La vocation chrétienne
La vocation chrétienne
Élucidons pour commencer le sens de la vocation chrétienne. Nous déplorons le fait que, d’une manière générale, les chrétiens estiment qu’à moins de se consacrer à un ministère ecclésiastique à plein temps, ils n’ont pas le droit de considérer leur profession comme une vocation chrétienne. Au regard de nombre de chrétiens dits évangéliques, si l’on exerce une profession ordinaire, on n’est pas chrétien au sens complet du terme!
Derrière une erreur qui a beaucoup nui au rayonnement et au développement de la pensée et de l’action chrétiennes se trouve l’opinion selon laquelle une vie chrétienne vraiment spirituelle consisterait essentiellement « à rendre témoignage »; celui qui s’y dérobe serait un chrétien de façade, ou tout au moins un chrétien superficiel. La vie simple, ordinaire, le métier qu’on exerce n’auraient aucune valeur profonde; ce qui compte c’est de rendre témoignage au salut de son âme!
Malheureusement, cette conception erronée de la vocation a causé un mal incalculable au service que tout chrétien doit rendre aussi bien à Dieu qu’à la Cité. Paradoxalement, bien que ceux qui partagent une telle idée soient déterminés à favoriser le témoignage chrétien, pratiquement et en dépit de leur bonne foi, ils n’ont réussi qu’à amoindrir, voire à dévaluer ce témoignage. Le jeune chrétien « zélé » ne s’estimera véritablement engagé au service du Seigneur qu’à condition de s’enrôler dans une « mission à plein temps ». Or, Dieu n’attend pas nécessairement de lui qu’il embrasse une carrière ecclésiastique ou, au cas échéant, une activité paraecclésiastique à plein temps.
Ce qui explique la prolifération prodigieuse et affligeante des mouvements et des missions extraecclésiastiques, qui avec des slogans séduisants arrachent des jeunes mal informés à leur Église et les mobilisent en dehors de leur cadre social et culturel naturel; ces mouvements se voulant ultra-spirituels font de ces jeunes acolytes, sans doute à leur insu, des membres d’une prétendue élite. À vrai dire, ils créent une caste de clercs d’un type nouveau. Je n’hésiterai pas à qualifier cette conception de l’action chrétienne de fragmentaire, voire de schizophrène, inspirant une vie abusivement baptisée « spirituelle », mais qui est souvent étrangère à l’existence quotidienne dans le lieu d’habitation, à l’école, dans l’atelier, au foyer ou sur la place publique. La vie spirituelle consistera bien souvent à fréquenter des réunions de prière, à courir d’une campagne d’évangélisation à l’autre, à dépenser des sommes (d’ordinaire quêtées dans les Églises locales qu’on n’hésitera pas à accabler), pour suivre un nouveau séminaire de formation afin d’obtenir un certificat de « gagneur d’âmes », et pour ne retenir souvent de la riche, profonde et merveilleuse révélation biblique et chrétienne que quelques lois dites spirituelles… Des organismes et des entreprises de cette nature fonctionnent fort bien et semblent même fort prospères, car leurs promoteurs et organisateurs savent comment associer l’utile à l’agréable!
L’humble tâche de rester sur place et de faire tout, absolument tout, au nom du Seigneur, et de le faire avec reconnaissance, ne semble pas mobiliser trop de zèle. Qu’il est donc difficile, de nos jours, d’être un chrétien simplement ordinaire!
On semble considérer les réunions de grande pompe, les rassemblements de masse et les succès faciles comme le signe infaillible et la preuve absolue de l’authenticité évangélique. Hélas!, ces activités contribuent plutôt à l’appauvrissement de la vie profondément et réellement spirituelle des Églises locales et des fédérations d’Églises elles-mêmes.
Une telle déformation de la vocation chrétienne ne tient pas compte de la vie dans la foi comme d’un ensemble cohérent et global, et compartimentalise artificiellement des secteurs qui ne maintiennent plus ou peu de rapport les uns avec les autres; pratiquement, elle brise la noble notion de vocation chrétienne. La dimension verticale de l’existence, placée sous le regard de Dieu, a définitivement rompu avec l’existence menée sur la planète terre qui, elle aussi, ne peut pas se passer du regard et du contrôle de Dieu.
Comme si la responsabilité chrétienne s’arrêtait là où s’arrêtent les célébrations cultuelles, et qu’une fois sortis de la chaude enceinte des sanctuaires sur les chemins et les avenues, les places publiques et les grands axes routiers ne représentaient plus aucun intérêt pour la foi! Cette nouvelle mystique chrétienne dépersonnalisante méprise l’engagement dans la vocation de service et d’administration que tout chrétien a envers le Royaume même de Dieu.
À l’extrême opposé, on rencontrera ceux qui interprètent la vie chrétienne en termes exclusivement culturels. Par exemple, aux yeux de certains, la Réforme n’aurait pas été autre chose qu’une pure et simple vision de la vie et du monde; la piété personnelle, la lecture de la Bible, la prière de la foi et de l’espérance, voire les célébrations communautaires et liturgiques, passent à leurs yeux pour des pratiques obsolètes.
Des positions aussi extrêmes ne sont pas propres aux seuls chrétiens modernes. Dans le passé, l’acosmisme, c’est-à-dire le refus du monde (le a privatif et cosmos, monde), avait déjà caractérisé d’autres générations. Nous en évoquerons l’histoire plus loin. Des secteurs entiers de l’Église ont été tellement préoccupés par le côté éternel de la foi qu’ils ont cherché à s’émanciper du monde temporel en se retirant de toute activité dite mondaine. Les mouvements monacaux au cours du Moyen Âge, mais également le courant anabaptiste ont suivi cette ligne-là.
Plus récemment, au moins depuis le Siècle des Lumières, d’autres ont mis l’accent sur le côté terrestre, sur l’aspect mondain de la foi, soulignant la primauté des responsabilités à caractère social, présentes et pressantes, et sur l’urgence à s’engager sociopolitiquement. Le danger d’interpréter la foi en termes d’engagement exclusivement social, économique et politique n’est pas une abstraction, mais un grave malentendu dont on ne se méfie pas assez. Les excès des théologies dites de la libération devraient suffire pour nous mettre en garde.
Cependant, une telle fragmentation de mentalité, que ce soit dans les branches du protestantisme chrétien ou ailleurs, est totalement étrangère à la pensée du Nouveau Testament. Les apôtres et le Christ en personne ont dit suffisamment de choses au sujet de la tension entre la chair et l’esprit, entre nos responsabilités présentes et la gloire à venir. Mais l’image qu’ils décrivent, le tableau qu’ils brossent d’hommes et de femmes appelés à vivre devant la face du Seigneur Dieu ne s’oppose pas à leurs obligations qualifiées de « terre à terre ». Eux, ils sont parvenus à maintenir admirablement l’équilibre entre la dimension verticale et la dimension horizontale de la vie dans la foi. Ainsi ont-ils évité de cultiver une pensée antithétique et radicalement opposée à la nature profonde de la responsabilité chrétienne.
Comment rétablir l’équilibre? Il nous faut insister notamment sur l’équilibre nécessaire qu’il faut instaurer dans l’action sociopolitique chrétienne.
L’endroit où il convient de commencer une réflexion sur la responsabilité chrétienne est le Nouveau Testament et son annonce de l’œuvre gracieuse de Dieu entreprise et achevée en Jésus-Christ. Une authentique expérience chrétienne se meut autour du message de la vie nouvelle accordée à des hommes et à des femmes spirituellement morts. Pour commencer, cette vie nouvelle exige notre réconciliation avec Dieu par la médiation du Christ; ensuite, elle entreprend le renouvellement de l’homme tout entier par l’effet sanctifiant du Saint-Esprit. Tout effort pour nous arracher à la mentalité appauvrissante que nous venons de signaler et pour cultiver une idée correcte de la responsabilité chrétienne devra commencer à partir de ce point-là. Le chrétien ne perd pas de vue sa relation avec Dieu, quel que soit le cadre dans lequel il exerce ses activités.
Pour la Bible, cette relation se conçoit de façons variées. Ici, elle s’appelle filiation, ailleurs réconciliation ou nouvelle naissance, résurrection aussi, voire création nouvelle et régénération. Mais la Bible parle également de la vie chrétienne en termes de vocation; la voix de Dieu se fait entendre par l’esprit et s’imprime sur la conscience comme la vérité qui est révélée dans la Bible. C’est une vérité qui concerne premièrement Jésus-Christ, sa personne. Elle est également relative à notre nouvelle existence. Cette vocation ou cet appel est efficace. Il ne s’agit pas d’une annonce vague à tous et à n’importe qui, par exemple : « Jésus vous aime et vous sauve », bien qu’une telle annonce, bien entendu, en fasse aussi partie.
Dieu amène la personne à l’endroit où elle sera en condition de répondre au Christ dans la foi et la repentance. C’est un appel qui arrache efficacement de nos cœurs une réponse humble et reconnaissante. C’est un tel appel, une telle vocation, qui fait de nous des disciples fidèles de Jésus-Christ. Toute autre proposition de service chrétien est un culte qui favorise ce qui, dans la Bible, n’est nullement prioritaire.
Bien que l’appel de Dieu reste au centre de notre préoccupation, c’est précisément sur ce point-là qu’il y a une tendance à négliger, si ce n’est à ignorer, la pensée biblique. De quelle manière le chrétien parviendra-t-il à intégrer le reste de sa vie dans la vie nouvelle engendrée lors de sa conversion? La conversion, selon le Nouveau Testament, est une affaire tellement radicale que le reste de notre vie et de nos activités doit être totalement contrôlé par elle. Quel est le rapport entre la nouvelle naissance et la première naissance, notre naissance physique? Quel est le rapport entre la régénération et l’existence quotidienne? Quel est l’effet décisif de la résurrection du Christ lorsque nous recommençons notre routine de travail?
À en juger par la manière de penser, de parler et de se comporter de la majorité des chrétiens modernes, il ne semble pas qu’il y ait grand intérêt à le savoir. Mais alors on néglige ou ignore que notamment le Nouveau Testament appelle effectivement le chrétien fidèle par la grâce divine, mais qu’il est également appelé en d’autres sens complémentaires. Car l’ensemble de la situation nouvelle bénéficie désormais de la grâce transformatrice et se manifeste comme vocation. Ce n’est pas par hasard qu’une personne se trouve à un endroit plutôt qu’à un autre, pourvu qu’elle ne s’engage pas dans une course intrinsèquement mauvaise. Elle doit considérer cette situation comme l’effet de la vocation reçue. C’est précisément ce qu’écrivait saint Paul à l’Église de Corinthe (1 Cor. 7). Hélas!, dans nos mentalités modernes, l’idée de vocation, lorsque le terme est utilisé, se borne plutôt à désigner parfois des professions médicales, éducatives, sociales, etc. Pourtant, l’idée biblique est bien plus vaste et toute profession légitime, utile pour la vie sociale et communautaire, devrait être considérée comme vocation, autant celle du médecin que le métier du boulanger, du travailleur social que du commerçant. Dieu s’intéresse à tout ce qui est humain. Toute profession légitime fait l’objet de sa bénédiction; elle sera placée sous sa divine et sage providence.
L’existence chrétienne est menée avec la conviction que Dieu continue à l’appeler là où il est placé pour se servir des dons, ou charismes, qu’il lui a accordés. Aussi, en ce sens originel, tout chrétien ordinaire et normal est charismatique ou… il n’est pas! Une telle idée est prééminente dans la pensée biblique réformée. Il ne faudrait pas l’oublier.
Il y a davantage encore. Le Nouveau Testament déclare que le chrétien est appelé à la liberté. Il a été affranchi du joug de l’esclavage du péché et libéré des exigences impossibles de la loi de l’Ancien Testament. Le Christ l’en dispense. Mais cette liberté acquise à un prix exorbitant, celui du sacrifice du Fils de Dieu, n’est pas une anarchie. Le chrétien libéré ne vit pas selon son bon plaisir. Sa liberté chèrement acquise est structurée, ordonnée, disciplinée par la loi morale de Dieu et l’inspiration et l’exemple du Christ, qui s’est humilié et s’est soumis à la mort, et à la mort même de la croix.
Plusieurs éléments entreront alors dans ce tableau : responsabilité vis-à-vis de la famille, vis-à-vis du travail, de l’État, de la société. Certes, les intégrer tous à la vie chrétienne créera nombre de problèmes. Mais c’est à ce service total qu’il a été appelé.
La vocation chrétienne ne s’arrête pas encore à ce point. L’homme de l’ordre nouveau est également appelé à la gloire du Royaume (1 Th 2.12). Son horizon n’est pas borné à la vie présente, aussi importante et exigeante, voire agréable, qu’elle soit. Cette vie se prolonge dans la vie à venir. En ce sens, la vie chrétienne est une vocation céleste. La gloire à venir n’est pas dissociée de la vie temporelle. Elle en sera l’achèvement, le perfectionnement, le couronnement. Alors le disciple sera tel qu’est son Maître dans sa parfaite humanité. Il y a donc une continuité incontournable entre la vie présente et la vie à venir. La perfection et l’impeccabilité qui seront totalement notre sort dans la vie à venir sont déjà en processus. Sous l’action dynamique du Saint-Esprit qui nous habite, notre caractère humain est transformé, tandis que nous nous engageons à rester fidèles à la vocation reçue. Le caractère, les dons et les aptitudes formés et développés dans de telles conditions seront achevés dans le Royaume eschatologique.
C’est donc dans les termes de cette quadruple vocation — vocation efficace lors de la conversion, vocation dans la vie courante, vocation pour la liberté, vocation céleste à venir — que le chrétien considérera sa responsabilité dans la Cité. S’il reste fidèle à l’enseignement du Nouveau Testament, il ne risque pas de s’égarer dans des théories spéculatives. Il saura qu’il n’existe pas de sections étanches dans sa vie : l’une spirituelle, l’autre séculière et temporelle.
Nous sommes exhortés à nous livrer corps et âme, dans la vie et en dépit de la mort qui nous menace, à celui qui, Seigneur et Sauveur, nous engage à ses côtés pour renouveler notre société, car il a déclaré : « Voici je fais toutes choses nouvelles » (Ap 21.5).