Cet article a pour sujet l'interprétation de la Bible par le pentecôtisme (illumination directe, individualisme), la réponse de Jean Calvin au spiritualisme, et la nécessité du témoignage intérieur du Saint-Esprit.

Source: Essai sur le Saint-Esprit et l'expérience chrétienne. 10 pages.

L'expérience chrétienne - L'interprétation de la Bible

  1. L’interprétation pentecôtiste de la Bible
  2. Jean Calvin
  3. Le témoignage intérieur du Saint-Esprit

1. L’interprétation pentecôtiste de la Bible🔗

Un examen même bref consacré à l’interprétation pentecôtiste de la Bible s’avère nécessaire pour compléter le tableau que nous voulons présenter, tableau aussi précis qu’objectif du mouvement en question.

Le pentecôtisme attribue à la Bible une grande valeur et prône sincèrement le retour à la Parole. À ses yeux, la Bible est effectivement un livre extraordinaire. Toutefois, il nous faut user d’une extrême prudence à cet égard. Nous devons examiner le mode d’opération de la Bible dans la pensée et la pratique pentecôtiste. Interprétation de l’Écriture hautement individualiste, elle recherche le sens de l’Écriture en dehors de l’Église et, ce faisant, elle répudie un article fondamental de la foi, celle de la communion des saints. L’enthousiasme éprouvé à son endroit s’amenuise au fur et à mesure que croit l’illumination immédiate et intérieure de l’Esprit, lequel, de toute évidence, est carrément détaché du texte des Écritures.

Il convient de ne pas se laisser trop facilement impressionner par l’importance qu’on accorde aux Écritures. Certes, on insiste fortement sur l’expérience de l’Esprit, agissant tel un stimulant énergique pour conduire à l’Écriture. Mais cet enthousiasme pour la Bible est-il véritablement inspiré par la Bible? Il est légitime de se poser la question. On en conseille certes la lecture jusqu’à ce que le Saint-Esprit puisse se servir librement d’elle de manière allégorique pour en faire découvrir un aspect jusque-là ignoré ou bien passé inaperçu. Ainsi, d’une part on y cherche une signification spirituelle, d’autre part on veut soi-même que tel ou tel passage revête le sens qui convient.

La théologie dialectique, pour laquelle la Parole de Dieu ne se trouve pas dans la Bible, mais le devient par sa lecture, et l’interprétation pentecôtiste hautement individualiste, pour ne pas dire généralement fantaisiste, ne sont pas tellement étrangères l’une à l’autre. L’illumination immédiate et privée de l’Esprit est l’unique élément constitutif de la lecture de la Bible. Lorsque le sens de la Bible est attribué à une telle illumination immédiate et privée de l’Esprit, son autorité ne sera pas remise en question. Toute tentative de ce genre reviendrait à mettre en question l’opération même de l’Esprit. Selon les pentecôtistes, l’illumination immédiate que le Saint-Esprit accorde serait due aux mots et aux phrases de la Bible et sert de clé pour accéder à la rencontre immédiate entre le sujet croyant et Dieu. Une telle expérience s’éprouve certes apparemment dans le temps et dans l’espace, et pourtant, elle est complètement divorcée de la dimension historique de la révélation. Il ne s’agit alors simplement que d’une expérience « spirituelle », laquelle, malgré les apparences, est une expérience radicalement intériorisée.

Dans un contexte semblable, est spirituel ce qui s’oppose à ce qui est physique et matériel et n’appartient pas au domaine culturel; c’est une expérience qui se déroule dans un monde à part, si ce n’est complètement isolé. Si l’expérience qu’on prétend faire a bien lieu à l’aide des mots et des phrases de la Bible, curieusement le contenu n’en est nullement contrôlé par des mots et des phrases de cette même Bible! La contradiction est réelle, car l’intelligence de la Bible n’est pas contrôlée par ce que nous appellerions l’exégèse grammatico-historique (d’où le cliché amusant, mais combien absurde qui revient si fréquemment non seulement dans les milieux pentecôtistes, mais encore chez tout évangélique qui se respecte : « Ce verset ou ce mot de la Bible m’a frappé »!). En réalité, il n’existe aucun critère permettant d’évaluer une telle expérience. Cette appréciation de la Bible met carrément en danger la nature profondément communautaire de l’Église. Or, dans l’Église, c’est un seul Esprit qui opère, mais pour tous les membres et pour le bien de l’ensemble (1 Co 12.27). Nulle part dans le Nouveau Testament il n’est dit que l’Esprit peut opérer et qu’il opère effectivement de deux façons : l’une individualiste et l’autre communautaire.

Selon les pentecôtistes, on devrait lire la Bible et ensuite seulement attendre l’avis ou l’intervention du Saint-Esprit. Il s’agit donc d’une herméneutique (méthode d’interprétation) qui ne se sert nullement d’un outil grammatical et philologique, ni de concepts de stylistique ou de connaissances archéologiques, pour parvenir à une compréhension correcte et autant que possible complète du texte. Il demeure passif; il ressemble à une tablette sur laquelle l’Esprit inscrit ses dictats! Dieu y inscrit des messages individualistes et privés pour une circonstance donnée. Un tel message peut à la rigueur avoir la chance de correspondre avec les mots bibliques, mais pas obligatoirement.

L’interprétation pentecôtiste suppose ou présuppose un croyant coupé de toute conjoncture sociocommunautaire, mais qui, de manière quasi automatique, se trouve en présence de Dieu grâce à la Bible. Sans doute est-ce aussi cette même interprétation qui prévaut dans des milieux piétistes et individualistes, dans lesquels on distribue des exemplaires des Écritures, en refusant parfois même farouchement l’interprétation de celle-ci dans une prédication intelligente ou par l’enseignement catéchétique. (À l’appui de ce que nous affirmons, citons notre propre expérience sur telle antenne de radio évangélique, où on nous refuse une série d’explications consacrée au Catéchisme de Heidelberg, sous prétexte que le Catéchisme nuit à la bonne compréhension de la Bible, mais qu’au contraire il convient de le remplacer par la lecture, simple et directe, sans commentaire, de la Bible! Or, quand on sait que cette station de radio est gérée par des réformés américains, sans doute de souche piétiste, on a de quoi s’alarmer du traitement ainsi infligé à la Bible, et s’imaginer aussi combien de fausses conceptions circulent sur la lecture quasiment magique de l’Écriture sainte…).

Les diverses sociétés de distribution des Écritures, Gédéon, World Home Bible Ligue, Navigateurs, et même des traducteurs Wyclif, pèchent tous d’une part par ce côté subjectiviste de la foi, d’autre part par une conception quasiment mécanique de l’opération de la Bible. Là où on annonce « la Bible, et rien que la Bible », il faut s’attendre à ce que cette malheureuse ait subi les traitements les moins bibliques qui soient. Il y a lieu de se méfier de toute spiritualisation de cette sorte, qui hélas! est une maladie protestante quasiment endémique. Or, ce qui est protestant n’est pas forcément, pas toujours, et heureusement, ce qui est réformé!

Un tel mode de lecture, laissant l’impression de placer l’accent sur le rôle de Dieu illuminateur dirigeant les chrétiens de manière automatique, les privant de l’usage de leur raison naturelle et régénérée, fait également violence à l’image biblique de l’homme, partenaire de l’Alliance, responsable vis-à-vis de Dieu. L’image biblique de l’homme n’est pas isolée des facteurs externes qui opèrent dans son environnement. Dieu ne parle pas à l’homme en l’isolant des facteurs externes et des cadres de son existence terrestre. L’image de Dieu en l’homme ne fait pas l’économie des modèles d’enseignement et des modes de penser propres à tout homme. L’interprétation pentecôtiste fait violence à l’œuvre de Dieu. Malgré ses protestations, le pentecôtisme n’honore pas l’œuvre de Dieu. En outre, ce même type d’interprétation viole l’activité médiatique de Dieu dans la révélation et la production de la Bible, sa Parole inscripturée. Ce modèle ne tient pas compte de ce que la théologie réformée dit au sujet de la révélation historique et de l’inspiration organique.

L’Écriture demeure la norme unique et définitive de toute expérience spirituelle. Celle-ci n’est pas un acte autonome de l’Esprit qui engendrerait l’expérience indépendamment de l’interprétation des Écritures, qui est la tâche collective et communautaire de l’Église. Il n’opère jamais en dehors de celle-ci (Jn 14.26; 15.26; 16.12-15).

La Réforme, et nous verrons notamment la position de Calvin, a énergiquement refusé d’admettre qu’il puisse y avoir une rencontre immédiate, au sens de mystique, entre l’homme et Dieu. Nous ne pouvons le rencontrer que dans ses œuvres, celles de la création et celle de la rédemption; non pas en nous-mêmes, jamais dans une expérience mystique, ce qui en dernière analyse serait, d’après l’expression de Cornelius Van Til, une parfaite intégration de l’homme autonome au néant. Avec raison, Calvin parlait des « signes de la présence de Dieu », et non pas de l’immédiateté du Seigneur à portée de nos mains, sujet à manipulation religieuse d’inspiration et de mobile hautement spiritualiste.

Il ne nous est guère possible ici d’entamer une étude consacrée à l’herméneutique biblique. Une telle entreprise nous éloignerait de notre objectif. Nous nous contenterons de rappeler l’essentiel de ce que la théologie réformée affirme au sujet du témoignage intérieur et de la persuasion de l’Esprit, et à cet égard la Confession de La Rochelle peut nous servir de guide. Rappelons-en d’abord l’essentiel.

Il faut signaler ou plutôt rappeler aux pentecôtistes qu’en dehors de leurs rangs étroits, d’autres chrétiens ont également reçu l’Esprit (1 Co 12.3; Rm 8.9). L’Esprit est souverain et libre d’opérer de la manière dont il juge opportun de le faire. On ne peut lui imposer d’uniformité totale, quoique pour l’essentiel il fasse naître et développer des expériences d’après les données intelligibles clairement exposées sur les pages de la révélation biblique. Il est superflu, si ce n’est une preuve d’orgueil spirituel, de se vanter des dons de l’Esprit, alors qu’il suffit d’en faire apparaître les fruits.

En nous servant de l’Écriture, nous devons nous placer dans une écoute disciplinée de celle-ci, nous servir aussi d’outils qui en permettent la lecture correcte et l’interprétation fidèle. L’étude de la langue et de la philologie grecque et hébraïque ne sera jamais superflue. Si l’Esprit se sert de l’Écriture comme règle de notre très sainte foi et comme moule d’authentique expérience, il nous faut également bénéficier de la sagesse accumulée par de savants chrétiens, qui se sont soumis à la direction de l’Esprit et sont restés attentifs aux enseignements de la Parole, pour servir avec une meilleure intelligence son contenu et édifier notre foi. Une saine et sainte tradition n’est nullement incompatible avec l’orthodoxie chrétienne, même réformée. Or, nous redirons avec force qu’il n’existe pas de lieu légitime à quelque niveau et sous quelque forme que ce soit où puisse apparaître l’individualisme dans l’Église. L’affaiblissement des Églises issues de la Réforme dans les branches dites évangéliques est hélas dû à la banalisation, à la pâleur et à l’anémie des individualismes qui y végètent, tout en laissant l’étonnante impression qu’il s’agit d’une vigueur et d’une profonde authenticité.

2. Jean Calvin🔗

Concernant la lecture et l’interprétation correcte de l’Écriture, examinons maintenant le cas historique dans lequel Jean Calvin s’est trouvé, s’opposant vigoureusement et avec raison à des spiritualistes de son époque. Nous pensons que ce survol historique nous éclairera non seulement sur des conflits passés, mais encore nous guidera dans notre propre fidélité présente.

En 1535 éclatent les troubles de Münster. Jean de Leyde y établit un royaume d’illuminés dont les outrances amènent une sanglante répression. La nouvelle de ces troubles fait retomber sur toute la Réforme la responsabilité de ces erreurs extravagantes. Calvin prit prétexte de ces calomnies pour écrire l’Institution de la religion chrétienne et pour y entreprendre la défense de la Réforme naissante. C’est ce qu’il expose dans sa préface qui est une lettre « au Roi de France très chrétien, François premier de ce nom » :

« C’est fraude et trahison que, sans cause, elle [cette doctrine] est notée de sédition et maléfice. Afin que nul ne pense que nous nous plaignons de ces choses à tort, vous-même vous pouvez être témoin, Sire, par combien fausses calomnies elle est tous les jours diffamée envers vous : c’est à savoir qu’elle ne tend à autre fin, sinon que tous règnes et polices [ordre] soient ruinés, la paix soit troublée, les lois abolies, les seigneuries et les professions dissipées; bref, que toutes choses soient renversées en confusion…1
Finalement, c’est perversement fait à eux, de reprocher combien d’émeutes, troubles et contentions a après soi attiré la prédication de notre doctrine et quels fruits elle produit maintenant en plusieurs : car la faute de ces maux est iniquement rejetée sur elle, qui devait être imputée à la malice de Satan. C’est quasi le propre de la Parole de Dieu, que jamais elle ne vient en avant, que Satan ne s’éveille et escarmouche. Et c’est une marque très certaine, pour la discerner des doctrines mensongères, lesquelles facilement se montrent, en ce qu’elles sont reçues volontairement de tous, et viennent à gré à tout le monde. En telle façon par quelques années ci-devant, quand tout était enseveli en ténèbres, ce seigneur du monde se jouait des hommes à son plaisir, et comme un Sardanapale se reposait et prenait son passe-temps en bonne paix. Car qu’eût-il fait, sinon jouer et plaisanter, étant en tranquille possession de son règne? Mais depuis que la lumière luisant d’en haut a déchassé ses ténèbres; depuis que le Fort a assailli et troublé son règne, incontinent il a commencé à s’éveiller de sa paresse et à prendre les armes (Lc 11.22). Et premièrement a incité la force des hommes, pour par elle opprimer la vérité commençant à venir. Et quand il n’a rien profité par force, il s’est converti aux embûches. Adonc, par ces catabaptistes, et telles manières de gens, il a ému plusieurs sectes et diversités d’opinions, pour obscurcir cette vérité, et finalement l’éteindre. Et encore maintenant, il persévère à l’ébranler par toutes les deux machines.2 »

Ainsi, pour Calvin, les déviations spirituelles des sectaires sont des caricatures fomentées par Satan pour ruiner l’œuvre de la Réforme. Ce sont toujours les deux dangers que nous avons signalés : le romanisme et sa violence persécutrice, l’individualisme et ses outrances destructrices. Calvin, par un mot d’esprit d’hellénisant, les appelle non pas « anabaptistes », c’est-à-dire ceux qui baptisent de nouveau3, mais « catabaptistes », c’est-à-dire ceux qui renversent le baptême4. Vouloir renouveler le baptême, c’est déclarer nul le baptême déjà reçu dans son enfance.

Peu auparavant, en 1534, Calvin avait écrit son premier traité, la Psychopannychia, dans laquelle il combat la doctrine du sommeil des âmes après la mort. Si Calvin a pris ce sujet, c’est pour combattre une erreur des anabaptistes et attaquer par un petit côté le bloc de l’hérésie. Dix ans plus tard, en 1544, les révolutionnaires de Münster, dont les rêves sociaux s’étaient terminés dans les supplices, ne constituaient plus un danger pour la Réforme. Mais l’hérésie réapparaissait sous une forme plus séduisante avec les « spirituels ». Servet ne s’était pas contenté d’attaquer la Trinité, il avait aussi élevé des objections contre le baptême des enfants. Il soutenait à la fois que le baptême est un mémorial (thèse rationaliste) et qu’il réclame de celui qui doit le recevoir la sainteté parfaite (thèse mystique). Calvin réfute ses objections5.

Une fois de plus, nous retrouvons l’alliance entre le rationalisme et le spiritualisme. Mais c’est surtout à la secte proprement dite des « spirituels » que Calvin s’attaque. Sous la direction de ses chefs, cette secte faisait des adeptes en prêchant l’individualisme, le mépris des formes du culte, l’interprétation immédiate. En 1544, Calvin écrivit contre eux son traité contre la secte fantastique et furieuse des libertins qui se nomment spirituels. Marguerite de Navarre, qui les protégeait, se sentit blessée par cet écrit et le fit dire à Calvin. Celui-ci lui répondit par une lettre célèbre. La protection de Marguerite de Navarre s’étendait à tous les novateurs évangéliques et Calvin ne craint pas de la mettre en garde contre les spirituels.

« Je vois la secte la plus pernicieuse et exécrable qui fut jamais oncques au monde. Je vois qu’elle nuit beaucoup et qu’elle est un feu allumé pour détruire et gâter tout, ou comme une contagion pour infectionner toute la terre si on n’y remédie. »

C’est dans cette lettre à la reine de Navarre que se trouve la phrase célèbre :

« Un chien aboie, s’il voit qu’on assaille son maître. Je serais bien lâche si, en voyant la vérité de Dieu ainsi assaillie, je faisais du muet sans sonner mot. Je suis tout persuadé que vous n’entendez pas qu’en faveur de vous, je trahisse la défense de l’Évangile que Dieu m’a commis. »

Évidemment, on comprend que Marguerite de Navarre ait été blessée par le traité contre les libertins. Il est d’une violence qui étonne. Calvin y compare ses adversaires à tous les anciens hérétiques, les gnostiques, les manichéens, car les principes de l’hérésie sont toujours les mêmes. Il leur reproche leur langage confus :

« Que ce soit donc une marque pour les discerner quand on les entendra parler plutôt gazouiller qu’on n’y comprendra pas plus que si c’était du haut allemand. La langue a été créée pour exprimer la réflexion afin que nous puissions communiquer ensemble. Par conséquent, c’est pervertir l’ordre de Dieu que de battre l’air d’un son confus qui ne soit entendu ou tourner par ambages à l’entour du pot pour faire rêver les auditeurs et les laisser en tel état. Pour traiter les mystères de Dieu, l’Écriture nous est règle. Suivons donc le langage qu’elle nous montre sans extravaguer, car le Seigneur, sachant bien que s’il nous parlait selon sa majesté, notre intelligence n’est point capable d’atteindre si haut, s’accommoder à notre pénitence. Et, comme une nourrice bégaie avec son enfant, ainsi il use envers nous d’une façon peu raffinée pour parler afin d’être entendu. Celui qui renverse cet ordre essaie d’ensevelir la vérité de Dieu qui ne peut être connue que comme il a voulu nous la révéler. »

Quelle était donc cette hérésie contre laquelle, en une réaction si sûre, le réformateur s’est dressé avec une violence qui étonne notre siècle pragmatiste, où tout message est reçu pourvu qu’il fasse du bien, et où on confond la sincérité du messager avec la vérité du message. On peut se tromper sincèrement et entraîner sincèrement les autres dans son erreur. Le critère de la vérité est en dehors de nous. Il est dans la révélation de la sainte Écriture. Que pensaient donc les libertins de cette révélation?

S’inspirant du passage bien connu de Paul, « la lettre tue et l’esprit vivifie » (2 Co 3.6), les spirituels prétendaient que l’Écriture prise dans son sens naturel n’est que lettre morte qui tue et que, par conséquent, il faut la délaisser pour venir à l’Esprit vivifiant. Ils entendaient qu’il fallait chercher derrière l’Écriture un sens allégorique et une spéculation plus élevée. Et Calvin s’écrie :

« Combien que cette secte soit bien diverse de celle des papistes, comme elle est cent fois pire et pernicieuse néanmoins, toutes les deux ont ce principe commun de transfigurer l’Écriture en allégorie et d’affecter une sagesse meilleure et plus parfaite que celle que nous y avons. »

Calvin exposera plus explicitement cette doctrine des rapports de la Parole et de l’Esprit dans les éditions subséquentes de l’Institution où le chapitre IX du premier livre est ainsi intitulé : « Comment aucuns esprits éveillés pervertissent tous les principes de religion, en quittant l’Écriture pour voltiger après leurs fantaisies, sans ombre de révélations du Saint-Esprit. » Nous n’en citons que la conclusion :

« La Parole est comme l’instrument par lequel le Seigneur dispense aux fidèles l’illumination de son Esprit. Car ils ne connaissent point d’autre Esprit que celui qui a habité aux apôtres, et a parlé par leur bouche, par lequel ils sont toujours réduits et ramenés à donner audience à la Parole. »

La certitude religieuse vient donc de la rencontre, dans l’âme du fidèle, de l’Esprit de Dieu et de la Parole. Sans l’Esprit, la Parole est lettre morte, sans action, un livre qui nous est scellé et plus étranger que beaucoup d’autres livres. Sans la Parole, qui pourra nous garantir que nous ne prenons pas pour des directions du Saint-Esprit les divagations de notre sens individuel? Suivant le mot de François de Sales :

« Le Saint-Esprit éclaire en nous la Parole et la confirme par son témoignage intérieur, alors la certitude est créée dans l’âme par une action extérieure à elle s’exerçant sur un instrument qui lui est aussi extérieur. Par là, nous sommes garantis de l’erreur qui jaillit de la nature humaine corrompue et incapable de connaître par ses propres forces la vérité. »

Ainsi, Calvin nous impose de recevoir la Bible dans son sens littéral et naturel. On a souvent débattu sur le littéralisme de Calvin. On a relevé certains propos du prince des exégètes, montrant qu’il discutait sur les textes. Mais il a dit aussi que les apôtres étaient les « notaires jurés du Saint-Esprit pour que leurs épîtres soient tenues comme authentiques6 ». L’autorité de la sainte Écriture est pour lui une autorité a priori. Il a cru à l’inspiration littérale. C’est par l’action du Saint-Esprit que nous pouvons reconnaître cette autorité et que l’Écriture extérieure nous devient une parole qui nous est directement et intérieurement adressée. Mais cela n’empêche point qu’en dehors de l’homme subsiste dans sa véracité, dans sa vérité intégrale, l’Écriture sainte.

C’est par ce principe du littéralisme biblique que Calvin a brisé l’hérésie individualiste des spirituels par la puissance logique de son système. Le libre examen et l’individualisme religieux ne sont pas des principes calvinistes. Calvin est trop convaincu de la faiblesse de l’homme et de la possibilité d’erreur dont la raison humaine est toujours menacée à cause du péché pour croire à la valeur du sens individuel. Il croit à l’autorité de l’Église, appuyant son corps de doctrine sur la Parole de Dieu et guidée par l’Esprit.

Nous ne relèverons pas d’autres traits de l’hérésie des spirituels. Ils partageaient l’erreur anabaptiste, c’est-à-dire que, par la valeur accordée à la décision de l’adulte conscient pour assurer la validité du sacrement, ils détruisaient la portée même du sacrement, qui est l’affirmation d’une grâce de Dieu, bien plus que le témoignage rendu par l’homme à cette grâce. Dans la question de la sanctification, ils aboutissaient à l’indifférence en ce qui concerne les choses de la chair. Calvin parle avec horreur de leurs mariages spirituels, qui étaient, sous couleur de liberté chrétienne, une dissolution de la famille. Dans la question des rapports avec l’État, ils ne reconnaissaient pas l’autorité du gouvernement civil, prétendant que sa juridiction était charnelle, alors que le chrétien ne doit connaître qu’une juridiction spirituelle. Dans son traité sur les anabaptistes, Calvin a réfuté ces diverses erreurs7.

3. Le témoignage intérieur du Saint-Esprit🔗

À l’article 4 de la Confession de La Rochelle, consacré à l’autorité de l’Écriture, nous lisons ce qui suit au sujet du témoignage intérieur de l’Esprit :

« Nous reconnaissons que ces livres sont canoniques et la règle très certaine de notre foi, non pas tant par le commun accord et le consentement de l’Église, que par le témoignage et la persuasion intérieure du Saint-Esprit, qui nous les fait discerner d’avec les autres livres ecclésiastiques sur lesquels, quoiqu’ils soient utiles, on ne peut fonder aucun article de foi. »

Commentant cette confession, R. Mehl s’interroge :

« D’où vient cette autorité unique reconnue à l’Écriture sainte? Les protestants vont-ils faire de l’Écriture un pape en papier? En aucune façon. Si l’Écriture sainte est l’autorité unique c’est qu’elle “contient”… la parole qui est procédée de Dieu. Le Dieu vivant est non un principe abstrait, un “moteur immobile”, un être impassible, mais un Dieu qui parle, qui adresse sa Parole à l’homme, et cette Parole exprime l’exigence à notre égard du Dieu saint. L’Écriture sainte ne tient son autorité que du fait qu’elle transmet cette Parole vivante du Dieu vivant. Comment pouvons-nous en assurer? Quel est le critère de la vérité et de l’authenticité de l’Écriture? C’est pour répondre à cette question que la confession introduit une notion typiquement calviniste : la doctrine “du témoignage et de la persuasion intérieure du Saint-Esprit”. En effet, ni l’antiquité des livres saints ni le consentement de l’Église à leur égard ne sauraient être la garantie de leur authenticité. Si ces critères pouvaient être utilisés, la vérité divine serait garantie par des arguments humains (le prestige lié à ce qui est antique) ou par une puissance humaine (le consentement unanime de l’Église). La Parole de Dieu ne peut être garantie que par Dieu lui-même. Non seulement Dieu se révèle objectivement à nous, mais encore il intervient en nous, par son propre Esprit, pour que le sujet que nous sommes reconnaisse cette Parole, sache qu’elle vient de Dieu et comprenne qu’elle le concerne, lui, personnellement.
Calvin a commenté lui-même cette doctrine en ces termes : “Combien que Dieu seul soit témoin suffisant de soi en sa parole, toutefois cette parole n’obtiendra point la foi au cœur des hommes, si elle n’y est scellée par le témoignage intérieur de l’Esprit. Par quoi il est nécessaire que le même Esprit qui a parlé par la bouche des prophètes, entre en nos cœurs, et les touche au vif pour les persuader que les prophètes ont fidèlement mis en avant ce qui leur était commandé d’en haut.” (Institution, I, vii, 4).
Non seulement donc Dieu est, dans les cieux, la puissance transcendante, irréductible par son infinité et sa perfection à quoi que ce soit d’humain (article 1er), mais ce même Dieu par son Esprit pénètre l’esprit de l’homme pour lui donner, malgré son péché et sa limitation, la capacité d’entendre la voix de Dieu et de la reconnaître.
Ne nous hâtons pas de dire que cette théorie du témoignage intérieur du Saint-Esprit est un cercle vicieux et qu’elle se borne à affirmer que Dieu se connaît lui-même ou que l’Esprit de Dieu connaît Dieu, car le Saint-Esprit est donné par Dieu à l’homme non pas comme une nouvelle faculté, mais comme une puissance qui témoigne auprès de notre esprit et le persuade, sans que notre liberté ou notre personnalité soit anéantie. La doctrine du témoignage intérieur du Saint-Esprit fait écho à ce que Jésus lui-même a annoncé sur le Paraclet ou Consolateur (Jn 14 et Jn 16), ou à cette déclaration de Paul : “l’Esprit lui-même rend témoignage à notre esprit que nous sommes enfants de Dieu” (Rm 8.16).
Mais on sait que le témoignage de l’Esprit est invoqué par tous les inspirés, les sectaires et les hérétiques qui prétendent que Dieu par son Esprit leur a communiqué des vérités nouvelles ou des vérités secrètes. La confession de foi ferme la porte à cet illuminisme et à ce subjectivisme. Le rôle de l’Esprit est spécifié par rapport à l’Écriture. L’Esprit n’apporte aucune révélation nouvelle. Comment pourrait-il d’ailleurs y avoir une révélation nouvelle après que Dieu a dit son dernier mot, le dernier mot de son amour, dans la résurrection et l’ascension du Christ? C’est l’intelligence de l’Écriture qui nous est ouverte par l’Esprit et qui nous fait entendre la Parole dans ou à travers l’Écriture, ce qui signifie d’une part que nous n’avons pas à chercher ailleurs que dans cette Écriture la Parole de Dieu “nécessaire pour le service de Dieu et notre salut” (article V), que, par conséquent, est condamnée en principe toute spéculation qui voudrait découvrir Dieu dans la nature ou par une voie philosophique, ce qui signifie d’autre part que, contrairement à ce qu’affirme le même article V. […] Dieu fait retentir sa Parole à travers l’Écriture, mais pour en entendre le son il faut être assisté de l’Esprit de vérité, de même que seul cet Esprit a pu faire reconnaître aux disciples le Fils de Dieu sous les traits de l’homme Jésus.
En conséquence, l’évangélisation n’est pas une propagande qui se bornerait à diffuser largement l’Écriture. Elle n’est même pas du tout une œuvre humaine de ce genre. Car un homme de bonne foi peut lire et méditer l’Écriture sans y entendre la Parole de Dieu, ou sans la recevoir comme une exigence à lui adressée, si le Saint-Esprit ne lui est pas donné.8 »

Avec R. Mehl, on sera d’accord pour affirmer qu’un certain littéralisme biblique qui ne tiendrait pas compte du témoignage intérieur de l’Esprit se trouvera condamné. Mais nous ajouterons que du même coup se trouve condamné le libéralisme qui entend interpréter l’Écriture, en prendre et en rejeter, au nom d’un esprit qui n’est pas le Saint-Esprit, mais qui est ordinairement l’esprit philosophique d’une époque.

Ainsi se trouve confirmé le lien qui unit Dieu à sa Parole. Cette Parole n’est jamais jetée dans le monde comme un objet (en l’occurrence un livre sacré). Dieu ne se sépare pas de sa Parole, même quand il la donne. Il est lui-même présent avec nous, avec notre esprit, pour nous la faire saisir. Sans l’acte de Dieu, sans sa présence, nous n’avons pas accès à sa Parole. C’est pourquoi, toutes les fois que nous voulons lire l’Écriture, il nous faut prier Dieu pour qu’il nous renouvelle le don de son Esprit.

Notes

1. Allusion évidente à ce que l’on racontait sur les révoltes des illuminés en Allemagne.

2. J. Calvin, Institution, Épître au Roi.

3. Le préfixe grec « ana » signifie de bas en haut et, par extension, de nouveau.

4. Le préfixe « cata » signifie de haut en bas et, par extension, comporte une idée de destruction.

5. J. Calvin, Institution, IV.16.31.

6. J. Calvin, Institution, IV.8.9.

7. Voir J. Cadier, « Calvin et les spirituels », Foi et Vie, 1935.

8. R. Mehl, Explication de la Confession de foi de La Rochelle, Les Bergers et les Mages.