea d’avis. Ainsi cela fut la cause qu’on me retira de l’étude de la philosophie et que je fus mis à apprendre les lois, auxquels combien que je m’efforçasse de m’employer fidèlement pour obéir à mon père, Dieu toutefois par sa providence secrète me fit finalement tourner bride d’un autre côté. Et premièrement, comme ainsi soit que je fusse si obstinément adonné aux superstitions de la papauté, qu’il était bien mal aisé qu’on me put tirer de ce bourbier si profond, par une conversion subite il dompta et rangea à docilité mon cœur, qui, eu égard à l’âge, était trop endurci. Ayant donc reçu tout pour la connaissance de la vraie piété, je fus enflammé d’un grand désir de profiter. »

Calvin nous a donné un très bref schéma de son pèlerinage spirituel dans cette préface au commentaire sur les Psaumes. Ce n’est pas un hasard s’il a choisi le livre des Psaumes pour nous offrir les grandes lignes de son autobiographie spirituelle, car le Psautier a été, à côté de l’épître aux Romains, le livre le plus important de la Bible à en juger par le nombre de citations. La constellation de ces deux livres bibliques est le fondement de la foi chrétienne. Quelque part, le réformateur parle de sa propre vie comme une sorte « d’imitatio Davidis ». Par conséquent, la préface est une pièce maîtresse pour comprendre Jean Calvin et la nature de sa foi.

Calvin fut un systématicien plus grand que Luther. Ce fait, quoiqu’il permette d’atteindre une notion rudimentaire par une étude superficielle de l’ensemble de son enseignement, nous empêche de saisir avec chaleur l’homme dans sa spiritualité profonde. Il faudrait par conséquent autre chose que l’Institution — chef-d’œuvre parmi les chefs-d’œuvre théologiques — pour comprendre sa piété authentique, car contrairement à Luther, Calvin fut un homme très discret sur lui-même. Si nous connaissons les grandes lignes de sa vie et de son caractère grâce à ses lettres, traités et autres écrits, nous ne possédons de lui rien de semblable au puits de renseignements sur la vie, les pensées, les sentiments et les expériences qu’ont été les propos de table de Luther.

Notre propos n’est pas de faire un récit anecdotique sur la vie de l’un des géants de l’histoire chrétienne. Nous soulignerons néanmoins quelques traits de cette histoire prodigieuse. Fuyant Paris à l’âge de 27 ans à la suite de l’affaire dite des « placards » et errant d’une ville à l’autre, Calvin arrivera un soir de l’été 1536 à Genève. Sa réputation l’y avait précédé. Il était déjà connu comme l’auteur d’un petit ouvrage qui deviendra plus tard la célèbre Institution de la religion chrétienne, véritable chef-d’œuvre de la littérature théologique. Pour commencer, le jeune Calvin n’avait écrit que les six chapitres d’un petit manuel de doctrine et de piété chrétienne. Remanié plus de huit fois durant les vingt-cinq années de son activité à Genève, il sera sans cesse amélioré par Calvin, au cours d’éditions successives pour aboutir à 80 livres ou grands chapitres. Cette somme théologique est également reconnue pour avoir fixé la langue française moderne.

Guillaume Farel, son compatriote, ayant déjà entrepris la Réforme dans la ville de Genève, l’y retiendra avec force menaces et objurgations. Calvin acceptera de rester à Genève pour aider Farel dans son œuvre réformatrice. Il demeurera à Genève durant plus de 25 ans, à l’exception de deux années et demie de bannissement. Ouvrier infatigable, il exercera un ministère fidèle à la Parole; il sera tout dévouement à la réformation de l’Église. Auteur prolifique, il rédigera commentaire sur commentaire sur presque tous les livres de la Bible. Prédicateur fécond à la cathédrale de Saint-Pierre il y prêchera presque chaque jour. Il maintiendra également une vaste correspondance avec ses amis en France et dans les autres pays d’Europe. Il disciplinera les mœurs dissolues de la ville de Genève, fondera la première académie protestante et sera le conseiller sage et écouté des affaires politiques.

L’homme, aussi bien par son caractère que ses activités, nous étonne, surtout lorsque l’on pense à sa santé précaire, séquelle de son séjour dans le tristement célèbre collège de Montaigu. Mort dans la pauvreté, enseveli dans un endroit anonyme, sans qu’aucun signe extérieur n’indique sa tombe, Calvin aura été de son vivant un époux affectueux, sachant se faire des amis, maniant l’humour, gai lorsque les soucis de l’Église et de la cité lui en donnaient le loisir. Ce témoin exceptionnel de la foi passe pourtant, on ne sait pas pourquoi, pour l’un des personnages les plus tristes de l’histoire! Il a été traité de « dictateur de Genève ». Allons donc! Calvin dictateur?

Rien n’est plus étranger à la vérité. Lorsqu’il arriva à Genève, Calvin n’était qu’un jeune érudit dans son domaine, peu enclin aux honneurs et n’ayant aucun goût pour le pouvoir. Il avait décidé de consacrer des années, calmes et sans souci, à l’étude de la théologie biblique. Ce fut Farel, l’impétueux Gapençais, qui le retint et le força à rester à Genève. Écoutons ce dernier :

« Je te parle au nom du Dieu tout-puissant. Tu prétends faire des études; mais si tu refuses de te donner toi-même avec nous à l’œuvre du Seigneur, Dieu te maudira et maudira tes études. Car tu chercherais toi-même plutôt que le Christ. »

Plus tard, exilé à Strasbourg après sa première tentative pour réformer Genève, il fut heureux de reprendre ses études et un simple travail pastoral. Et quand on l’invita à retourner à Genève, il fut très réticent. Cette seule idée le remplissait d’horreur. Voici quelques extraits de sa lettre au roi François 1er, qui figure dans sa préface à l’Institution chrétienne.

« Au commencement que je m’appliquai à écrire ce présent livre, je ne pensais à rien moins, Sire, que d’écrire des choses qui fussent présentées à votre majesté. Seulement mon propos était d’enseigner quelques rudiments parmi lesquels ceux qui seraient touchés d’un amour pour Dieu fussent instruits pour la vraie piété. Je voulais particulièrement par ce labeur servir à nos Français dans lesquels je vois plusieurs avoir faim et soif de Jésus-Christ et bien peu qui en eussent reçu la bonne connaissance. Nos adversaires contredisent, reprochent que faussement nous prétendons la Parole de Dieu de laquelle nous sommes, disent-ils, des pervers corrupteurs. Mais vous-même, Sire, selon votre prudence pourrez juger en lisant notre confession, combien ce reproche est plein non seulement de malicieuse calomnie, mais d’impudence trop effrontée. Or si notre doctrine est examinée à cette règle de foi, nous avons la victoire en main. Car quelle chose convient mieux à la foi que de nous reconnaître nus de toute vertu pour être vêtus de Dieu, vides de tout bien, pour être remplis de lui, serfs du péché pour être délivrés de lui, aveugles pour être illuminés, boiteux pour être redressés, débiles pour être soutenus, de nous ôter toute matière de gloire, afin que lui seul soit glorifié. Vous ne devez vous émouvoir de ces faux rapports par lesquels nos adversaires s’efforcent de nous jeter en quelques crainte et terreur. Nous sommes injustement accusés… Par notre patience nous posséderons nos âmes et attendons la main forte du Seigneur qui sans doute se montrera en sa saison. »

Calvin est mort le 27 mai 1564. L’un de ses amis les plus proches et son successeur, Théodore de Bèze, raconte les adieux du grand pasteur à ses collègues. Nous conclurons cette première partie par les quelques extraits que voici : 

« Le vendredi 28 avril, tous les frères ministres de la ville ayant été avertis à la requête de Calvin, s’assemblèrent dans sa chambre. “Mes frères, comme j’ai à vous dire quelque chose qui concerne l’état de cette Église et de plusieurs autres qui quasi en dépendent, il sera bon de commencer par la prière afin que Dieu fasse la grâce de dire le tout sans ambition, mais toujours en regardant à sa gloire… Quand je vins en cette Église, il n’y avait quasi comme rien. On prêchait et puis c’était tout. Il n’y avait aucune réformation. Tout était en tumulte. J’ai vécu ici des combats. J’ai été salué par des moqueries et le soir, devant ma porte, par cinquante ou soixante arquebuses… Que pensez-vous que cela pouvait étonner un pauvre timide comme moi je suis… On a mis les chiens à ma trousse en criant : hère, hère; et les chiens m’ont pris par la robe et par les jambes… J’ai eu beaucoup d’infirmités, lesquelles il a fallu que vous supportiez. Pourtant je puis dire que mes erreurs m’ont toujours déplu et que la racine de la crainte de Dieu a été dans mon cœur.” Finalement, il donna la main à tous l’un après l’autre, ce qui fut fait avec une telle angoisse et amertume de cœur que je ne saurai même pas m’en souvenir sans une tristesse. Depuis le soir du 19 mai, il ne bougea plus, tellement atténué qu’il n’avait que le seul esprit. L’haleine le pressait, tellement que ses prières continuelles étaient plutôt des soupirs que paroles intelligibles, mais accompagnées d’un tel œil que le seul regard témoignait de quelle foi et espérance il était muni. Le soir du 27 environ huit heures, soudain, les signes de la mort apparurent. Voilà comme en un même instant ce jour-là le soleil se coucha et la plus grande lumière qui fut au monde pour dresser l’Église de Dieu, fut retirée au ciel. »

2. Les fondements bibliques de sa pensée🔗

Après avoir brièvement évoqué la vie et quelques aspects de l’œuvre du réformateur, abordons dans cette deuxième partie l’examen des fondements bibliques de la pensée, de la théologie et de la philosophie de Calvin.

Peut-on, doit-on le tenir pour un innovateur? Se trouverait-il parmi ceux ayant introduit dans la pensée et dans la pratique chrétienne de nouvelles hérésies?

Pour répondre à une telle question, il suffit de lire ses écrits. On s’apercevra aisément, même après un bref examen, qu’une telle accusation est absurde, et que l’Écriture seule est la référence et la norme absolues pour sa pensée et pour son enseignement. Un tel examen nous démontrera aussi le lien étroit, voire la parenté totale, entre sa pensée et celle des grands docteurs de l’Église ancienne.

Nous pouvons dire sans hésiter que Calvin n’a pas innové. Il s’était toujours tenu trop étroitement associé à la théologie de l’Église pour se permettre des digressions ou pour y introduire des idées novatrices. Il souscrivait tout à fait à la continuité de la foi et ne se serait jamais permis des fantaisies sans substance. Il ne fut pas un innovateur, mais plus simplement, et heureusement, un réformateur. Il reprit à son compte toutes les grandes affirmations chrétiennes du passé; il les passa au crible de l’Écriture, il les épura de leurs éléments parasites, leur donna des assises bibliques solides et, avec la logique rigoureuse qui le caractérisait, il offrit à l’Église une théologie biblique qui aura été, depuis plus de quatre siècles, à la base de tous les efforts de réforme ecclésiastique et de renouveau spirituel. Il fit œuvre de grand bâtisseur en utilisant magistralement des matériaux que certains de ses devanciers avaient réunis; il entreprit de bâtir un édifice théologique que plus quatre siècles n’ont pu ébranler, et qu’assurément les siècles à venir (à moins du retour du Maître de l’Église) n’ébranleront pas non plus. En effet, il pourvut l’Église d’une théologie complète, mûre et précise, basée sur la Bible, une théologie pleine de grandeur et de majesté. C’est à juste titre qu’il a été appelé le prince des interprètes bibliques. Tout ce qui a été écrit depuis le 16siècle n’est en réalité qu’une reprise, totale ou partielle, de ses écrits, une reprise de ses thèses, sous diverses formes, ou encore, négativement, la réfutation des affirmations bibliques mises à jour par lui.

C’est dire l’envergure de sa pensée et la profondeur de ses vues. Un point particulier devrait retenir ici notre attention. Calvin a exposé les vérités bibliques non pas pour répondre à des questions immédiates, mais dans l’unique souci de rester fidèle à l’Écriture. À ses yeux, ce qui d’ailleurs devrait être le cas pour tout chrétien, la vérité biblique est de nature éternelle, tandis que nous posons trop souvent nos questions en termes d’actualité quotidienne, de manière quasiment journalistique…

Calvin ne prétend pas trouver ni n’essaie d’élaborer une philosophie parfaite; il est simplement pris par la grandeur, la majesté et la véracité de la Parole. Chez lui, ce qui prime est tout d’abord l’absolue gloire de Dieu, et il servit cette gloire avec simplicité et constance, en recherchant non pas ce qui est intellectuel et abstrait, mais le sens « religieux » de la réalité. Avec son œuvre et tous ses écrits, la Réforme de l’Église atteignit son apogée, car il sut évacuer de manière magistrale les traditions stériles et l’affranchir des erreurs humaines.

Ainsi que nous le disions plus haut, toutes les grandes affirmations théologiques, celles de saint Augustin en particulier, mais également celles d’autres hommes moins connus que l’évêque d’Hippone, ont été associées à sa pensée théologique. Mais par delà les Pères de l’Église, il n’a cessé de regarder, de consulter et de respecter l’Écriture, acceptée comme Parole divine, règle infaillible de la foi et de la vie chrétiennes, autorité suprême pour le fidèle à titre individuel et pour l’Église communautairement. C’est à elle que nos consciences sont liées, et non à des instances humaines, fussent-elles ecclésiastiques. Nous lui devons une soumission inconditionnelle et respectueuse, parce que, Parole vivante de Dieu, elle nous communique un message personnel de sa part; elle n’est certainement pas « le pape en papier » que l’ironie de certains se plaît à décrire…

Le contenu de l’Écriture se résume à ce point capital : la connaissance de Dieu et la connaissance de nous-mêmes. Calvin attachait une très grande importance au problème de la connaissance. La question essentielle à ses yeux est la suivante : Comment l’homme, et de surcroît l’homme pécheur, peut-il connaître Dieu, et, par là, se connaître lui-même?

Or, la réponse qu’il donna à cette question demeure valable pour notre époque comme pour la sienne. Grâce à elle, nous pouvons proclamer l’Évangile. Selon Calvin, l’homme peut connaître Dieu, et en le connaissant il peut se connaître. La sagesse véritable consiste précisément à connaître Dieu et à se connaître à la lumière de la connaissance qu’on a de lui. Car nul ne peut s’examiner sans se tourner auparavant vers Dieu, c’est en lui qu’il a effectivement « la vie, le mouvement et l’être », ainsi que le déclarait déjà saint Paul sur l’aréopage d’Athènes. L’homme a été créé à l’image de Dieu et cette image, en dépit des effets dévastateurs de la chute, demeure indestructible. Des vestiges en demeurent dans l’être humain malgré les traces profondes laissées par le péché. C’est pourquoi, selon Calvin, tout homme a une connaissance innée de Dieu, une connaissance inscrite sur son « cœur » et qui devra se raviver par la révélation générale que Dieu accorde à tout homme.

Cependant, la chute et le péché ont tellement affecté l’homme que la connaissance originelle n’est pas suffisante. La faute ne se trouve pas du côté de Dieu, dont la révélation entoure l’homme de toutes parts, mais en l’homme pécheur, rebelle et apostat. Il est un transgresseur obstiné. Pour Calvin, il n’existe pas de limitation métaphysique ou de contingences existentielles pour expliquer le mal de l’homme; le mal est de l’ordre de l’éthique; il est pure désobéissance au commandement divin.

L’homme pécheur ne pense plus selon Dieu et ne cherche pas à respecter l’ordre établi par lui malgré le fait que Dieu n’est pas resté sans témoin. Toutefois, l’homme pécheur ne peut interpréter correctement le message de la révélation de Dieu dans la nature. Il ne parvient même pas à suivre l’inspiration de sa propre conscience. D’où la nécessité d’une nouvelle révélation, d’une révélation spéciale. Celle-ci transmet le message personnel de Dieu et se trouve sur les pages de la Bible chrétienne, Ancien et Nouveau Testaments. Tous les auteurs bibliques, sans exception, ont été inspirés par l’Esprit Saint. Bien qu’ayant conservé leur personnalité, ces auteurs écrivirent leurs textes sans erreur, sous la direction de l’Esprit. La Bible est par conséquent l’unique Parole inspirée de Dieu, essentiellement différente de toute autre littérature religieuse ou profane.

Mais la révélation spéciale que Dieu accorde aux hommes ne s’arrête pas à ce point. Car comment l’homme pécheur, à l’intelligence obscurcie, pourrait-il comprendre et s’approprier la vérité divine et bénéficier du message rédempteur? C’est sur ce point-là que Calvin a exposé de manière originale, voire magistrale, la contribution unique en son genre, qu’il a apportée à la théologie chrétienne. Je veux parler du témoignage intérieur du Saint-Esprit.

C’est le Saint-Esprit qui permet au croyant de comprendre et de s’approprier le salut offert par la seule grâce, au moyen de la foi en Jésus-Christ. Ainsi, la révélation objective que Dieu accorde est associée indissolublement à la compréhension subjective de celui qui lit l’Écriture sainte, et ce, grâce à l’action interne du Saint-Esprit. Il n’est pas étonnant que Calvin ait été considéré comme le théologien par excellence du Saint-Esprit et, avec lui, nous sommes à mille lieues des élucubrations modernes au sujet de la personne et de l’action du Saint-Esprit. Contrairement à tous les illuminismes, anciens ou modernes, prétendant être l’authentique expression de l’Esprit selon la doctrine biblique et chrétienne, l’Esprit de Dieu agit et opère au moyen de la Parole de Dieu. Objectivité et subjectivité restaurent l’homme afin qu’il puisse connaître Dieu et accepter son salut.

Ceci renforce encore davantage l’autorité de l’Écriture, qui est souveraine dans tous les domaines de la vie. Elle nous fait connaître Dieu, nous révèle comment nous pouvons nous mettre au bénéfice de sa glorieuse rédemption et comment nous pouvons accomplir la mission que le nouveau Maître de nos existences nous confie. L’Écriture demeure l’autorité suprême en matière de pensée et d’action ecclésiastique, mais cette autorité déborde le cadre de la vie et de l’activité ecclésiastiques pour envelopper notre vie intellectuelle, nos activités scientifiques, nos projets culturels et nos entreprises politiques. Certes, ni pour le réformateur ni pour ses disciples modernes, la Bible n’est pas une sorte de manuel qu’il conviendrait de consulter chaque fois qu’on s’engage dans ces disciplines. Mais ce n’est qu’en elle que nous trouverons des principes sûrs pouvant guider notre réflexion et présider à toutes nos activités. Ainsi comprise, la foi réformée se fonde sur cette unique autorité. Ici ressort encore l’importance décisive de la doctrine de Dieu pour notre vie.

À la suite de toute l’Écriture, Calvin placera Dieu au centre de la vie et de toutes les expériences de l’homme. Ce sont ses desseins et non pas les interrogations de la créature qui seront décisifs. Le but suprême de l’existence est de connaître Dieu et de le servir. Dans la Bible — et sur ce point, Calvin est d’une remarquable fidélité —, tout devra être compris par rapport à la grandeur de Dieu et à sa seigneurie. Le réformateur ne laisse aucune place à l’humanisme qui caractérise depuis quatre siècles la culture et la civilisation occidentales. Dieu est souverain et il n’est conditionné par personne.

L’histoire de l’humanité, de même que les actions individuelles, contribuent à leur manière à réaliser les desseins de Dieu. Rien ici-bas ne saurait anéantir ses divins projets. La chute originelle amena l’homme à ne plus penser en fonction de la gloire et de la majesté divine et il cessa de se soumettre à son Créateur. La chute le poussa vers une corruption morale totale, de telle sorte que l’homme est incapable de faire le bien par ses propres efforts, et si épisodiquement il y parvient, Calvin attribue une telle « réussite » à l’action de Dieu et à l’irrésistible efficacité de sa grâce. Car l’homme est totalement assujetti au mal. Il ne mérite ni pardon ni salut. Car Adam, par la chute, ne perdit pas simplement « l’étage supérieur » de sa construction, mais l’édifice tout entier : il s’était ruiné totalement, et ses héritiers sont incapables de réparer sa faute. C’est pourquoi il a besoin d’un Rédempteur. Et celui-ci viendra de la part de Dieu, ce sera son propre Fils qui réalisera cette réparation de manière parfaite. Il est l’unique Médiateur entre Dieu et l’homme, à l’exclusion de toute autre créature, ange ou homme.

Le Christ Rédempteur est mort pour les élus. Ici entre en scène l’une des affirmations bibliques les plus remarquables. Il s’agit de l’élection libre et souveraine de Dieu. Certes, elle est souvent incomprise, voire honnie même par un certain nombre de chrétiens. Il faut nous rappeler que cette doctrine avait déjà été enseignée non seulement par le grand Augustin, mais encore par les réformateurs du 16siècle. Cependant, Calvin fut celui qui en tira toutes les conclusions théologiques. Non pas pour répondre à des questions et à des interrogations de nature psychologique, source de nombreux malentendus à ce sujet, mais afin de rendre exclusivement justice à la Bible. Parce que Dieu a élu les siens, il leur offre aussi le salut. Par un acte souverain, libre et effectif, Dieu nous appelle à lui et nous attache à sa personne. Il ne se contente pas d’offrir le salut. Il l’applique. Il nous sauve véritablement comme il l’a décidé. L’efficacité de notre salut dépend entièrement de lui et non de nos sentiments et de nos impressions, même pas de notre foi… S’il n’en était pas ainsi, Dieu ne serait qu’un être limité, sans pouvoir sur nos volontés rebelles et ne connaîtrait qu’échec et humiliations… Mais il nous sauve du fait même qu’il nous appelle efficacement. C’est pourquoi nous avons la certitude absolue de notre salut.

Nous ne pouvons pas discuter ici de tous les détails de cette affirmation biblique fondamentale. Qu’il nous suffise de préciser qu’elle n’est ni fataliste ni arbitraire. Il y a des chrétiens qui continuent à jeter l’anathème sur ceux qui y restent fermement attachés et qui déclarent la certitude de leur salut. Rappelons-nous encore qu’avant Calvin, saint Paul l’affirmait déjà avec force, car elle n’est ni une hypothèse ni une spéculation. Elle est ancrée au fond de nos cœurs dans la mesure où nous demeurons attachés à Jésus-Christ et nous nous soumettons à son Évangile. Calvin avait rompu avec des traditions stériles et des erreurs mortelles pour la foi afin de mettre en plein jour la vérité évangélique et d’accorder l’honneur et la gloire a Dieu seul. Par son exemple et son enseignement, il nous invite à suivre cette voie.

3. L’influence de Calvin sur la culture occidentale🔗

La pensée de Jean Calvin a exercé une influence décisive non seulement dans l’Église chrétienne, mais encore sur toute la pensée moderne, et cela parce qu’elle est rigoureusement fidèle à la révélation. Les grandes affirmations bibliques telles que la transcendance divine, l’autorité suprême des Écritures, la nature de l’homme, la mort expiatoire et rédemptrice du Christ ou la nature et la mission de l’Église ne sont pas simplement des sujets théologiques, mais ils sont essentiels pour l’interprétation correcte de toutes les activités humaines. D’une manière analogique, ces questions rendent le chrétien capable de penser selon Dieu, de chercher et de trouver exclusivement en lui le sens que le Créateur a donné à l’univers et la signification unique de l’existence de l’homme sur terre. Cette pensée riche et solide, enracinée dans la Bible et inspirée et réformée sans cesse par elle, put étendre son influence au-delà des marges étroites de l’Église sur la culture occidentale tout entière.

Le calvinisme, ainsi que toute doctrine authentiquement chrétienne, n’est pas une théorie spéculative ou une doctrine désincarnée, mais l’aune qui mesure les pensées les plus intimes de l’homme et contrôle aussi bien le cœur que la volonté, l’intellect que les émotions. C’est pourquoi il a pu modifier, façonner et conduire l’histoire humaine du point de vue strictement biblique et chrétien. Bien que Calvin n’ait pas élaboré une doctrine politique comme telle, il a cependant trouvé un modèle de théorie et d’action pouvant s’appliquer directement sur toutes les aires de l’activité humaine. Son rôle dans les domaines social et économique, et celui de l’éducation notamment, a été d’une importance décisive. Aucun intérêt humain ou public n’a échappé à son attention. Selon lui, tout devait être placé sous les projecteurs de la lumière biblique, car l’homme, créature de Dieu, est appelé à vivre « coram Deo », face à Dieu, sous son regard. La vie privée et publique, ainsi que tous les objectifs humains et toutes les activités visent un seul but parce que l’homme est pourvu d’une signification et d’une valeur divines. L’homme, être rationnel et intelligent, vit dans un monde qui a été créé et organisé avec intelligence par Dieu. Nous ne trouverons dans la pensée profondément biblique du grand réformateur aucune trace de fatalisme.

Aucune activité culturelle et scientifique dans le monde moderne ne devrait être exercée dans l’ignorance de cette pensée géniale, et encore moins en se privant de sa source, qui est la révélation biblique. Prenons par exemple les doctrines de la création et de la providence. Toutes deux nous offrent l’assurance que nous avons reçu de la part de Dieu un ordre et une mission. Le savant qui effectue sa recherche devra nécessairement présumer qu’il existe dans le monde un ordre sans lequel il ne peut pas exercer son activité scientifique. La conception calvinienne de la réalité met le savant moderne à l’abri des thèses infantiles « du hasard et de la nécessité ». Jadis comme aujourd’hui, le calvinisme a permis l’éclosion d’une science digne de ce nom, c’est-à-dire à la seule gloire de Dieu et mise au service de l’homme, et non centrée sur sa propre gloriole impersonnelle et inhumaine, sans référence à Dieu et contribuant à l’aliénation de l’homme et à la destruction de la création.

Or, le calvinisme confère à la science une importance nouvelle. Le non-chrétien vit d’après ses besoins immédiats. Il ne connaît d’autre motif que celui des détails de la réalité et non celui de la totalité de l’ordre créé. Ne possédant pas une vue cohérente de celui-ci, il n’est pas en mesure de s’attaquer à l’ensemble des problèmes. Le chrétien réformé, quant à lui, agissant pour la seule gloire de Dieu, entreprend toute activité dans le seul dessein de l’honorer en toutes choses. Calvin n’a pas parlé uniquement de la souveraineté divine et de son absolue autorité. Simultanément, il a souligné la vocation de l’homme, et en tout premier lieu il a expliqué le sens et l’importance de la doctrine de la justification par la foi seule. Le fondement de son élection, le progrès dans la sanctification, l’espérance future et la connaissance des fins dernières entraient également dans ses préoccupations chrétiennes et théologiques. Aussi étrange que cela puisse paraître, ce sont ces doctrines-là qui permettent de se faire une idée précise de la nature et de la fonction de l’État.

Parce que l’Écriture nous révèle les secrets de la création, qu’elle explique le comment de la chute et annonce la rédemption, le chrétien ne se laissera pas emporter par des idéologies du jour, et notamment par un évolutionnisme optimiste et naïf. L’État devra assumer toutes les fonctions inhérentes à la vie publique, mais, selon Calvin, le meilleur gouvernement n’est pas nécessairement celui qui s’appuie sur le vote de la majorité…

Bien entendu, un gouvernement s’appuyant sur une minorité n’en constitue pas nécessairement l’alternative. Calvin est persuadé qu’il existe un autre mode de gouvernement, fondé sur d’autres bases. Ces bases doivent être authentiquement bibliques. Il faut noter par exemple que la Bible balaie toute illusion quant à la possibilité d’un millénium politique instauré par les efforts humains, soit par sa prétendue évolution vers le bien, soit par des révolutions violentes. Dans toute pensée politique, il convient de conserver à l’esprit que l’homme est pécheur. Seule l’Écriture peut servir de source d’inspiration. On ne peut pas attendre de l’homme totalement corrompu qu’il découvre et instaure un gouvernement civil idéal ou parfait.

Néanmoins, en dépit de la corruption totale, Calvin n’oublie pas que l’homme reste encore porteur de l’image de Dieu. Il est le sujet à qui une mission a été confiée. Il n’est pas un animal dépourvu d’intelligence ou en processus d’évolution, l’amenant progressivement à la perfection. L’homme n’est surtout pas le jouet des circonstances lié par un déterminisme aveugle entravant sa liberté et lui ôtant toute responsabilité morale. Calvin, à la suite de l’Écriture sainte, rétablit toute la vérité au sujet de l’homme. Il nous aide à évaluer notre responsabilité morale et à jeter sur l’homme un regard tout neuf. Car respecter l’homme ne signifie pas le disculper de la responsabilité morale qu’il a envers Dieu, envers lui-même et envers autrui.

Un autre exemple d’enseignement biblique que Calvin sut appliquer pratiquement est celui de la doctrine du retour du Christ. Ici encore, il faudrait en discerner toute la portée pratique sur l’ensemble de la pensée et des œuvres de notre culture moderne. L’attente du retour du Seigneur cette espérance glorieuse, constate que le projet initial de Dieu s’affirme et se réalise. Dieu sera le triomphateur final.

Cette conviction n’infirme nullement l’action humaine. L’espérance dans le retour glorieux du Christ ne devra pas être assimilée à une fuite hors du monde présent, à l’abandon des réalités terrestres, à une attente oisive et chimérique d’un avenir plus ou moins clair. Au contraire, notre espérance constitue la motivation même de notre action présente et la coordonne avec celle de Dieu.

C’est ainsi, et pour bien d’autres motifs encore, qu’on peut dire sans se tromper que la pensée profonde du réformateur genevois n’est pas une simple et étroite théologie. Elle englobe l’ensemble de la vie. Son secret se trouve dans la conviction de la transcendance divine; tous les autres aspects de la doctrine biblique ne prennent leur origine que dans celle-ci. La théologie calvinienne ne s’occupe pas seulement du salut des âmes, mais appelle l’homme à une existence nouvelle. Pour Calvin, ainsi que pour tout chrétien réformé, le salut opéré par Dieu affecte toutes les relations sociales et publiques du fidèle racheté.

En un certain sens, l’influence exercée par la pensée de Calvin demeurera universelle. Contrairement à l’humanisme athée, auquel il s’opposa avec autant de détermination que de lucidité, Calvin a cherché partout à rendre gloire à Dieu afin de mieux servir l’homme. Les idées modernes de liberté, de dignité et des droits de l’homme doivent bien plus au réformateur français et à la pensée biblique et chrétienne qu’aux idéologies sécularistes et apostates, qui, depuis trois siècles, n’ont engendré que révolutions désastreuses et n’ont abouti qu’à des guerres sanglantes, tout en étant incapables de changer quoi que ce soit d’essentiel…

4. La pensée politique de Calvin🔗

Ce n’est pas sans une certaine appréhension que l’on aborde actuellement le domaine politique. Et ce pour deux raisons principales. La première est qu’à l’heure actuelle, le « politique » est devenu, dans l’Église, la hantise des uns et le cauchemar des autres… À peine le mot est-il prononcé qu’il suscite aussitôt des malentendus! Les discussions deviennent passionnelles et les oppositions farouches entre les défenseurs et les adversaires du « politique » dans l’Église… Non moins grave est le fait que la chose politique est restée liée directement au nom de Calvin. Longue et large est la gamme des inexactitudes et des sottises qui se débitent au sujet de la prétendue théocratie calvinienne à Genève…

Il nous semble utile de préciser, avant d’examiner les positions que le réformateur adopta vis-à-vis du domaine politique, que pour nombre de chrétiens modernes, le politique, devenu absolu, est l’une des plus graves erreurs qui menacent actuellement l’Église, une aberration qu’il ne faut tolérer à aucun prix. Nous pourrons la combattre si nous sommes munis des armes de l’Esprit et de la Parole.

Mais c’est également un fait que, dans l’ensemble, notre vie quotidienne est constituée de différents domaines et que nos activités se déroulent dans des zones différentes. Refuser droit de cité au fait politique dans nos sphères de pensée et d’action chrétiennes serait absurde. Nous aurons plus simplement à veiller à ce qu’il n’accapare pas à son seul profit la primauté de notre attention et de nos préoccupations. Une fois que nous aurons observé cette règle, le politique occupera au même titre que d’autres intérêts légitimes la place qui lui revient dans nos préoccupations humaines.

Mais si par malheur on substituait à l’Évangile une préoccupation exclusivement politique dans l’Église de Jésus-Christ, ce politique qui prétend résoudre tous les problèmes humains, sociaux, voire culturels, et ce en dehors et indépendamment de la grâce divine, du pardon offert en Christ, de la réconciliation et du Royaume qui vient, alors le politique deviendrait une activité usurpant des droits qui ne lui appartiennent pas. Ce domaine-là devient alors une nouvelle hérésie, l’un des pires ennemis du peuple de Dieu, le saboteur de l’Église, l’opposant du Royaume que nous attendons lors de la venue de notre Seigneur Jésus-Christ.

Mais parlons de Calvin. La situation historique de Genève au temps du réformateur a suscité nombre de questions. Prenons cependant garde à ne pas regarder l’histoire avec des lunettes déformantes et à ne pas l’interpréter d’après une telle vision. Il nous faut une objectivité et une honnêteté à toute épreuve pour apprécier et évaluer, voire critiquer, les faits.

Naturellement, parmi ces derniers, on citera en premier lieu le cas tristement célèbre de Michel Servet. Cet incident malheureux a jeté une ombre sur la prodigieuse carrière du grand réformateur. Mais faut-il le tenir pour responsable de la mort tragique de l’hérétique espagnol? Nous ne le pensons pas. Qu’il soit également rappelé que les fils spirituels du réformateur ont exprimé leur regret pour une erreur qui s’explique par l’esprit du temps, par les mentalités du 16siècle… À Champel, près de Genève, ils ont érigé un mémorial de repentir. Voici à grands traits les faits.

Michel Servet, médecin espagnol, niait ouvertement que Jésus-Christ fût le Fils éternel de Dieu, par conséquent de la même substance que le Père. Convaincu et accusé d’hérésie, il était recherché par toutes les polices de l’Europe chrétienne, aussi bien romaine que luthérienne. Par inconscience ou par pur esprit de provocation, l’Espagnol vint s’établir à Genève après s’être échappé de la prison de Vienne, en Dauphiné. Les autorités civiles l’arrêtèrent aussitôt et, l’ayant jugé, le condamnèrent à mourir sur le bûcher. N’oublions pas que dans ce 16siècle sanglant et déchiré par mille conflits, le cas Servet ne fut qu’un bûcher parmi tant d’autres et, nous devons le souligner, le seul qui fut allumé à Genève du temps de Calvin. Les luthériens faisaient aussi périr les hérétiques convaincus, et ce fut par milliers que les catholiques romains firent monter sur le bûcher les réformés français. Ne parlons pas des prisons, des galères, des dragonnades et autres formes de violence qui seront encore pratiquées durant le siècle suivant.

Calvin avait longuement et avec beaucoup de patience tenté de dissuader Servet. Il n’y parvint pas. Mais, si cela avait dépendu de lui, il eût préféré un châtiment moins dur.

Mais quelle est l’explication de ce drame? Nous nous trouvons au cœur même du 16siècle. L’autorité civile est chargée de veiller sur la prédication de l’Évangile, l’enseignement correct de la foi et, le cas échéant, elle doit prêter main-forte à l’Église pour la défendre contre les hérésies pernicieuses.

Calvin, bien qu’ayant abandonné une Église infidèle et décadente, restait l’homme de son époque. Comme tous ses contemporains, il était convaincu que toute société devait se fonder sur une base religieuse pour pouvoir subsister. Une hérésie théologique était donc une menace directe contre la stabilité sociale, une atteinte à l’existence même de l’État.

Cette idée, qui nous surprend actuellement, exprime une grande idée biblique qu’il serait insensé de rejeter en bloc. Il faudrait simplement la dégager de toute erreur afin qu’elle ne donne pas lieu à des abus. En dépit des lacunes, voire des abus commis, nous sommes persuadés que cette idée a une solide base biblique et un principe permanent. L’erreur de Calvin dans le type de gouvernement civil qu’il conçut ne résidait pas dans l’idée comme telle, ou dans son principe permanent, c’est-à-dire dans la conception « religieuse » de l’État, qui devra servir Dieu comme toute autre instance et institution humaine. L’erreur survient lorsque l’État se lie non à Dieu, mais à l’Église. C’est la très grave erreur qui se trouve derrière tous les concordats modernes, car jamais l’Église ne peut se substituer à Dieu ni s’identifier avec le Royaume. En aucune manière, elle ne peut devenir la médiatrice entre le Seigneur et les hommes, quelle qu’en soit la forme. Néanmoins, à notre avis, l’intuition fondamentale de Calvin et la prodigieuse connaissance qu’il avait acquise de la Bible nous ont laissé des principes que nous aurions tort de mépriser, d’ignorer ou même de ne pas exploiter dans notre situation. Dégageons-en donc certains traits principaux.

La thèse fondamentale est que l’État se fonde sur une base religieuse et qu’il reçoit sa vocation non pas du peuple, mais de Dieu; il reste principalement à son service, il est chargé d’accomplir une mission divine. L’État n’est pas le produit de nécessités contingentes. Le péché politique se trouve en la rupture d’avec son fondement divin, son institution par le Créateur. L’Ancien Testament rend un témoignage éloquent à ce fait. Il ne viendrait à l’esprit d’aucun écrivain biblique d’écrire l’histoire d’un peuple ou d’une nation d’après les règles habituelles, en énumérant ou rapportant le récit d’événements sans les interpréter. La vie d’une nation s’inscrit par rapport à Dieu. À son tour, l’État assumera sa fonction sous le regard de Dieu, car dans la vie personnelle comme dans le monde, tout est religieux, autrement ce n’est que le néant…

On affirme actuellement, avec une coupable légèreté, que dans la vie tout est politique. Y compris le culte que nous rendons à Dieu… Le chrétien réformé corrigera ceci et déclarera : tout est religieux. L’État passe actuellement pour être un corps neutre, du point de vue religieux. Mais ce n’est là qu’un mythe moderne de plus. Le droit de vivre dans un État et de faire de la politique nous vient de Dieu. En rejetant Dieu, l’Israël de l’Ancienne Alliance comme les États modernes ont sapé les fondements mêmes de leur existence et ont compromis leur survie. Ils ont abouti à la disparition de l’ordre pour sombrer dans l’anarchie ou se ruiner dans des dictatures. La vie nationale et politique devra s’inspirer de la Parole si nous ne souhaitons pas être livrés pieds et poings liés aux forces brutales du mal. Ce n’est qu’à cette condition-là que le chrétien s’engagera dans le combat politique qui, à son tour, sera une mission spirituelle accomplie en l’honneur de Dieu.

Nous espérons nous être fait bien comprendre. Je tiens à préciser encore qu’il s’agit des chrétiens à titre individuel et non de l’Église. Des chrétiens ont le droit, voire le devoir, de constituer des organisations spécifiques afin que l’institution ecclésiale ne s’immisce point dans ce qui dépasse son domaine propre. Aux yeux du chrétien réformé élevé à l’école de Calvin, la seule radicalité authentique se trouve non dans les idéologies de gauche ou de droite, mais en Dieu le seul Seigneur. C’est pour lui qu’il s’engagera en tout premier lieu. Le chrétien réformé ne peut guère se sentir à l’aise avec les partis politiques existants, car ceux-ci sont aussi décadents et futiles les uns que les autres. Leurs slogans conservateurs ou progressistes ne changent rien à leur triste réalité. Former un parti politique s’inspirant directement des principes bibliques serait-il une idée chimérique? Je ne le pense pas. Mais l’entreprise exige le changement de nos mentalités, la réforme de toute notre pensée. Nous aurons à apprendre une fois pour toutes que tout devra se soumettre à la seigneurie absolue du Christ-Jésus, Fils de Dieu, Dieu et homme, notre unique Libérateur. Telle est la leçon que Calvin nous a apprise. Tel est aussi le message du Nouveau Testament.

5. La pensée économique de Calvin🔗

Moins évidentes que sa pensée politique et sociale, les idées économiques du grand réformateur exercèrent pourtant une influence qu’on ne mesure pas à sa juste valeur. Ses convictions bibliques, telles que la transcendance divine, la création du monde et de l’homme et la rédemption par la mort expiatoire du Christ, s’imposaient aussi bien dans la vie privée que dans les œuvres et les différentes structures sociales. Parce que l’homme est une créature de Dieu, il reçoit vocation d’en devenir aussi le représentant sur terre. Sa mission consiste à travailler pour la gloire de Dieu non seulement dans le domaine du culte et de l’Église, mais encore dans toutes ses autres activités.

L’activité économique est, à son tour, un service rendu principalement à Dieu et le signe d’une soumission joyeuse. L’homme est responsable devant Dieu en tant que gérant du propriétaire principal; il gère des biens qui lui ont été confiés, il utilise des ressources qui ont été mises à sa disposition. Pour s’instruire et se guider, il a la loi de Dieu inscrite dans son cœur, et plus clairement et explicitement sur les pages de la Parole inscripturée. Certes, la chute a privé l’homme de la capacité d’accomplir parfaitement cette loi et de remplir ses obligations envers son Créateur. Mais la chute ne libère pas l’homme de l’obligation imposée par le mandat culturel qu’il a reçu et qui demeure toujours valable. C’est de Dieu et de lui seul que l’homme peut espérer une bénédiction et atteindre son bonheur.

C’est donc à bon escient qu’il devra user des biens du monde. C’est un tel droit, ou plutôt une telle grâce, qui fonde le droit à la propriété. Avec une énergie et une détermination sans pareilles, Calvin s’opposa aux idées illuministes qui avaient cours durant le 16siècle et qui prônaient une vie communautaire voire communiste avant la lettre, car il les tenait pour anti-bibliques. Selon Calvin, le Décalogue va bien au-delà de la simple sauvegarde du droit à la propriété privée. Il renforce la conviction que celle-ci est d’origine divine. Aussi le réformateur préconise-t-il un système de libre entreprise d’inspiration foncièrement biblique. L’entreprise libre est la mieux adaptée pour permettre à l’homme de répondre à ses obligations morales. Elle doit devenir l’occasion et la condition par excellence d’un service humain et chrétien rendu au prochain, car si elle est véritablement libre, elle se laissera contrôler par la loi morale de Dieu. La liberté de l’entreprise ainsi conçue est légitime, car le devoir de l’homme se définit d’abord envers Dieu.

Ajoutons qu’une telle liberté et un tel droit ne vont pas de soi et ne sont nullement des fins en soi. Ils sont indissolublement liés à la loi morale. De sorte que nul ne doit en disposer de manière arbitraire ni en user à son gré, sans tenir compte des exigences morales. Sur ce point comme sur tant d’autres, Calvin se réfère encore au péché originel, et ce faisant, il se met à l’abri d’un optimisme excessif et illusoire vis-à-vis de l’homme déchu. Il se trouve aux antipodes des défenseurs modernes de l’entreprise libre telle qu’elle est conçue et pratiquée dans nos modernes démocraties. Car nous ne discernons chez elles la moindre trace du motif biblique…

Calvin n’a jamais préconisé une politique économique du laissez-faire, mais il a enseigné que la mise en valeur et la circulation des richesses étaient des activités légitimes et souhaitables.

Que faut-il penser de l’inégalité dans la possession des biens matériels? Nous venons de voir que la propriété tombe sous la protection de la loi morale et fait partie de l’économie instituée par Dieu, qui donne aux uns plus qu’aux autres… Il distribue les biens selon son bon plaisir, d’après sa providence, même si cela passe aux yeux de certains comme une « inégalité » injuste… Cependant, cela n’autorise pas les nantis à négliger les besoins des démunis. Les riches devront servir Dieu avec leurs richesses et s’occuper des pauvres. Peut-on taxer cette conception chrétienne de « paternalisme dépassé »? S’il est toujours possible de tomber dans un paternalisme de mauvais aloi, il ne faut pas trop légèrement décréter que tout paternalisme est nécessairement mauvais. En tout cas, l’esprit chrétien, lui, quelle que soit la forme qu’il prend, est celui de la charité et jamais un paternalisme abusif.

Nous ne devons pas oublier que personne n’est véritablement à l’abri du mauvais paternalisme. Et surtout de celui pratiqué de plus en plus souvent par l’État, et qui n’est pas plus noble que celui d’un particulier ou d’une association dite de charité chrétienne. Il est même évident que la socialisation moderne de la vie aboutit presque inévitablement à un totalitarisme d’où tout sentiment humain est évacué. L’inégalité est un fait indéniable, mais que les pauvres ne soient pas tentés d’accaparer, par la violence, des richesses qui ne leur appartiennent pas. Calvin les exhorte à la patience comme le fait l’Évangile, et s’ils ne sont pas invités à une résignation passive, ils ne sont pas davantage encouragés à user de la violence pour faire disparaître les inégalités. La confiscation des biens d’autrui est une offense contre Dieu lui-même.

Il ne faudrait pas conclure de ce qui précède que la position économique de Calvin laisse la porte ouverte à toutes les injustices d’ordre économico-social. Calvin n’encourage aucun chrétien à amasser des biens sans scrupules. La richesse acquise de manière injuste n’est jamais un signe de bénédiction divine. Au contraire, elle atteste le jugement de Dieu. Que les nantis et les démunis se sentent entièrement dépendants de Dieu et qu’ils vivent de sa seule grâce. Ils sont les uns et les autres sujets à la loi de Dieu.

Le rôle de l’État dans ce domaine sera celui de veiller et de renforcer la loi morale, afin que nul ne soit lésé et qu’il n’y ait ni abus ni escroqueries. Il n’a reçu aucune mission pour confisquer des biens et les redistribuer de manière arbitraire. Il n’a qu’à aider le citoyen à accéder avec liberté et honnêteté à la propriété.

En relisant l’histoire de la Réforme à Genève et en examinant l’œuvre prodigieuse du grand réformateur, on est presque étonné de voir à quel point celui-ci mit en pratique ses idées bibliques. Il ne se contenta pas de les élaborer… Sa politique sociale et économique pourra encore, de nos jours, donner des leçons aux apprentis sorciers modernes et autres économistes déboussolés… Nous conseillons vivement la lecture, à ceux qui en auront la possibilité, du monumental ouvrage d’André Biéler, La pensée sociale et économique de Calvin (aux Éditions Labor et Fides de Genève).

L’auteur défend Calvin contre la fausse accusation d’être le père du capitalisme moderne. Car, avec un réalisme étonnant, Calvin estimait que tout homme possédant des biens et de l’argent avait le devoir de les faire fructifier. Il fallait que l’argent puisse profiter à tous; aussi un taux d’intérêt minimum devait accompagner le prêt de chaque somme. Celui-ci ne devait pas dépasser 5 %. Son réalisme et sa connaissance des affaires, ainsi que les arguments bibliques, amenèrent Calvin à combattre les usuriers de son temps. Alors que durant le Moyen Âge, ils exigeaient jusqu’à plus de 20 % d’intérêt…

Pour lui, l’activité économique devait aussi se placer sous le regard de Dieu et être contrôlée par la Bible. Une telle pensée, comme on le voit, n’a rien de commun avec les théories économiques modernes qui se sont montrées totalement incapables de résoudre les problèmes relevant de ce domaine. Calvin a élaboré une pensée qui se trouve aux antipodes de tous les matérialismes inspirés par la pensée de Karl Marx. Il a jeté les bases d’une action sociale inspirée de la révélation et pour le service de Dieu et du prochain.

En un temps de confusion aussi grave que le nôtre, voire de convulsion planétaire, il serait plus qu’urgent de relire la pensée d’un homme qui fut, certes, un homme de son temps, mais dont l’influence n’a cessé de s’exercer sur beaucoup d’esprits modernes. On trouvera chez lui des aperçus sûrs, des principes directeurs solides et des méthodes d’action éprouvées capables de rétablir les structures plus que branlantes de notre monde en dérapage.

6. L’action sociale🔗

« On peut difficilement trouver un auteur plus attaché aux textes sacrés que Jean Calvin. Il n’avance son pied que s’il est assuré de le poser sur le terrain solide d’un verset ou d’un texte dont le sens est défini avec lucidité. Mais le procédé ne suffit pas à prétendre que celui qui l’adopte devient un adepte du christianisme pratique. Il se peut fort bien que l’écrivain, rivé à la chaîne des raisonnements et des faits évangéliques, demeure toujours un théologien négateur de toute réforme sociale. Il est aisé de mettre l’action humaine sous le coup de la radicale condamnation. Calvin n’avait pas une très bonne opinion de l’efficace humaine. Pourtant, il a su d’une manière toute biblique qu’en dépit de la chute, l’homme est un être social et devant vivre une relation sociale. Toute la vie sociale devrait donc être placée dans l’orbite de la foi chrétienne. Calvin n’est pas un sociologue au sens moderne du terme. Les modernes s’appuient sur leurs enquêtes et sur leurs théories pour décrire l’expérience humaine. Calvin, qui parle en profond connaisseur de la situation sociale, le fait en puisant sa connaissance à la source de toute vérité comme serviteur de Dieu. Dieu demeure l’interprète suprême et définitif de toute expérience humaine. “Je veux l’homme maître de lui-même afin qu’il soit mieux le serviteur de tous”, écrivait un fils de la Réforme 19siècle (Alexandre Vinet). Telle est aussi l’idée de Calvin.
Aussi ne s’est-il pas contenté d’élaborer des théories, mais il a entrepris une organisation remarquable et exemplaire de vie sociale à Genève. Il montre l’harmonie interne entre la grâce de Dieu qui sauve et une vie publique cohérente. Dans sa vie personnelle, Calvin avait renoncé à avoir des revenus et pendant son séjour à Strasbourg, il connut des privations nuisibles à sa santé. Ses amis, avisés de sa gêne, lui offrirent leur aide, qu’il refusa avec sa dignité habituelle. Il souffrit beaucoup de cette pauvreté, mais n’en attribua jamais la faute à d’autres qu’à lui-même. Il a porté sans jamais fléchir et sans jamais en être même déprimé le poids de ces soucis quotidiens, un poids qui suffit pour arrêter dans leur marche tant de génies et tant de héros (Émile Doumergue). Ce qui est plus déterminant dans l’attitude de Calvin à l’égard de sa propre misère, c’est son désintéressement et son altruisme. Après son mariage avec Idelette de Bure, Calvin fut, selon son biographe, “aussi heureux que pauvre”. Si sa situation matérielle s’améliora lorsqu’il revint à Genève, elle ne fut jamais autre que modeste et Calvin la supporta avec courage. À sa mort, il ne laissait pour tout bien que ses livres et ses écrits.1 »

Nous énumérerons à présent trois domaines où s’exerça l’activité sociale de Calvin :

1. L’une des mesures les plus importantes qu’il entreprit dans la vie sociale fut celle de supprimer la mendicité. Il fit construire à cet effet un édifice pour héberger les pauvres. L’Église devait s’occuper d’eux et, pour démontrer son intérêt dans cette action caritative, Calvin lui-même participait à des collectes à domicile, montant les escaliers en colimaçon des maisons genevoises… Il se déclara adversaire résolu de la mendicité, d’autant plus qu’il considérait que tout travail, le travail manuel y compris, permet la sanctification du chrétien. Faire l’aumône à un mendiant qui peut travailler, c’est voler le malade et l’infirme. Celui qui donne à mauvais escient encourage et entretient l’oisiveté.

Il institua le diaconat. Le travail des diacres fut minutieusement décrit. Ils devaient s’enquérir de chaque cas avec précision et ne pas donner sans s’inquiéter de la vie de celui qui demande. Le diacre doit se pencher sur son prochain et l’aider individuellement, tant pour sa vie matérielle que pour son réconfort spirituel. La morale et la théologie de Calvin ont abouti à la réforme sociale, voire à la sécurité sociale au sens propre du terme. Chacun doit être à l’origine du bonheur d’autrui. Dieu nous a tous créés à tel point à son image que chacun doit pouvoir se mirer en son prochain : « Dieu nous a conjoints ensemble », aimait-il à dire. Le fondement de toute vie sociale se trouve dans les dix commandements. Les six derniers sont la norme de toute responsabilité et de toute relation sociale.

2. Régie par ceux-ci se trouve la vie de la famille. L’institution du mariage n’est ni le produit d’une expérience sociale ni celui d’une nécessité, même pas le résultat d’une découverte démontrant que l’union de l’homme et de la femme est la meilleure façon de vivre… C’est avec horreur que Calvin aurait regardé une explication aussi superficielle du mariage. Avant la chute, le but du mariage était la procréation, mais, ensuite, il devint nécessaire, quoique comme remède restreint, contre l’incontinence de la nature perverse de l’homme. Calvin semble être partisan de la famille nombreuse et, bien entendu, il aurait regardé l’avortement comme une aberration. Quant au divorce, les seuls motifs valables selon Calvin sont l’adultère, l’impuissance et l’abandon du foyer. Si le divorce est accordé sur une base biblique, la partie lésée peut se remarier. Mais il faut préférer le pardon au divorce chaque fois que cela est possible, car le divorce n’est pas la solution idéale…

Calvin tient plus qu’on ne le pense à l’égalité de l’homme et de la femme. Ce qui ne veut pas dire qu’il est partisan de l’identification des sexes, loin de là. La famille n’est ni une institution démocratique ni une monarchie absolue. Elle est d’origine divine, et par conséquent une institution et une relation inspirée par l’amour. Quant à refuser aux enfants une éducation selon la Parole de Dieu, c’est rompre l’Alliance de grâce que Dieu a conclue avec les fidèles.

3. Il y a enfin l’Église qui, à son tour, est une institution divine, fondée pour répondre aux besoins spirituels de l’homme. Le culte n’est pas considéré comme une activité facultative, car l’Église est le lieu où le fidèle cherche la communion avec Dieu. Son but n’est pas d’enrichir les hommes, d’abolir la guerre, de lutter contre la pauvreté, de promouvoir l’égalité sociale, d’établir la démocratie, etc. Elle est dans ce monde pour proclamer l’Évangile et pour édifier la foi des élus.

Tous les problèmes sociaux n’apparaissent pas dans la pensée du grand réformateur, mais son esprit pénétrant cherche à découvrir et à exposer le plan de Dieu en vue de la réforme de l’Église et de la croissance dans la grâce, de la proclamation de l’Évangile et du Royaume. Ce sont là, à notre avis, des principes valables pour toutes les époques de l’histoire, parce que fondés et garantis par l’autorité même de la Parole divine.

Note

1. J.M. Lechner, Christianisme social de Jean Calvin.