Cet article a pour sujet la révolution, ses nouvelles formes basées sur le marxisme et le rationalisme politique (raison autonome), sa violence, son caractère religieux, ses théologies; et enfin la relation entre l'Église et le royaume.

Source: Révolution ou rédemption?. 22 pages.

Révolution ou rédemption?

  1. Des nouveaux types de révolutions
  2. Le caractère religieux de la révolution
  3. La théologie de la révolution
  4. Le christianisme et la révolution
  5. Réflexions critiques sur la théologie de la révolution
  6. La relation entre l’Église et le Royaume

1. Des nouveaux types de révolutions🔗

Les révolutions qui secouent notre société occidentale à l’heure actuelle sont d’un type nouveau et apparaissent sur la scène de l’histoire comme des phénomènes radicalement différents de toutes les révolutions auxquelles nous avaient familiarisés les temps modernes.

Les mouvements révolutionnaires surgissent simultanément en Occident et dans les pays en voie de développement. Ils se réfèrent tous à l’idéologie marxiste. Ils en empruntent le vocabulaire de même que l’analyse critique du système capitaliste occidental.

Richard Lowenthal, dans la revue britannique Encounter (novembre 1969) assure que ces nouvelles idéologies marxistes se développent admirablement sur les sols fertilisés par leur propre décomposition. En est significative l’idée que l’action doit précéder la pensée. Cette action peut être violente, mais ce qui la caractérise également c’est qu’elle est dépourvue d’un programme précis. Où faut-il chercher, se demande Lowenthal, les racines intellectuelles de ces croyances politiques et celles de leur action sociale?

Karl Marx s’était séparé des révolutionnaires romantiques en optant pour une version historique et prospective de la révolution. L’apparition d’un socialisme utopique au 19siècle appartenait au phénomène révolutionnaire romantique que l’on rencontrait parmi les intellectuels européens. À l’heure où s’ouvrait l’ère de l’industrialisation entraînant avec elle toutes sortes de mutations sociales et humaines, Marx, avec une grande audace, rompait avec le courant révolutionnaire dominant. Il en rejetait les éléments romantiques qui s’opposaient à toute tentative de modernisation.

Ce refus était motivé par l’idéalisation du passé qui pouvait être « conservé » grâce à la logique de l’histoire. À l’époque, l’idée de Marx frappait par son originalité — pour ne pas dire par son absurdité — en tant que théorie politique neuve. Pourtant, elle fut d’une très grande force et son auteur réussit à forger un lien prodigieux entre sa foi en l’utopie et sa vision de l’histoire. Ceux de ses disciples actuels qui n’ont pas totalement abandonné l’utopie marxienne semblent décidés à atteindre les objectifs tracés par le maître par des voies beaucoup plus directes. H. Marcuse a joué un rôle déterminant dans le développement de la nouvelle gauche occidentale. Son importance apparaît dans la déception même qu’il éprouve en face de l’utopie marxiste. Marcuse se sent comme trahi par la logique de l’histoire propre à la philosophie marxiste. Aussi est-il contraint d’abandonner son assurance dans le triomphe final de la justice. Pour lui, le seul et unique choix consiste dans la tentative de hâter, et même de précipiter, en remuant ciel et terre, l’avènement du millenium de l’évangile marxien. Selon Lowenthal, c’est là une régression vers une religion séculariste de type primitif, aussi différente de la théorie de Marx que la foi des anabaptistes de Münster pouvait l’être de celle du christianisme occidental officiel du 16siècle.

Cependant, on peut relever toutes les contradictions internes des néomarxistes qui, tout en rejetant la médiation historique et rationaliste et en optant pour la passion irrationnelle et la violence immédiate, persistent à chercher le salut sur terre par la force de la révolution. Ils ne se sont pas tout à fait défaits de l’idéologie romantique. Ils ont encore recours à un mélange d’arguments de type bakouniniste1 et à des méthodes d’action qui rappellent celles du fascisme. Quelles sont alors les prospectives politiques des mouvements néo-révolutionnaires?, poursuit encore Lowenthal. Ces mouvements représentent sans conteste un danger sérieux pour la société occidentale, non pas tant parce qu’ils contribueraient à former un troisième bloc mondial, mais simplement parce qu’ils peuvent hâter la décadence, la destruction du monde moderne et le jeter dans un état de barbarie.

La vraie menace, selon Lowenthal, n’est ni Mao ni une éventuelle hégémonie asiatique sur le reste du monde, mais plutôt l’expansion démographique, la faim, l’incompétence gouvernementale des pays du Tiers-Monde ainsi que l’autosatisfaction des Occidentaux. Ces facteurs engendreront le désespoir et déclencheront des violences en série. La véritable menace ne vient pas des jeunes extrémistes qui sont incapables de soulever et de contrôler l’Université. Certes, ils peuvent pour un temps paralyser toute activité académique en détruisant le climat de tolérance et d’enseignement rationnel. Ce faisant, ils priveront pour longtemps la société d’une partie importante de ses élites, pourtant indispensables au renouvellement constant de la pensée, à la recherche scientifique et à l’éducation permanente. La civilisation ne peut pas être abandonnée à la violence, car elle ne pourrait survivre, non à l’attaque et à l’invasion d’une culture barbare, mais à son propre échec.

2. Le caractère religieux de la révolution🔗

Il n’est pas besoin de démontrer le caractère religieux de tous les mouvements révolutionnaires des temps modernes, à commencer par la Révolution française de 1789. Sous des formes diverses, ils poursuivent tous des objectifs « millénaristes », professent et pratiquent le culte du chef-sauveur, recherchent un code d’éthique nouveau qui implique ascétisme et sacrifice de soi, entretiennent une légende de figures quasi mythologiques et vont jusqu’à se comparer à la figure du Christ. Les révolutions ont toutes eu leurs « saints séculiers » canonisés. Récemment encore, pendant la révolution culturelle chinoise, le culte de la personnalité — en l’occurrence celle du président Mao — a connu des adeptes fanatiques et des adorateurs fervents. Ce phénomène politique révèle moins une rivalité avec d’autres systèmes et régimes politiques qu’avec un culte religieux. Il apparaît comme le rival moderne de la foi biblique.

Chez les jeunes, la sensibilisation néo-ascétique est plus profonde qu’on ne veut l’admettre. Ils refusent de participer à l’intense effort déployé par leurs aînés pour obtenir des profits « mineurs » ainsi qu’à la recherche de la puissance militaire. Les jeunes reprochent à leurs aînés bien-pensants de rester indifférents face à la misère et à la souffrance du Tiers-Monde. La différence entre une foi religieuse de type classique et ce caractère religieux de la révolution moderne consiste en ce que l’utopie révolutionnaire engendre le désespoir plutôt qu’une espérance joyeuse.

J. Moltmann, l’auteur de la Théologie de l’espérance, a dit dans une conférence publique aux États-Unis que les différentes catégories d’espérance, de libération et d’accomplissement étaient valables et possibles il y a encore à peine dix ans; à présent, affirmait-il, on ne peut plus parler que de désespoir!

Cet élément nouveau explique l’irrationalisme et la violence qui caractérisent les nouvelles révolutions. L’autorité contestée par les jeunes n’est pas celle d’un contrôle supérieur, mais simplement celle des modes de conduite éthiques, des tests fondamentaux de la vitalité et du dynamisme d’une civilisation. Celui, par exemple, de transmettre à la jeune génération des valeurs essentielles, quitte à les adapter aux conditions sociales en mutation; également la capacité d’attirer et d’assimiler tous les « outsiders » ou les « barbares ».

Les racines religieuses des mouvements révolutionnaires s’étendent très loin dans le passé. Elles sont apparues dans la révolution qui a inauguré l’ère appelée des Temps nouveaux de l’histoire occidentale, à savoir la Révolution de 1789.

Hebden Taylor dans A Christian Philosophy of Law, Politics and the State, consacre une partie importante de son étude à l’aspect religieux de la révolution. Nous le suivrons dans son analyse et son développement.

À l’origine, la révolution avait fasciné étrangement tous ceux qui croyaient assister, enfin, à l’aurore d’un jour nouveau pour l’humanité, et qui nourrissaient un immense espoir pour son avenir. Mais Edmond Burke, le célèbre homme d’État et écrivain britannique, avait déjà discerné la nature profonde de la révolution. Il a été parmi les rares penseurs qui ont traité la révolution d’entreprise religieuse, dont l’objectif principal était celui de détrôner Dieu pour le remplacer par l’homme.

« Ce n’est pas la France qui étend son empire sur d’autres nations — écrivait-il dès 1796 —, mais une petite secte, qui se propage en France et poursuit la construction d’un empire mondial, en commençant par la conquête de la France. »

À notre époque, on constate un retour à cette interprétation. La Révolution de 1789 est considérée comme l’un des événements les plus fondamentaux et les plus significatifs des temps modernes.

Karl Jaspers écrivait :

« Événement sans précédent dans l’histoire humaine; depuis la Révolution française, on constate une prise de conscience nouvelle par rapport à la signification des temps modernes. »

Hans Redmayer, critique d’art, écrit de son côté dans Verlust der Mitte :

« Durant les années aux alentours de 1789, une révolution intérieure s’est installée en Europe dont la portée véritable n’est pas encore totalement évaluée à notre époque. Jusqu’à présent, nous n’avons pu avoir un aperçu bien clair sur la situation mondiale qui a engendré cet événement, ni dans le domaine spirituel ni dans le domaine matériel. Or, comprendre ce qui s’est passé à ce moment-là est certainement la tâche la plus urgente assignée aux sciences historiques. Il faut nous intéresser à cette période de l’histoire moderne, non seulement comme simples historiens, mais plus encore en tant qu’hommes, car nous en sommes, bon gré mal gré, les héritiers spirituels. Aussi, c’est en nous penchant sérieusement sur l’étude de cette période décisive que nous pourrons mieux saisir la signification de notre propre époque. »

Pourquoi donc la Révolution de 1789 fut-elle aussi décisive pour la suite des temps? Parce que, jusqu’à aujourd’hui, elle a ses admirateurs qui s’en inspirent pour mener à bien leur propre action révolutionnaire. Ainsi, Burke avait employé, le premier, une image et une qualification religieuses pour décrire le mouvement révolutionnaire français. Selon lui, les révolutionnaires étaient des hommes sectaires, les adeptes d’une nouvelle religion; il avertissait ses contemporains des dangers particuliers de ce nouveau système totalitaire à caractère religieux.

Selon lui, ses contemporains n’assistaient pas à un simple changement de dynastie (l’histoire en avait vu bien d’autres), mais à un événement politique d’une espèce nouvelle. Certes, la Révolution a été reconnue comme une réaction violente contre le monde traditionnel et, surtout, contre l’ancien régime despotique dont le caractère absolu et injuste ne fait aucun doute et qui devait inévitablement provoquer sa chute. Mais au-delà des apparences, on pouvait reconnaître dans la Révolution la révolte des hommes contre un ordre établi, contre un ordre qui pouvait se réclamer de droit divin. Cette interprétation de Burke n’a pas trouvé beaucoup d’écho. Les historiens, sans soupçonner ses motifs religieux, ont pendant longtemps cherché à expliquer la Révolution française par d’autres moteurs : politiques, sociaux, historiques. Il ne faut pas oublier qu’on est alors au seuil du 19siècle et que l’esprit positiviste applique ses méthodes à l’étude de l’histoire.

Tout récemment, un changement notable s’est produit dans l’approche historique de ceux qui se penchent sur cette même période. Il existe, semble-t-il, un large consensus pour affirmer que la Révolution fut un événement beaucoup plus fondamental pour l’histoire occidentale que ne pouvait être un simple changement du régime politique en France. La révolution est actuellement considérée comme une formidable explosion aux conséquences multiples et encore imprévisibles pour la vie publique de tous les jours. Les idées révolutionnaires mettaient en cause la conception même de l’homme. Certains historiens affirment qu’elle fut une foi religieuse authentique. Ainsi, l’idée originale de Burke longtemps combattue est actuellement réhabilitée et connaît une certaine audience auprès des historiens.

Georges Lefebvre, professeur à la Sorbonne, a publié en 1930 un Avènement de la Révolution française qu’il a réédité en 1957, mais en modifiant son orientation primitive afin de démontrer à son tour les implications supranationales de la Révolution. Ainsi, les uns après les autres, historiens et sociologues sont amenés à reconnaître que les révolutions de 1830 et de 1848, celle de la Suisse, celle de la Russie en 1917, celle que connaît le continent sud-américain ainsi que l’esprit révolutionnaire qui secoue I’Asie et le continent africain, appartiennent tous au mouvement tourbillonnaire continu de l’esprit humain dont l’origine remonte à la Révolution de 1789 et dont le terrain avait été préparé, comme on le verra plus loin, bien antérieurement. Il n’est pas étonnant que notre époque veuille s’appeler « l’Âge de la Révolution ». On en vient même à parler de révolution permanente. À la suite de Burke, un autre homme politique, le Néerlandais Groen van Prinsterer a souligné à son tour la nature religieuse de ces événements et décrit l’intention profondément religieuse de ses principaux artisans.

Ce débat sur le caractère religieux de la Révolution conduit à l’examen de l’esprit prédominant du Siècle des Lumières et de « l’Âge de la Raison ».

« Les Lumières » avaient été la deuxième étape dans le développement progressif de l’esprit rationaliste qui, déjà au 18siècle, avait suivi l’humanisme de la Renaissance du 16e. L’esprit rationaliste a consacré une rupture totale et définitive de l’homme « moderne » avec la foi chrétienne. L’Aufklarung avait choisi pour la pensée humaine ainsi que pour l’action un fondement autonome, afin de les rendre l’une et l’autre totalement indépendantes de l’emprise d’une métaphysique spéculative. La « religion » était étudiée dans le but de permettre à la vie de l’Europe de se situer dans une perspective harmonieuse par rapport à d’autres modes de vie. Dans le domaine politique, la conception d’un droit divin, d’une « providence surnaturelle » est remplacée par le « contrat social », et dès lors, le gouvernement est considéré comme instrument parfait de la volonté humaine. Dans la philosophie morale, on tendait à fonder le code moral sur une prétendue loi naturelle ainsi que sur des « faits » établis et reconnus par la seule psychologie humaine.

Le 18siècle, qui a vu la naissance des « Lumières », n’a pas à proprement parler élaboré une pensée politique originale. L’action politique devait se fonder sur la théorie rationaliste élaborée au 17siècle. Rousseau est sans doute la figure dominante de cette période. C’est lui qui a marqué la Révolution de son sceau et lui a donné son caractère définitif. Il peut être tenu pour le père du libéralisme politique. Les idées développées dans son Contrat social et dans d’autres écrits se retrouvent déjà chez Locke et chez Grotius. Ces idées appartiennent au mouvement rationaliste en général et leur caractère révolutionnaire se retrouve dans le De Jure Bellae et Pacis d’Hugo Grotius (1625).

« La guerre, la violence, le désordre que la loi de Dieu ne réprime pas, mais tolère et même justifie comme faisant partie d’un plan indiscutable. Tous les maux que l’homme a hérités seront abolis et disparaîtront par une loi découverte un jour par l’homme lui-même. »

Selon Paul Hazard, avec une telle audace « humaniste », on passait de l’ordre de la providence à l’ordre humain. L’ordre de Dieu était remplacé par le gouvernement humain et sa souveraineté rejetée au profit de la suprématie de l’homme. Le contrat social humain exalté; preuve en est « le vote de la majorité » si cher aux démocraties occidentales, qui se réfèrent toutes aux idées rationalistes et humanistes du Siècle des Lumières.

Locke et les déistes, aux idées largement répandues en Angleterre, avaient exercé une profonde influence sur Voltaire qui les répandit en France à son retour. Elles étaient par ailleurs communes au mouvement politique rationaliste. Ernest Cassirer écrit à ce sujet :

« Le rationalisme politique du 17siècle fut le rajeunissement des idées stoïques des Anciens. Ce rationalisme avait pris son essor en Italie et imprégné toute la culture européenne. »

Lorsque Thomas Jefferson fut sollicité en 1776 à préparer le texte de la Déclaration de l’indépendance américaine, il la rédigea en commençant par ces mots devenus célèbres :

« We hold these truths to be self-evident that all men are created equal that they are endowed by their creator with certain inalienable rights, that among these are, life, liberty, and the pursuit of happiness. That to secure these rights, governments are instituted among men deriving their just powers from the consent of the governed. »

Nous traduisons ainsi :

« Nous pensons que ce sont des vérités évidentes que les hommes sont créés égaux par leur Créateur, avec des droits inaliénables, parmi lesquels se trouvent la vie, la liberté, la poursuite du bonheur. Pour protéger ces droits, il a été établi parmi les hommes des gouvernements qui ne tiennent leur pouvoir légitime que du consentement de ceux qu’ils gouvernent. »

Jefferson ne se doutait sans doute pas qu’il tenait là un langage propre à la philosophie stoïque.

Or, ce même langage et des concepts identiques se retrouvent chez tous les penseurs politiques du 18siècle. Ces concepts politiques étaient les seuls axiomes pour l’organisation de la cité. Il n’était pas question de les analyser ni de les démontrer. Ils étaient admis comme des vérités évidentes. Ils exprimaient l’essence de l’homme et le caractère même de la raison humaine. La Déclaration d’indépendance avait été précédée et préparée par un événement encore plus grand : celle de l’indépendance intellectuelle chez tous les théoriciens politiques du 17siècle. La Raison avait affirmé sa toute-puissance pour gouverner à elle seule la vie politique et sociale.

Cassirer a écrit :

« S’étant émancipée du contrôle de la pensée théologique, les auteurs de l’Encyclopédie : d’Alembert, Diderot et les Pères de la démocratie américaine, Jefferson et autres, n’avaient pas compris que leur profession de foi n’avait rien de nouveau. »

Elles étaient aussi anciennes que le monde politique organisé. On peut trouver l’équivalence des affirmations de l’universalité de leur pensée politique dans la formule catholique romaine : « quod semper, quod ubique, quod ad omnibus », « tenir pour vérité de foi ce qui a été cru partout, toujours et par tous ». « La Raison, écrivait La Bruyère, est de tous les climats. »

Il faut maintenant évoquer Descartes. L’esprit de l’auteur du Discours de la Méthode est un curieux mélange de vérités et d’erreurs. Son besoin quasi religieux de certitude a conduit Descartes à considérer le système de la pensée géométrique de son époque comme le modèle de la parfaite clarté. Il lui fallait peu d’effort pour extrapoler et affirmer que la structure de toute pensée s’explique d’une manière géométrique. Ainsi, la méthode cartésienne fut appliquée aussi bien aux théories qu’à la vie pratique. Thomas Hobbes avait de son côté cherché à élaborer une théorie du corps politique pouvant être l’équivalente, en clarté, de la méthode scientifique et, en certitude, de celle de la théorie des corps physiques professée par Galilée. Grotius, lui aussi, voulait développer une mathématique de la politique. E. Cassirer estime qu’il existe une autre question aussi vitale pour le développement de la pensée politique. Une fois qu’on a admis qu’il était possible, voire nécessaire, de démontrer la vérité politique et éthique en procédant comme en mathématiques, où faut-il chercher le principe d’une telle démonstration? Selon ces théoriciens, il existe une méthode euclidienne de la politique… Dans ce domaine encore, nous sommes en présence d’un certain axiome, de postulats incontroversables et infaillibles…

Toute théorie politique cherche à découvrir et à formuler de tels axiomes. La plupart des penseurs politiques du 17siècle savaient que ces principes primordiaux de la vie politique de l’homme avaient été découverts. Ils devaient être exprimés en un langage logique, celui des idées claires et distinctes. Jefferson et ses amis n’affirmaient rien d’autre que ce qui à l’époque était considéré comme le parfait bon sens. Ce qui est clair est nécessairement rationnel. Ce qui est rationnel apparaît clairement à l’esprit de tout homme. La vérité rationnelle demeure la même à toute époque. Ainsi, le rationalisme politique constitue la base même de la démocratie moderne. Base religieuse s’il en fut, en vue de l’édification de la vie sociale et politique en Europe. Cette base se retrouve déjà à l’époque hellénistique et à travers la philosophie stoïque, jusque chez les juristes romains, les Pères grecs, dans la philosophie scolastique et les conciliaristes de l’Église du Moyen Âge.

Pendant toute cette longue histoire, à travers l’évolution politique, les théoriciens se sont laissés persuader du caractère axiomatique de la théorie rationaliste. La Révolution américaine et la Révolution française, ainsi que tous les régimes politiques qui en sont issus, sont des fruits purs de la pensée rationaliste. L’un des axiomes de cette philosophie fut la théorie du contrat de l’État. D’après elle, l’ordre politique est constitué par l’ensemble des actes libres des individus, citoyens et gouvernants. Aucune allusion n’est faite à une société corporative à laquelle Dieu assigne des tâches. Il n’existe que la somme totale des individus qui se soumettent volontairement aux gouvernements qu’ils établissent de leur propre gré.

Une telle théorie politique ne se soucie guère de l’idée du service qu’il faut rendre à Dieu ni de l’administration de la création en son nom, mais seulement de l’accord conclu entre individus dans leur propre intérêt. Le contrat social nous permet de mieux voir l’individualisme foncier de la pensée politique rationaliste. Nous n’y trouverons pas de traces de la loi établie par Dieu sur sa création. Au commencement, il y a des hommes individuels qui concluent ensemble un contrat dans l’intérêt de la coexistence au sein d’une communauté politique donnée. La loi qui donne la possibilité d’une création étatique réside, selon cette conception, dans la raison « rationnelle » de chaque individu. Sur la base d’un prétendu bon sens axiomatique de la raison, on croit avoir la possibilité de créer une vie communautaire ou sociale normale.

Le motif religieux du rationalisme apparaît donc très clairement.

Or, ce n’est que lorsque Dieu ouvre le cœur des hommes à sa Parole qu’une véritable unanimité peut exister dans tous les domaines, y compris celui de la vie politique. L’unanimité réelle est possible dans la consécration et l’obéissance totale à une loi révélée. À l’origine supra-historique du Royaume de Dieu, Christ est la Tête de toute l’humanité. Les penseurs païens d’autres époques n’ont jamais songé à une telle vision de la chose publique. Aristote ni Cicéron ne se sont rendu compte du fait qu’une société stable ne peut vraiment exister sans éliminer au préalable discordes et dissensions au sujet de l’autorité établie. Selon les Anciens, c’étaient les « dieux » qui garantissaient cette autorité dans les villes grecques. La vieille religion romaine assurait la croyance en l’autorité de la République de Rome. Lorsqu’une foi religieuse commune fait défaut, il en résulte une crise inévitable des fondements. Cette crise était déjà apparue au temps de Cicéron. Lorsque la foi en la vieille religion romaine fut abandonnée, les fondements et les conditions de stabilité dans l’État disparurent sans tarder.

Que se passe-t-il dans une société lorsque la foi en une souveraineté suprême disparaît? Cicéron avait déjà en son siècle posé cette question. Pour comprendre les temps modernes, il faut absolument connaître l’esprit qui a dominé depuis le 17siècle. Cet esprit a été tellement fondamental qu’il a conduit à la reconsidération et à la reconstruction radicale de l’histoire, c’est-à-dire jusqu’a la révolution elle-même.

Selon le concept de la raison, l’homme veut s’assurer de deux besoins fondamentaux : premièrement, son besoin de certitude, ensuite celui de communauté. Pour les satisfaire, il doit être le détenteur souverain de la vérité. En réalité, dans son moi profond, il se considère comme la vérité même dont il ne saurait s’aliéner. C’est pourquoi le thème récent de l’aliénation et de l’autoaliénation de l’homme — déjà présent chez Hegel — trouve une extraordinaire et poignante résonnance. L’homme moderne prétend être chez lui dans le monde qui lui dévoile ses secrets grâce à sa raison.

À ses yeux, il n’existe aucun besoin de salut, car il se croit parfaitement en règle avec son monde. En ce qui concerne le futur, il est assuré d’y exercer un contrôle qui lui permettra d’étendre encore davantage son pouvoir sur son environnement. Il ne lui reste qu’à travailler sur de simples détails. L’homme rationnel reste nécessairement optimiste. L’innovation continuelle et l’expérimentation sans fin sont les chemins vers la maîtrise absolue de la vie et de l’univers, puisqu’il n’existe pas de lumière révélatrice éclairant la création; pas un ordre pour lequel il a été créé.

En tant que lumière originale, la raison peut ignorer toute question relative à la lumière venant d’ailleurs, de l’extérieur. La raison est génitrice de son propre ordre. À la fin, elle créera un monde pour l’homme selon les lois qu’elle établira. Il suffira d’agir en accord avec elle. L’homme est assuré de son progrès et de la construction définitive de la cité naturelle; il est en mesure d’inaugurer le royaume définitif des hommes.

Le rationalisme ignore l’antithèse fondamentale de la vie de l’homme, à savoir son orientation profondément « religieuse », soit dans le sens de la révélation, soit dans celui de la fonction religieuse avec des présuppositions humaines qui excluent toute révélation divine. Christ et l’œuvre du Saint-Esprit restent superflus. Il n’a aucune pensée sur le retour du Christ, qui doit revenir pour établir l’ordre véritable en démettant l’ennemi de son pouvoir usurpateur et pour instaurer définitivement le royaume de Dieu, dont il avait donné des signes matériels pendant son ministère terrestre. Selon la raison autonome, la possibilité d’une vie communautaire ne réside pas dans la conversion et dans l’obéissance à la Parole de Dieu, mais dans l’œuvre de l’homme. Ce qui explique la foi absolue dans les institutions démocratiques des temps modernes.

On ne peut comprendre cette nature religieuse de l’esprit antithétique sans l’éclairage de la révélation biblique. Or, la Révolution française de 1789 est directement liée à cette orientation religieuse radicale de l’homme. C’est elle qui a officiellement dressé un autel à la déesse raison. C’est elle qui a fixé une norme pour tous les mouvements politiques qui lui ont succédé depuis. La Révolution a été l’abandon de la loi de Dieu dans la vie quotidienne de l’humanité afin de lui substituer la raison humaine autonome. On comprend aisément la fascination qu’elle continue à exercer sur tant de nos contemporains. Elle conserve un sens religieux et se dresse contre la religion biblique, contre l’Ordre voulu par Dieu, contre le règne du Christ, le témoignage du Saint-Esprit et toute la révélation scripturaire.

Or, seule la thèse de Dieu est normative pour la totalité de notre vie. Mais nous voyons se dresser contre elle l’antithèse, surgie de l’imagination et du « cœur » de l’homme : l’antithèse humaine, conséquence de la distorsion opérée par le vieux rebelle, celui qui veut établir sa thèse comme normative pour l’ensemble de la vie de l’homme. Mais la révolution, antithèse religieuse, a abouti aussi à des conséquences pratiques. La terreur a été le résultat de la marche « glorieuse » des révolutionnaires vers la liberté qu’ils croyaient avoir enfin conquise.

Pour les révolutionnaires, la foi chrétienne était une superstition dont il fallait se débarrasser. Elle maintenait l’homme dans l’ignorance; elle l’empêchait d’accomplir des conquêtes scientifiques, d’atteindre son accomplissement parfait. L’élite rationaliste ne fut, certes, ni méchante ni criminelle. Ces hommes ont parfois donné la preuve qu’ils étaient capables de grandes vertus morales. Ils étaient inspirés par de nobles idéaux mis au service de leur entreprise révolutionnaire. Mais ils furent souvent sans pitié parce qu’ils crurent que seul leur principe rationaliste pouvait régir la vie de l’homme. La masse, ignorante ou non informée, devait obéir aux « diktats » de la raison.

Aussi n’a-t-on pas hésité à supprimer impitoyablement les adversaires politiques et idéologiques. Il ne faut pas négliger la motivation idéaliste des croyants fanatiques de la cause rationaliste. D’autres croyants du communisme d’aujourd’hui ont connu et expérimenté les mêmes motivations (pensons à Dostoïevsky qui les identifie dans Les Possédés). Ces hommes se sont crus sur la route menant à l’idée moderne du progrès. Ils ont pensé pouvoir se libérer de la superstition et aller vers la liberté. Pour eux, il n’existait pas d’autre loi que celle qu’ils s’imposaient à eux-mêmes. Le monde devait rester ouvert à leur champ d’exploration. Il ne devait y avoir aucune loi ni pour le mariage ni pour la famille, car toutes les révolutions s’engagent dans le combat contre les structures réelles établies dans l’ordre de la création.

Mais Dieu maintient sa vérité et tous les hommes sont retenus par sa loi. Christ et son office de prêtre, de prophète et de roi en sont les garants. Quant aux révolutions, tout en recherchant la liberté, elles asservissent les hommes.

Face aux révolutionnaires, on peut rencontrer des chrétiens qu’on peut appeler des « résignés ». Ces derniers estiment que la révolution est bonne en elle-même, mais qu’il faut en rejeter la violence et les conséquences sanguinaires! Ils n’objectent pas au principe même de celle-ci, mais seulement aux détails; ils sont disposés à aller dans la même direction quoiqu’avec plus de nuances et plus lentement. Ce type de chrétien a en commun avec les révolutionnaires le nivellement des idées du passé et leur rejet. Ils ne feront aucun effort pour proclamer la thèse originale de Dieu. Ils parleront de la main de Dieu dans l’histoire ainsi que dans la providence, mais sans s’appuyer sur l’Écriture. Or, l’Écriture seule nous rend capables de comprendre les desseins et la providence de Dieu dans l’histoire.

En dernière analyse, la Révolution française fut une tentative de renversement de l’ordre divin, une révolte contre Dieu. Il existe une relation entre l’apostasie religieuse et certaines révolutions politiques. Or, seule la foi chrétienne constituera l’antidote efficace contre une telle entreprise. C’est par l’analyse de la nature religieuse de la révolution qu’on sait qu’on se trouve en présence de nouvelles formes de l’ancienne idolâtrie. La révolution ne reconnaît d’autre maître qu’elle-même, d’autre lumière que celle que lui fournit sa raison, nulle autre volonté que la sienne, tandis que le chrétien trouve son « point d’Archimède » en dehors de lui-même, dans la Parole de Dieu. Nous savons à présent que le rationalisme donne sa couleur non seulement à la pensée et à l’action politique de l’homme, mais encore à tous les domaines de son activité.

3. La théologie de la révolution🔗

La théologie moderne n’a pas tardé à se laisser séduire et à succomber à la fascination qu’exerce la révolution et elle en est devenue, depuis déjà un certain nombre d’années, le porte-parole chrétien!

La théologie chrétienne entrée au service de la révolution s’est totalement écartée de la révélation — comment pourrait-elle faire autrement? — et en dépit de toutes les apparences, elle plonge ses racines dans des prémisses purement humaines et ouvertement antithétiques à la révélation de Dieu.

À leur tour, les partisans chrétiens de la révolution sont entièrement conditionnés par le mythe de l’homme capable de forger seul son propre avenir et d’établir dans le monde un ordre social qui soit radicalement nouveau.

Nous ne dirons jamais assez que le seul point de départ et le seul critère pour toute réflexion théologique reste l’Écriture, Parole de Dieu. Cependant, l’Écriture, elle, est plus que la théologie, et selon les confessions de foi réformées, elle doit être admise comme le seul point de départ et la seule autorité normative pour toute réflexion et pour tout acte concret dans la vie sociale et politique. Il est par conséquent absurde de parler de « théologie de la révolution », de même qu’il est absurde de parler de théologie de l’art, de la science ou de l’économie. La théologie chrétienne est une science autonome et limitée comme toutes les autres activités humaines au domaine qui lui est spécifiquement assigné par la révélation biblique.

Il peut et il doit y avoir une réflexion et une activité chrétiennes dans des domaines autres que celui de l’Église visible, organisme et institution de la foi, par exemple le domaine de la science, de la politique, de l’esthétique, de la psychologie, du droit, etc. Selon Dooyeweerd, il existe près de quinze modalités d’aspects de l’activité humaine. La liste n’est pas exhaustive, et chacune agit d’une manière autonome dans la sphère qui lui est spécifique, mais toutes ensemble se trouvent dans une relation d’interdépendance appelée par Dooyeweerd « enkaptiques ». Aussi, nous devons nier toute ingérence d’une modalité dans un domaine qui n’est pas le sien à moins de vouloir tomber dans l’erreur et exercer par le truchement de la théologie un cléricalisme d’un type nouveau, plus pernicieux encore que son prédécesseur dans l’histoire de l’Église!

L’Écriture donne un sens à notre engagement et à notre consécration à Jésus-Christ. Elle nous aide à saisir ce qu’implique la mission totale de celui qui accepte de suivre le Christ. Des chrétiens un peu partout se rendent compte, avec raison, que la vie chrétienne implique beaucoup plus que la piété personnelle et qu’elle ne se cantonne pas dans les limites des seules et uniques activités « ecclésiastiques ». L’évangélisation, dans le sens courant du terme, n’épuise pas la signification de la mission culturelle confiée à l’homme dès l’origine et réaffirmée dans l’ordre du Ressuscité avant son ascension. La vie chrétienne inclut tout ce que le chrétien accomplit sur terre, non comme un simple membre d’une communauté ecclésiastique, mais encore davantage en tant que citoyen du monde et membre solidaire de la société des hommes. Une question se pose alors : comment lier d’une manière interne et cohérente notre foi au Christ et nos responsabilités envers la cité? On connaît le dilemme qui se présente aux chrétiens au sujet de la relation Église et monde, foi et engagement.

Nous n’entrerons pas dans l’analyse de ce dilemme. Nous proposons simplement de présenter brièvement quelques théologiens de la révolution et de tracer les grandes lignes de ces nouvelles théologies. Dans cette tâche, nous tenons à observer une grande objectivité, afin que l’information au sujet de ces théologies soit donnée avec une rigoureuse honnêteté intellectuelle. C’est pourquoi nous garderons pour la fin nos remarques, réserves et critiques à leur égard.

Depuis un certain nombre d’années, les Églises chrétiennes connaissent une situation nouvelle par l’apparition des théologies du monde, de la société, de la révolution et de la libération. Toutes ces théologies ont voulu donner le coup de grâce à l’ancienne « éthique sociale chrétienne », du naïf christianisme social, déjà peu bien portant depuis l’apparition de la théologie dialectique et les attaques de Karl Barth. Selon ces théologies, le motif principal de l’action chrétienne dans le monde doit suivre l’idéologie marxiste et néomarxiste. Les Églises doivent viser à la révolution sociale, violente et permanente. Les conceptions et doctrines chrétiennes doivent être vérifiées par le critère de la conversion au monde des chrétiens et des Églises. La nouvelle théologie du monde prétend invoquer des arguments bibliques pour justifier son engagement en faveur du monde et de la libération socio-politico-économique des hommes.

Cependant, la nouvelle herméneutique fausse dès le départ la recherche biblique objective et respectueuse des textes, puisqu’elle nie toute autorité aux textes cités au profit de l’interprétation personnelle du théologien. Nous nous trouvons ainsi en présence de jugements de valeur, mais non devant un travail scientifique rigoureux. Toutes les données bibliques relatives à la responsabilité sociale et au mandat culturel sont séparées de leur contexte et jugées à la lumière des concepts marxistes et néomarxistes. La théologie du monde n’hésite pas à utiliser des concepts et à emprunter le vocabulaire marxiste, comme aussi les méthodes de ce dernier, pour l’accomplissement de la praxis chrétienne.

Il faut d’emblée reconnaître qu’il y a là beaucoup plus qu’une question de vocabulaire, car il s’agit de l’inversion totale de la théologie chrétienne. La théologie du monde est devenue en réalité un laboratoire dans lequel se confrontent et se confondent, dans la plus grande confusion, avec leurs multiples complexités et leurs contradictions internes, toutes sortes d’idées prétendument théologiques et bibliques. Nous sommes en présence d’idéologies humanistes et de la sécularisation anti-chrétienne, dont les origines remontent bien loin au-delà même de la Révolution française, ainsi que nous l’avons vu plus haut, et sont liées à l’apparition de la nouvelle culture européenne.

La théologie du monde soulève partout, au sein des communautés chrétiennes, toutes sortes de questions sociales considérées comme essentielles, et qui doivent remplacer l’ancienne question du « salut ». Elle invite les chrétiens à s’engager sur la voie de la critique « radicale » de la société et de ses structures politiques. (Il faut observer en passant que cette critique prétendue radicale ne vise que les seuls domaines ou structures sociales, politiques et économiques, comme si le reste qui compose la vie sociale moderne, toute la culture, qui à sa manière est certainement une culture d’aliénation, étaient innocents!)

Les chrétiens « doivent entrer dans une action violente et instaurer un ordre social nouveau ». Parallèlement, la théologie du monde provoque chez tous un sentiment de culpabilité aigu, tendance frisant parfois le sadomasochisme, puisqu’il s’agit de culpabiliser les autres, les nantis, les bourgeois, l’Église du passé et du présent! Dans le passé, l’Église aurait choisi de se placer du côté des puissants, elle aurait ignoré et abandonné son rôle de servante des hommes, et au lieu de se tenir du côté des « écrasés » et des « pauvres », elle se serait contentée de prêcher un Évangile désincarné! Elle n’a pas été une Église pour les hommes,transformatrice des structures, elle n’a pas eu la vision de la construction d’un monde nouveau…

Humanisation de l’homme, libération, égalité des valeurs, solidarité, participation sont quelques-uns des leitmotive de la nouvelle théologie. Les chrétiens doivent respecter leur prochain dans son humanité, cesser d’adopter une attitude paternaliste qui traite le prochain « avec hauteur » et s’humilier et se repentir. En outre, l’Église doit être le lieu privilégié où tous les hommes de bonne volonté peuvent se rencontrer et agir ensemble. Elle doit inspirer et inciter les hommes à chercher des solutions concrètes et urgentes sur le terrain économique, social et politique. Car on croit fermement que l’Église a encore quelque chose de spécifique à dire. Nous avons déjà fait allusion à l’influence que l’idéologie néomarxiste a exercée sur la théologie du monde, et ce depuis la fin de la Deuxième Guerre mondiale. Aussi voyons-nous de nombreux chrétiens se joindre aux mouvements de libération nationaux et aux forces révolutionnaires et combattre aux côtés de tous les extrémistes contestataires. « Le devoir de tout chrétien est d’être révolutionnaire », proclame Camilo Torrès.

Les antithèses courantes entre parole et action, foi et œuvres, par exemple, reflètent l’orientation néomarxiste. L’espérance chrétienne et l’espérance marxiste sont confrontées, comparées et, finalement, pour un nombre grandissant de théologiens modernes, devenues identiques. L’attente du Royaume du Christ et l’utopie marxiste ne semblent différentes que dans leur formulation conceptuelle. L’une et l’autre peuvent être prises pour des eschatologies interchangeables. Peut-être le règne du Christ apparaît-il davantage comme la source principale d’inspiration de la praxis, tandis que la cité qui serait bâtie par le marxisme révolutionnaire en serait la concrétisation terrestre. Aussi, chrétiens et non-chrétiens doivent-ils s’unir dans la lutte commune pour faire de ce monde et de la société un cadre plus vivable pour tous les hommes.

Pourtant, la révolution prédite et souhaitée par Marx est la contrefaçon du mandat culturel dont nous parle le livre de la Genèse. Ainsi, selon la doctrine sociale nouvelle, nous devons aimer en Christ, et cet amour doit se traduire et se révéler dans la lutte contre les formes politiques asservissantes. Il faut supprimer la guerre, mais pour y parvenir il faut avoir recours à la violence. On notera avec profit l’intérêt croissant que la théologie du monde et de la révolution porte aux anabaptistes de Münster. Au nom de l’humanité, toute forme de hiérarchie, d’autorité et de structure doit disparaître. Toute soumission à une autorité supérieure est un mal et un obstacle à la libération de la maturité créatrice.

Le changement des structures est une notion importante, elle s’appuie sur le renouvellement promis et annoncé par la Bible : « Voici, je fais toutes choses nouvelles » (Ap 21.5). Selon Marx, tout ce que les philosophes avaient fait auparavant avait consiste à interpréter le monde. À présent, « il faut changer le monde ».

4. Le christianisme et la révolution🔗

« Ce sont les grandes révolutions de l’histoire moderne, d’abord en Angleterre, ensuite en France, en Russie et en Chine, qui ont créé le monde dans lequel nous vivons », disait le professeur H.-D. Wendland, lors de la conférence Église et Société, à Genève, en 1966. « Ce n’est pas, ajoutait-il, Églises ou théologiens qui avons choisi le thème de la révolution, car elle est un défi qui nous est adressé par les faits fondamentaux de notre monde contemporain. » Selon lui, la réflexion sur le message biblique démontre qu’il existe dans l’Évangile un élément révolutionnaire qui a façonné le monde moderne. Quel est, d’après lui, le lien entre cet élément révolutionnaire d’origine biblique et les révolutions produites au cours de l’histoire?

Les théologiens modernes se reportent à la pensée de Paul Tillich. Selon ce dernier, il existerait une affinité entre la pensée biblique et la révolution; cependant, la Bible assigne des limites à cette révolution. Cette affinité se rencontre principalement dans l’eschatologie biblique. Le message du Royaume qui vient jusqu’à nous possède une force dynamique qui confronte tout chrétien avec son motif fondamental : « societas reformate semper reformanda ». De ce fait même, il existe une distinction entre l’élément révolutionnaire de la Bible et l’absolutisme et l’utopie fanatique des révolutions sécularisées. Selon Wendland, le règne de Dieu a des implications indirectes sociales et politiques, non pas en fomentant des rébellions ou en ayant recours à la force militaire, mais uniquement par l’action tranquille du chrétien appelé à servir ainsi son prochain.

Paul van Buren, auteur du Sens séculier de l’Évangile, avoue qu’il s’est partiellement éloigné de la tradition chrétienne. Jugé selon les critères humains, le christianisme jouit d’une mauvaise réputation, plus particulièrement parce qu’il assujettit l’homme à Dieu! Quant à lui, il se trouve parmi ceux qui, autrefois nourris de la foi chrétienne, ne croient plus à un Dieu agissant dans le monde et ayant agi autrefois. Van Buren estime qu’il sera ainsi le meilleur interlocuteur chrétien-athée dans le dialogue avec les marxistes. De son côté, Dean Thomas affirme qu’il faut dépasser le stade de l’antithèse théisme et antithéisme, et opter pour une foi séculière dans le monde post-religieux qu’est devenu celui de notre siècle.

Jürgen Moltmann, dans un recueil qui contient la plupart de ses articles et de ses exposés aux États-Unis, apporte une contribution importante à la théologie de la révolution et nous surprend par le chemin qu’il emprunte à présent après sa Théologie de l’espérance. Moltmann, en posant la question de la participation des chrétiens à la révolution politique, tente de comprendre les efforts des mouvements révolutionnaires modernes et les forces positives ou négatives qui les animent d’une manière théologique. Selon lui, le christianisme moderne n’est pas victime de l’orgueil prométhéen, mais plutôt victime de la timidité de Sisyphe. Les hommes des 18e et 19siècles prétendaient être en mesure de soulever le monde par leurs propres moyens. Il faut avouer qu’ils ne pourront plus prétendre désormais à une telle action parce que le christianisme a perdu toute valeur d’actualité en se limitant à n’être qu’une affaire strictement privée et individualiste.

C’est ainsi que les Églises annoncent une grâce bon marché qui n’est pas la grâce chrétienne. Le dilemme moderne se trouve, pour le chrétien, entre un christianisme inactuel et l’actualité sociale non chrétienne. Entre un Dieu sans avenir et un avenir sans Dieu. Le dilemme théologique est apparu avec la désintégration de la synthèse du christianisme et de la culture occidentale à la fin du 19siècle. Ce fut alors la découverte de la dimension eschatologique de l’Évangile qui libéra le christianisme de son acculturation avec la civilisation occidentale. Cette découverte aurait pu rendre à l’Église son rôle prophétique. Selon Moltmann, les implications de cette découverte n’ont pas été suffisamment reconnues ni mises en valeur : l’eschatologie est restée le sujet des derniers chapitres des dogmatiques chrétiennes pour aboutir à un au-delà sans lien avec le présent. Au lieu donc d’un christianisme prophétique et dynamique, nous sommes impliqués dans un christianisme qui est d’une totale inactualité pour les domaines politiques et sociaux.

Dans la théologie transcendante de Brunner ou celle, axiologique, de Paul Althaus, le christianisme a perdu sa dimension politico-sociale. Il est devenu supra-mondain! Moltmann se met alors à la recherche de la fonction prophétique qui a été oubliée par le christianisme; il en souligne les dimensions politico-sociales et lui donne une actualisation sociale. Il reste très attentif au danger que présente un christianisme acculturé, car le christianisme pourrait-il, dans ce cas, être et conserver en même temps une importance capitale et jouer un rôle critique? En assurant un tel rôle à l’égard des institutions politiques établies, le christianisme peut et doit supporter la révolution. En devenant révolutionnaire, le christianisme prouvera sa véritable signification sans succomber au danger permanent qui le guette : à savoir l’acculturation. Le nouveau critère de la théologie et de la foi se trouve dans la praxis. Certes, Moltmann ne songe pas à réduire le christianisme à un pragmatisme non critique, mars tout de même il voudrait exposer l’inutilité de la pensée abstraite, aussi bien théologique que politique. Toute réflexion qui dissimule la timidité du christianisme et qui lui fait supporter les structures en place au lieu de s’engager pour soutenir la révolution des opprimés, relève d’une pensée abstraite et inefficace. Si la théologie doit être vraiment eschatologique, elle ne peut pas se séparer de la révolution active. L’Église n’est pas un arbitre céleste dans la lutte qui se déroule ici-bas et maintenant.

Dans les luttes actuelles en faveur de la justice et de la liberté, le chrétien doit se tenir du côté de l’humanité opprimée. L’auteur reconnaît tous les défauts et tous les excès commis par les nouvelles révolutions. Mais ces défauts et excès ne devraient pas servir de prétexte aux chrétiens pour abandonner définitivement l’action concrète à côté des extrémistes. On ne doit pas s’attendre à une situation sans ambiguïté pour s’engager et l’Église ne doit même pas exclure des formes d’action extrêmes. Selon lui, une telle attitude constituera la nouvelle marque d’identification d’une Église chrétienne.

La présence même des chrétiens au milieu des révolutionnaires signifie que ces derniers sont libérés de leur fardeau et de la pression de la nouvelle loi légaliste imposée par la pensée et l’action révolutionnaires. Les chrétiens peuvent exercer une influence bienfaisante sur les tendances légalistes et moralistes des révolutionnaires. À cause de leur colère justifiée contre les maux de nature sociale, les révolutionnaires perdent la capacité de rire sur eux-mêmes. Quant aux chrétiens, à cause de leur confiance en la grâce, ils conserveront vivantes les dimensions humaines ainsi que l’humour au sein même de leur action révolutionnaire. Ils pourront de la sorte prévenir la révolution de devenir une nouvelle forme d’oppression.

Moltmann n’identifie pas nécessairement les Églises établies, avec l’ordre et les structures politiques existants. Mais quelles sont alors les fonctions de ces Églises? Il semblerait, d’après sa Théologie de la révolution, que l’auteur pense que les chrétiens peuvent et doivent appartenir à des Églises locales. Car c’est ainsi que l’action chrétienne sera plus forte et plus agissante.

Mais en ce qui concerne l’action politique des chrétiens, il n’est nul besoin de choisir entre l’alternative d’une théologie transcendante et piétiste et l’action violente préconisée par lui. Il existe une voie meilleure. Mais on peut ajouter que la situation a déjà passablement changé et que Moltmann et ses dilemmes ou ses choix sont déjà largement dépassés!

Moltmann, modifiant sa christologie depuis sa Théologie de l’espérance, insiste maintenant sur le caractère politique de la croix. La crucifixion ne devrait pas être pensée en termes organiques, en relation avec la finitude, la souffrance et la mort, mais en termes politiques. La croix représente non pas la mort comme mourir, mais la mort comme tuer, c’est-à-dire les pouvoirs qui détruisent l’homme. Christ n’est pas simplement mort… il fut tué comme subversif, condamné comme criminel parce qu’il menaçait l’ordre de la société établie, institué par les pouvoirs représentant l’ordre le plus étayé des lois politiques et religieuses.

Il est étrange, dit encore Moltmann, de penser que la crucifixion du Christ soit le seul point vraiment politique de son histoire. Le Nouveau Testament a d’ailleurs toujours situé la croix dans un contexte apocalyptique de pouvoir. « Cette sagesse de Dieu qu’aucun des chefs de ce siècle n’a connue, car, s’ils l’eussent connue, ils n’auraient pas crucifié le Seigneur de gloire » (1 Co 2.8). Aussi Christ n’est pas mort seul, mais entouré de deux brigands. Sa mort est le résultat d’une partialité voulue. La résurrection atteste que l’insurrection est libératrice et que ce symbole de la protection vaincra. La résurrection atteste l’entrée dans la dialectique de la révolte comme libération et la nuit de l’échec comme promesse. La croix est l’échec du pouvoir de la liberté; la résurrection est le pouvoir de la liberté libéré. L’Apocalypse identifie le sort de l’Agneau égorgé avec tous ceux qui ont été égorgés. L’Agneau représente récapitulativement la totalité de l’être assassiné. Il y a solidarité entre le Christ égorgé et l’opprimé égorgé.

Il n’est pas très aisé de ramener les porte-parole de la théologie de la révolution à un seul dénominateur commun. Chacun d’eux, ceux en particulier dont nous venons de tracer à grandes lignes les orientations, travaille avec un concept différent. Comme nous l’avons vu pour Wendland, la révolution totale embrasse plus que la révolution sociale et politique. D’autres se demanderont si, en insistant tellement sur le concept de la théologie de la révolution, on ne parle pas, en définitive, d’une idéologie de la révolution plutôt que d’une théologie.

On s’interrogera aussi pour savoir ce que signifie l’action révolutionnaire de Dieu dans l’histoire. Ne risque-t-on pas d’identifier Dieu avec le processus de l’histoire et de ses crises? La différence la plus aiguë apparaît autour de l’emploi de la force et de la violence. Pour Wendland, le recours à la force doit être exclu. Pour R. Shaull, il existe des situations où seuls la menace et l’emploi de la violence peuvent changer le mouvement. Mais d’après André Philip, la violence est impensable même en faisant abstraction des considérations d’ordre éthique. Par une action limitée, qui ne mette pas en péril les structures des pays sous-développés, on pourra apporter des améliorations dans beaucoup de domaines. Dans le débat autour de l’emploi de la force, on se rend compte de ce que le problème est idéologique plutôt que théologique. Ce même débat révèle un intérêt certain pour les mouvements à caractère sociopolitique issus de la Réforme du 16siècle. Parmi eux, on cite la Réforme hussite du 15siècle. Peter CheIsicky, et plus tard les frères tchèques refusèrent l’emploi de la force en faisant observer que la lutte chrétienne était une lutte spirituelle.

Les théologiens de la révolution reprochent à l’éthique théologique de n’avoir pas accordé toute son importance au problème de la révolution, de l’avoir traitée en enfant illégitime menaçant l’existence de l’enfant légitime de la famille chrétienne. La Conférence de Genève (1968) a posé ce problème avec une certaine virulence et l’a placé au centre de la réflexion et de l’activité chrétiennes.

Comment étudier ce phénomène à la lumière de l’Écriture, que nous devons choisir comme seul guide infaillible? Nous tâcherons d’apporter brièvement quelques réflexions critiques à l’égard de cette théologie de la révolution. Il conviendrait d’élaborer une pensée politique chrétienne complète, mais cela dépasse les limites que nous nous sommes assignées dans cette étude.

5. Réflexions critiques sur la théologie de la révolution🔗

En accord avec une lignée prophétique authentique, celle des grands prophètes apportant un message dans une situation politique concrète, Ésaïe, Amos, Michée, Jérémie, Jean-Baptiste, etc., le chrétien peut désirer le changement du monde pour en voir surgir un meilleur, où la justice et la liberté s’exerceraient sans entraves.

Dans une remarquable méditation sur l’espérance chrétienne, Moltmann rappelle avec raison, dans le début de la Théologie de l’espérance, que le chrétien ne saurait s’accommoder aisément de l’ordre établi et encore moins de prendre position à côté des oppresseurs. Cependant, même si l’idéologie révolutionnaire peut contenir parfois des éléments positifs, elle présuppose la foi en l’homme et la confiance totale dans les capacités de celui-ci à créer un monde résultant d’un processus historique irréversible. Évidemment, seul l’homme révolutionnaire sera en mesure d’exercer ce contrôle absolu! Car, prétend la théologie de la révolution, il n’y a que celui-ci qui peut apercevoir les possibilités historiques et se considérer comme le protagoniste principal de l’histoire pendant sa période définitive.

Il existe donc une véritable eschatologie révolutionnaire. Ce messianisme révolutionnaire croit que l’homme est bon par nature et que le mal qui l’habite est dû aux structures sociales qui l’oppriment et le corrompent. C’est pourquoi la violence peut devenir la force motrice de l’histoire et le moyen d’inaugurer l’âge nouveau!

Pourtant, la foi en l’homme est une hérésie, la plus grande et probablement l’unique qui le pousse à éliminer la souveraineté divine. Le chrétien connaît, grâce à la lumière qu’il reçoit de la révélation, la structure originelle de la société. Celle-ci doit être régie par la Parole de Dieu. S’il cherche le Royaume de Dieu et sa justice, il peut le faire et doit le faire dans le monde présent, car ce royaume n’est pas seulement une vérité spirituelle et céleste, mais une réalité qui peut et doit se manifester ici-bas. La problématique de la violence est de ne pas être suffisamment radicale. Elle lutte pour éliminer de la vie les symptômes du mal sans connaître le remède. Le motif biblique dominant de la création, de la chute et de la rédemption lui est totalement inconnu.

Rien dans le monde ne se trouve en dehors de la souveraineté de Dieu; rien ne peut l’empêcher d’exercer son contrôle. Dieu règne sur les nations de la terre par Jésus-Christ, Seigneur non seulement de l’Église, mais de toute la création. Parfois, Dieu utilise à son service des forces temporelles qui se trouvent en dehors de la sphère de la grâce spéciale. Il les emploie pour réaliser ses desseins éternels.

Cependant, la théologie nouvelle considère cette manière d’agir de Dieu — qu’il ne nous fait connaître que de façon exceptionnelle — comme étant sa manière d’agir ordinaire. Cela est devenu sa thèse principale. Les révolutions seraient les moyens que Dieu utiliserait pour écrire l’histoire. L’action de Dieu serait de nature politique, orientée vers la transformation des structures sociales, et Dieu serait surtout présent dans les événements politiques. Jamais sans doute l’expression biblique « Éternel des armées » n’a joui d’autant de faveur dans la théologie libérale!

Ainsi, c’est la révolution et non pas la révélation qui est devenue axiomatique. Le résultat en est un évangile sécularisé. La théologie de la sécularisation n’est autre que cet « autre évangile » dont parle l’apôtre Paul dans l’épître aux Galates; l’évangile de l’homme qui veut atteindre le royaume par ses propres moyens. C’est la négation fondamentale de l’Évangile de la grâce. Dans l’Évangile, celui du Nouveau Testament, l’action de Dieu est orientée vers l’avenir pour créer une humanité nouvelle dans laquelle l’image de Jésus-Christ sera parfaitement reflétée. Dans cet « autre évangile », le but de Dieu dans l’histoire serait l’humanisation de l’homme et le salut par la transformation des conditions sociales et économiques.

Paul Ramsey estime que cette approche nouvelle démontre un barthisme mutilé. On part de l’objectification de l’œuvre du Christ, on affirme que le monde est réconcilié, mais que tout ce qui est demandé aux hommes c’est de reconnaître qu’ils vivent sous l’autorité de Jésus-Christ. En même temps, on refuse l’éthique christocentrique de Barth. Il s’ensuit la sacralisation de la violence qui élimine toute possibilité de discerner les éléments du mal.

La question reste posée, écrit Marc Faessler, dans la préface de Vers une théologie de la libération. Sommes-nous théologiquement dans la situation d’une rupture radicale? Après tout, cette impasse ne ferait que refléter la dureté des conflits raciaux, économiques et politiques de notre monde. On peut cependant avancer deux remarques critiques à l’égard de toute interprétation théologique prenant la forme d’un messianisme politique.

1. Elle a tendance à conférer à l’opprimé une fausse innocence, comme si ce dernier ne partageait pas l’universalité de la culpabilité humaine. Or, dans l’Évangile, le pauvre, l’opprimé n’est pas innocent, il sert seulement de révélateur en manifestant concrètement le résultat du péché de l’ensemble des hommes.

2. Politiquement, cela signifie que les opprimés aussi doivent faire un dur apprentissage du partage du pouvoir. Et l’on sait combien cet apprentissage est lié à la faute et à l’erreur…

Les théologies de la révolution ne sont pas, malgré toutes les affirmations contraires, des théologies de l’espérance. Elles sont celles du désespoir et de l’angoisse. Face à l’injustice de l’ordre social et des misères de la condition humaine, elles désirent une efficacité pragmatique; elles veulent les faire disparaître tout de suite, totalement et radicalement. C’est une sorte de refus de vivre par la foi en le Royaume qui vient, qui se fait encore attendre et dont l’établissement ne peut se faire que par l’intervention verticale de Dieu. Or, les théologies en question sont celles de l’impatience humaine, d’où leur impuissance. Nous constatons la socialisation du salut et de l’Église de telle sorte que les barrières qui séparent l’Église du monde sont tout à fait renversées.

6. La relation entre l’Église et le Royaume🔗

Nous terminerons par quelques remarques positives qui peuvent contribuer à entreprendre une action d’inspiration biblique.

Un très bref rappel des différentes interprétations des rapports entre l’Église et le Royaume de Dieu est nécessaire.

1. Dans le catholicisme romain, Église et Royaume de Dieu coïncident. L’Église est le lieu où le Christ exerce son règne. Le pape est le vicaire du Christ, en qui le Royaume de Dieu trouve son parfait représentant sur terre.

2. La théologie piétiste, issue de la Réforme du 16siècle, limite le Royaume au domaine intérieur de l’âme croyante. C’est là que se manifeste et s’exerce le règne du Christ. Le Royaume est une communion individuelle avec le Christ. Tout ce qui est extérieur à l’âme, y compris l’Église institutionnelle, doit avoir une importance secondaire. Parfois, il peut être même un obstacle à l’épanouissement de la foi et à une communion authentique avec le Seigneur.

3. Le christianisme social a interprété le Royaume comme une réalité présente et terrestre. L’activité sociale est la voie empruntée par le Royaume pour se réaliser ici-bas.

4. De nombreux groupements ecclésiastiques, qu’on a trop souvent qualifiés de « sectaires », conçoivent le Royaume comme une réalité eschatologique. Ces chrétiens n’attendent rien de bon du monde présent et ils sont à l’opposé du christianisme social, ancienne ou nouvelle version. Ils adoptent une attitude millénariste.

5. La théologie réformée a accordé un rôle plus grand à l’Église qu’au Royaume. Ceci doit être expliqué par des circonstances historiques, et spécialement à la lumière des luttes théologiques et ecclésiastiques au 16siècle, mais aussi à la lumière des luttes intérieures au sein du protestantisme à partir du 17siècle.

À la première période de la vie de l’Église et de la théologie de la Réforme se trouve la doctrine de la justification par la foi. Le Catéchisme de Heidelberg est significatif à cet égard. L’explication de la deuxième requête du Notre Père est révélatrice de la préoccupation limitée des réformés. Dans cette explication apparaît le caractère spirituel du Royaume et de la seigneurie du Christ. Pourtant, selon le Nouveau Testament, le Royaume n’est pas une simple réalité spirituelle ni un événement futur. Il est une réalité présente qui se révèle dans la lutte contre les forces du Malin. C’est pourquoi, dans la perspective réformée, celui-ci n’est pas une réalité purement intérieure ni uniquement orientée vers les fins eschatologiques. Le leitmotiv de la théologie réformée a toujours été la seigneurie totale du Christ et la confession que la terre appartient au Dieu Créateur.

Sans doute une telle conception comporte-t-elle le risque d’un certain courant de mondanité, voire de sécularisation. À l’heure actuelle, où le risque est réel et le danger présent, il faut prendre garde à toute déviation. Cependant, la bonne solution ne consistera pas à placer le Royaume à l’arrière-plan de nos soucis. Le Royaume n’est pas une réalité subjective! Ainsi, à la lumière de l’Écriture, nous devons une fois de plus nous efforcer de comprendre la nature du Royaume et sa signification particulière pour notre époque.

Quelle est la nature des rapports entre Église et Royaume Dieu? Dans la pensée biblique, l’idée du Royaume reste fondamentale. Elle donne toute sa signification à l’Église et fonde sa mission. On peut parler de cercles concentriques. L’Église est le cercle intérieur, tandis que le grand cercle qui l’inclut est constitué par le Royaume.

L’Ancien Testament, et surtout le judaïsme de la période post-exilique, enseigne que Dieu brisera un jour les pouvoirs terrestres et célestes pour libérer son peuple opprimé. Ce nouvel État sera appelé Royaume de Dieu ou Royaume du ciel. On sait que cette dernière expression a été utilisée par les juifs pieux pour ne pas prononcer directement le nom de Dieu.

L’enseignement de Jésus sur le Royaume comporte un élément nouveau. Le Royaume est proche et déjà présent, pour ainsi dire au milieu des hommes. La venue du Christ a inauguré le règne de Dieu. La prédication de Jésus fait ressortir les deux dimensions qui constituent le Royaume : sa dimension intensive et sa dimension extensive.

La dimension intensive contient le salut, le pardon, la réconciliation. Ce ne sont plus là des dons eschatologiques, ceux que les croyants recevront à la fin des temps, mais des dons qui nous sont déjà accordés ici et maintenant. Le Fils de Dieu est venu pardonner les péchés des hommes. L’Église, elle, a mission d’annoncer ce même salut accompli dans sa prédication et dans l’administration des sacrements. Depuis Jésus, le salut est déjà une réalité. « Ceci est mon corps », a dit le Sauveur le soir de son arrestation; « prenez et mangez », commande-t-il à ses disciples. Ainsi, la dimension intensive apparaît-elle dès le début de la prédication de Jésus comme dans celle de l’Église primitive.

Quant à la dimension extensive, elle se retrouve dans l’affirmation de l’universalité du Royaume de Dieu. Il est offert à tous et le Temple de Jérusalem n’en constitue plus ni le centre ni la périphérie. Par la venue du Christ, tous les hommes entrent directement en relation avec le Royaume. Le jour de la Pentecôte, l’Esprit ouvrit les portes devant les disciples réunis pour les envoyer vers tous les hommes. Les puissances du monde à venir envahissent déjà le monde présent. Il y a antithèse entre les forces de Dieu et celles du Malin.

Cependant, le Nouveau Testament ne cesse d’affirmer que le Christ est le plus fort, déjà vainqueur, ici et maintenant, de la puissance du Malin, malgré les terrifiants soubresauts de ce dernier et les ravages qu’il fait « pour un peu de temps » encore. La puissance de son sang et de son Esprit est plus grande que toutes celles qui s’opposent à lui et à son Église. Elle a saisi la vie aussi bien intérieure qu’extérieure. L’âme et le corps en sont les bénéficiaires. Les malades sont guéris et la guérison est comme le signe de la puissance du Seigneur ressuscité; elle est au-dessus de tout pouvoir. L’Église et la société se trouvent désormais sous le signe du Royaume. Les miracles accomplis par Jésus sont les signes de sa puissance rédemptrice. Les épîtres aux Éphésiens et aux Colossiens affirment le pouvoir absolu du Fils de Dieu contre l’hérésie qui limitait ce pouvoir au seul domaine spirituel. Par sa croix, Christ a pacifié le cosmos. Il est la Tête de tout. L’Église doit vivre de sa plénitude; elle n’est plus assujettie aux démons, aux idoles et aux tyrans qui veulent gouverner la vie des hommes.

Il faut étudier les paraboles du Royaume (Matthieu 13, par exemple) dans cette perspective-là. Dans la parabole du semeur, celui-ci représente le Fils de Dieu qui l’a investi d’un pouvoir. Les apparences semblent pourtant contre toute réussite. Mais à la fin, la moisson sera inattendue et abondante. La récolte sera le fait de Dieu. La force n’appartient pas à l’homme, mais à la Parole qui portera ses fruits. Christ a dépossédé toutes les puissances et a triomphé sur elles.

L’Église constitue le cercle intérieur dans lequel le Royaume se révèle au monde présent. L’Église et le Royaume de Dieu ne coïncident pas, car le Royaume est plus large que l’Église. C’est Christ qui est la Tête de toute la création, des choses visibles et invisibles.

D’après l’épître aux Éphésiens, on doit considérer la création à la lumière de la christologie. C’est en Christ que se trouve la plénitude de Dieu. Cependant, il existe une différence considérable, qu’il ne faut pas oublier, entre le gouvernement du monde par Christ et celui de l’Église. Actuellement, seule l’Église doit prendre part à la plénitude du Christ. Cette plénitude la libère vis-à-vis des puissances de ce monde. Christ rend son Église capable de voir les choses sous un jour nouveau. Elle représente le Royaume de façon exemplaire. Ce que le Royaume signifie pour le monde peut et doit être aperçu clairement dans l’Église. C’est là que résident la distinction et la relation entre Église et monde.

L’Église est appelée « peuple de Dieu ». Cela explique comment Dieu appelle et choisit l’Église hors du monde. Elle est « ekklesia »; elle a donc une existence distincte du monde. Le Royaume se dirige d’abord vers l’Église et, en ce sens, l’Église est l’exemple du Royaume sur la terre. Il convient d’insister sur ce point. Une théologie nouvelle apparaît lorsque les limites entre l’Église et le monde disparaissent. Une telle conception s’écarte de l’enseignement pourtant très clair de l’Ancien Testament autant que de celui du Nouveau Testament.

Quelle est alors la tâche véritable de l’Église dans l’avènement du Royaume? Si elle se développe selon les principes qui lui ont été révélés et selon l’enseignement des apôtres, elle annoncera le Royaume qui vient. Elle fera de l’attente du Royaume son espérance bienheureuse. L’Église perd son identité en se confondant et en se diluant en quelque sorte dans le monde. Elle ne pourra pas annoncer le Royaume de Dieu et n’aura plus aucune mission ici-bas. Mais quand elle se souvient qu’elle est le peuple de Dieu racheté par le sang du Christ, alors elle devient véritablement missionnaire.

Néanmoins, la plénitude du Christ doit aussi bénéficier au monde. Il n’existe pas d’Évangile étroit, car il faut amener toute pensée captive à Jésus-Christ. Quelle est, dans ces conditions, la conduite pratique à adopter dans notre vie quotidienne? L’idée que nous nous faisons de l’Église et du Royaume dictera notre attitude et orientera notre action. Si le Royaume n’est qu’un simple projet d’avenir, nous opterons pour un acosmisme complet. Au contraire, si nous partons avec l’idée que c’est nous qui devons réaliser le Royaume ici et maintenant, alors nous créerons une Église complètement sécularisée qui ne sera plus l’Église de Jésus-Christ.

La piété réformée a suivi la bonne voie. Elle n’a pas cherché sa force dans l’abandon du monde, car elle a reconnu et elle a annoncé le Royaume dans sa tentative de lui assujettir les différents domaines de l’existence et de l’activité humaine. Le théologien néerlandais Abraham Kuyper avait parlé, au siècle dernier, de la nécessaire christianisation du monde (sans tomber dans l’erreur et les excès de la théocratie de la Genève du 16siècle).

L’implication pratique du Royaume pour notre vie de chaque jour et pour notre mission spécifique commence nécessairement au point où nous trouvons notre liberté d’enfants de Dieu. Une telle liberté nous est accordée par celui dont la mort et la résurrection ont mis en branle toutes les forces de rédemption. Ceux qui appartiennent au Seigneur Jésus-Christ et qui ont été libérés par son ministère se trouvent dans une situation nouvelle.

Dans un certain sens, l’idée et le mot même de liberté sont des choses dangereuses. La liberté est le motif central de la pensée humaniste depuis la Renaissance et le Siècle des Lumières. Il existe une liberté qui n’est que l’affirmation de l’autonomie de l’homme vis-à-vis de Dieu.

Mais le Nouveau Testament donne un sens différent à ce mot. La liberté véritable est celle qui s’affirme vis-à-vis du péché et du mal. Elle est la liberté qui reçoit de la main de Dieu toutes les possibilités que Dieu seul peut nous offrir pour notre salut et pour notre épanouissement. Dieu nous a libérés de la domination du péché. Il nous a délivrés des puissances des ténèbres. Il nous a introduits dans le Royaume du Fils de Dieu.

C’est à ce point là, avec une telle idée de la liberté des enfants de Dieu, que pourra commencer notre approche du monde. À présent, nous sommes informés que le Fils de Dieu a brisé le pouvoir du prince de ce monde. L’attente du Royaume ne ferme pas le monde devant le chrétien. La vocation chrétienne n’est pas une vocation pour le seul salut des âmes. Le chrétien est libre d’agir dans ce monde pour y accomplir le mandat que le Créateur lui avait confié au début. Il y reste le garant de la création, à la fois à cause de ce mandat et de l’œuvre de rédemption et de restauration accomplies par le ministère du Christ.

Il peut librement sortir des cercles étroits du Royaume — si toutefois il a reçu une vocation spéciale pour annoncer la seigneurie du Christ — pour en témoigner dans tous les domaines de l’existence. Dans la mesure où il restera dans les cercles tracés et révélés par la seule Parole, il agira dans la liberté et avec confiance; car il participe déjà à la plénitude de son Seigneur et Sauveur.

Note

1. En politique, qui adhère aux théories anarchistes de Michaïl Bakounine.