Cet article sur Jean 18.33-38 a pour sujet la comparution de Jésus devant Pilate. Jésus a déclaré être Roi, mais n'a pas renversé l'ordre politique, car son royaume n'est pas de ce monde; il est fondé sur la justice et la vérité.

Source: Celui qui devait venir. 5 pages.

Jean 18 - Les deux royaumes

« Pilate rentra dans le prétoire, appela Jésus et lui dit : Es-tu le roi des Juifs? Jésus répondit : Est-ce de toi-même que tu dis cela, ou d’autres te l’ont-ils dit de moi? Pilate répondit : Moi, suis-je donc Juif? Ta nation et les principaux sacrificateurs t’ont livré à moi; qu’as-tu fait? Jésus répondit : Mon royaume n’est pas de ce monde. Si mon royaume était de ce monde, mes serviteurs auraient combattu pour moi, afin que je ne sois pas livré aux Juifs; mais maintenant, mon royaume n’est pas d’ici-bas. Pilate lui dit : Tu es donc roi? Jésus répondit : Tu le dis : je suis roi. Voici pourquoi je suis né et voici pourquoi je suis venu dans le monde : pour rendre témoignage à la vérité. Quiconque est de la vérité écoute ma voix. Pilate lui dit : Qu’est-ce que la vérité? Après avoir dit cela, il sortit de nouveau pour aller vers les Juifs et leur dit : Moi, je ne trouve aucun motif de condamnation en lui. »

Jean 18.33-38

Pilate, disions-nous plus haut, est le représentant de l’Empire romain, et à nos yeux, à nous qui lisons ces passages de l’Évangile de la passion, Rome n’est pas simplement une entité politique et géographique. Rome, pour celui qui a lu l’antique prophétie du livre de Daniel dans l’Ancien Testament, est cette « petite corne » que nous identifions avec l’Antichrist. Rome est en réalité un empire anti-Dieu. Relisons attentivement le livre du prophète Daniel pour saisir cet important aspect de la réalité que doit affronter le Christ de Dieu.

Pilate cherche à échapper à sa responsabilité sans toutefois y parvenir, étant contraint de poursuivre le procès à cause des deux chefs d’accusation contre son détenu. D’une part, Jésus est accusé de soulever les masses en fomentant une rébellion, ensuite de s’opposer à la collecte des impôts dus à César. Le procurateur ne pouvait pas facilement se décharger de son rôle et ne pas tenir compte d’accusations aussi graves. Il est évident que César, l’empereur romain, n’a aucune envie de voir les foules se soulever sous quelque prétexte que ce soit. Aucun mouvement de zélote ne devra mettre en péril la stabilité de l’empire et l’autorité impériale.

Pilate ne peut davantage ignorer le second chef d’accusation : l’opposition de Jésus à la collecte des impôts. Mais cette dernière est aussi calomnieuse que la première. On se souvient que quelques-uns des principaux Juifs s’étaient une fois approchés de Jésus pour lui tendre un piège : « Nous est-il permis ou non de payer l’impôt à César? » On se rappelle aussi la célèbre réplique du Christ : « Rendez donc à César ce qui est à César, et à Dieu ce qui est à Dieu » (Lc 20.22,25). Dès lors, comment pourrait-on le taxer de rebelle? Celui qui rend à Dieu son dû, lui rend ce qui lui appartient de toute manière. Or, la réponse de Jésus pose la question religieuse avant tout le reste; ce n’est qu’en rendant à Dieu ce qui lui est dû qu’on peut aussi faire la part à César, dont l’autorité est, en définitive, légitimée non pas tant par le décret du sénat romain que par décision divine.

Les autorités religieuses juives savent parfaitement la chose, mais en dépit de cela ils tiennent à présenter Jésus comme révolutionnaire, un dangereux résistant à l’autorité impériale. Au lieu de l’introduire en sa qualité messianique et de le faire selon ses propres termes, ils l’accablent comme un dangereux séditieux politique. Ils parviennent parfaitement à brouiller les cartes en se servant du terme de roi. Pilate ne pouvait voir en Christ qu’un monarque, avec les mêmes prétentions que les despotes orientaux ou les tyrans romains. Il est donc, semble-t-il se dire, du devoir de Pilate de veiller sur les intérêts hautement compromis de son maître à Rome; les Juifs le poussent vers cette position.

Passons outre, sans rapporter les faits et les événements d’ordre politique contemporains de Jésus, je veux dire l’apparition des prétendants juifs au trône de David qui peuvent, à leur manière, éclairer la scène.

Venons-en à Pilate. Sans doute tient-il compte de ces prétendants messianiques. De nouveau, il revient au palais pour interroger Jésus : « Es-tu le roi des Juifs? » (Jn 18.33). Notons avec attention la réponse de Jésus : « Est-ce de toi-même que tu dis cela, ou d’autres te l’ont-ils dit de moi? » (Jn 18.34). Il touche, croyons-nous, au fond du problème. Il place le doigt sur la vérité, il offre à Pilate une belle occasion de méditer sur sa déclaration. La question qu’il pose est une accusation en règle, car si Jésus était un roi du type dont il est accusé et que le gouverneur avait mille raisons de redouter, Pilate en aurait entendu parler il y a belle lurette, avant sa comparution matinale devant lui. Si le Nazaréen avait présenté une menace, s’il avait cherché à fomenter une rébellion ou s’il avait soulevé des foules contre l’empire, Pilate en aurait eu vent, « les médias » de l’époque en auraient rapporté les moindres détails. Si ç’avait été le cas, Pilate en personne aurait veillé sur l’ordre et procédé à l’arrestation de Jésus.

Dans son commentaire, Calvin fait dire à Jésus à cet endroit :

« “C’est une moquerie de m’imposer ce blâme, vu que le moindre soupçon du monde n’en peut tomber sur moi.” Or il semble que Pilate ait mal pris que Jésus-Christ lui demandât pourquoi il le tenait pour suspect de tel crime. Pour cette raison, il lui reproche avec courroux que tout le mal procédait de sa propre nation. Je suis assis ici comme juge, dit-il; ce ne sont point des étrangers qui t’accusent, mais ce sont ceux de ta nation. Il ne faut donc point que tu ne m’enveloppes pas dans vos discordes. Il ne tient ni à moi ni aux Romains que vous ne viviez en paix; mais vous vous donnez des fâcheries les uns aux autres, et il faut malgré moi que j’en porte une partie. »

Pilate sait donc très bien que l’information reçue de seconde main est dénuée de fondement. D’autres le lui ont dit. Mais s’il avait agi avec un minimum d’intégrité morale, il aurait dû savoir si la royauté de Jésus était bien de l’ordre de ce monde, comme il semble le craindre, ou bien d’une nature entièrement différente.

La réponse de Jésus a pris Pilate à l’improviste; aussi, avec amertume ou aigreur, il réplique; « Moi, suis-je donc Juif? » (Jn 18.35). En somme : « Ai-je fait mon catéchisme religieux des enseignements juifs, pour être au courant de vos disputes? » Il préfère ajouter que ce sont les chefs juifs qui l’ont livré entre ses mains.

De nouveau, nous voyons Jésus se révéler tel qu’il est. Il reconnaît l’autorité imposée, même celle d’un Pilate. À cette occasion, il met en pratique ce qu’il avait enseigné aux autres : donner à César ce qui est à César, mais auparavant il donne surtout à Dieu ce qui est dû à Dieu. Il signale que les accusations dont il est accablé sont hors propos. Elles n’ont pas de poids ni de pertinence dans cette situation. La question réside ailleurs, elle doit se poser sur un plan différent : « Mon Royaume n’est pas d’ici-bas! » (Jn 18.36).

Oui, il a son Royaume. Il se sert même du terme de royaume. Il en assume la pleine responsabilité, tout en précisant que celui-ci n’appartient pas à ce monde. Il vient d’en haut, il est originaire du ciel, donc éternel; il ne fera pas de tentative de putsch pour l’établir par la force des armes. Il ne renversera point l’ordre politique établi, car il cherche une communauté spirituelle. Un tel royaume ne s’occupera pas de manière formaliste de la question du paiement des impôts à l’envahisseur. Il ne menace pas la structure politique en place. Ses disciples, ceux qui l’ont vu et entendu tout à l’heure, durant cette terrible nuit dans le jardin de Gethsémani, pouvaient-ils se lancer dans une action armée violente? Non, c’est la raison pour laquelle ils n’ont même pas tenté de prendre sa défense.

Pilate écoute Jésus, et quoiqu’il ne semble pas tout comprendre, il se rappelle quand même que Jésus s’est déclaré Roi. Alors tu es un roi, demande-t-il. On est en droit de penser qu’ici, c’est plutôt Jésus qui préside le procès et non le Romain. Peu à peu, Pilate s’approche du point de la vérité. Car Jésus s’est imposé à cet officier hautain et sans scrupules. Le Christ apparaît dans toute sa stature. Il a forcé le gouverneur à juger non sur l’accusation entendue, mais tel que doit agir un juge intègre, objectivement, selon la définition même que le Christ offre de sa royauté. Mon Royaume n’est pas de ce monde, c’est un Royaume de vérité.

Communauté de vérité, non fondée sur le droit du plus fort, bien au contraire; c’est la force elle-même qui est fondée sur la justice. Dans ce Royaume, il n’y aura jamais de sang innocent versé hormis le sien, il n’usurpera aucun pouvoir établi, il ne refusera pas de payer des impôts. Ses citoyens chercheront à vivre dans la communion de la vérité. Quant à l’Empire romain, lui, il recrute les siens en jetant ses filets partout, attrapant celui qui ne souhaite pas s’y impliquer, le menaçant si nécessaire, en en faisant sa proie…

Le citoyen du Royaume du Christ sait au fond de lui-même que tout l’Empire repose sur ses épaules à lui, dans les cieux et sur la terre. D’un tel Empire, Pilate n’a aucune idée, il n’en a jamais pu rêver. Le Royaume du Christ s’approche de Pilate, mais celui-ci ne s’en soucie guère; il n’appartient pas à la vérité.

Ici, comme chez les prêtres juifs, le Christ a fait une belle confession de foi. Lorsqu’on lui interdisait de parler de la loi de son Royaume, il gardait le silence; mais quand il est sommé d’en parler pour l’amour de Dieu, il n’hésitera point. Il donnera à Dieu ce qui est à Dieu, et à César ce qui est à César. Cette confession est une bonne nouvelle pour nous. Elle nous dit encore qu’il reste, en cet instant encore, lui, Jésus, le prisonnier des Juifs et des Romains, le Messie de Dieu.

L’entretien entre ces deux personnages appartenant à deux Royaumes différents prend une nouvelle tournure. Il nous émeut profondément, il nous bouleverse. Écoutons encore cette partie qui, depuis deux mille ans, n’a pas cessé d’intriguer penseurs ou simples fidèles d’Église, nous voulons dire de la question de Pilate : « Qu’est-ce que la vérité? » (Jn 18.38). Calvin dans son commentaire remarque ceci :

« Jésus-Christ a ajouté ceci, non point tant pour exhorter Pilate, d’autant qu’il savait bien qu’il ne profiterait de rien en ce faisant, que pour défendre sa doctrine des injures et méchants outrages auxquels elle était sujette; comme s’il eut dit : on me blâme de ce que j’ai dit que je suis Roi, et on me l’impute à crime; toujours est-il que c’est la vérité infaillible, qui est reçue avec révérence et sans difficulté de tous ceux qui ont le jugement droit et de saine intelligence. Néanmoins, quand il dit : Quiconque est de la vérité, il n’entend pas qu’ils connaissent la vérité de leur propre nature, mais en tant qu’ils sont gouvernés par l’Esprit de Dieu. »

À vrai dire, Pilate n’interroge pas au sujet de la vérité. Il émet une pensée négative, foncièrement négative. À ses yeux, la vérité ne peut être atteinte par personne, nulle part. Aussi en parler, ou entendre quelqu’un en parler, c’est ridicule! Le prophète de cette vérité-là doit être méprisable ou, plus simplement, un personnage ridicule. Comment la chair pourrait-elle comprendre les choses de l’Esprit? Comme maintes fois, le Christ est jugé et condamné d’avance par la chair qui ne saisit nullement les choses de l’Esprit divin. Ici se déroule la lutte entre la chair et l’Esprit ainsi que la définira plus tard saint Paul.

Certains parlent de la quête de vérité de Pilate, en faisant allusion à cette question rhétorique du procurateur romain, et y voient un esprit ouvert! Comme si cet officier impérial se fut lancé à cette heure-ci, avec des velléités d’intellectuel, dans une aventure existentielle, à la quête d’une vérité échappant aux esprits les plus lucides, ou que, dans des moments de loisir, au bord de la Césarée, face aux vagues tranquilles de la Méditerranée orientale, il se fût livré à de profondes méditations philosophiques. Brûlant de soif pour en savoir un peu plus, pour goûter à une source heureuse, bienfaisante, que d’autres auraient manquée; témoignant d’une noblesse d’âme qui ne se contente pas d’administrer de façon routinière la vulgaire plèbe de Sémites insoumis… Entouré de sceptiques, perdu dans la foule des cyniques, au milieu des hédonistes de toute sorte, noyé dans la masse de gens sans scrupules assouvissant leurs viles passions, Pilate, cet originaire des régions du Pont, aurait-il été meilleur que ses pairs?

Il n’en est rien; nous n’assistons pas dans ce prétoire romain à la rédaction d’une dissertation philosophique : « Qu’est-ce la vérité? » Ce n’est pas le philosophe à la pensée élevée et à l’âme pure qui cherche à la saisir. Au contraire, c’est l’homme apostat et obstiné qui la répudie d’un revers de main et d’un haussement d’épaules, comme tous ses semblables. À moins que l’Esprit d’en haut et le Christ Sauveur ne la lui fassent connaître et l’en fassent vivre, la chair ne saisit pas les choses de l’Esprit. Pilate aussi est chair, représentant d’une humanité égarée dont le problème ne sera jamais d’ordre intellectuel, mais celui de son cœur, de sa volonté qui refuse la vérité se dressant en personne devant lui, manifestée sur terre en chair et en os et que des disciples et des témoins ont vue, entendue et touchée.

Souvenons-nous du Credo des apôtres : « Il a souffert sous Ponce Pilate! » Le Christ n’a pas souffert dans l’amphithéâtre d’une académie de profonds penseurs, mais devant Ponce Pilate l’incrédule, le fonctionnaire subalterne d’une autorité politique qui prend sur lui la charge non seulement de le mépriser, mais encore de le condamner tout en se moquant de sa prétention à la vérité et de sa déclaration d’être le Roi céleste. Ici s’affrontent donc deux royaumes et non deux dialogueurs qui, éventuellement, feraient jaillir la lumière de leur dialogue. L’Académie comme telle ne s’oppose pas à Dieu, c’est l’homme totalement corrompu qui renie et trahit le Christ Roi, cherchant à l’éliminer définitivement, irrémédiablement. L’opposition à Dieu n’est jamais une affaire d’intellect, mais d’incrédulité, de volonté obtuse, obstinée et méchante d’homme égaré.

Il a souffert sous Ponce Pilate. Il a souffert en tant que la vérité en personne, malmenée, maltraitée, écrasée, rendue au silence, éliminée.

Nous le remercions pour cela. Fils de l’homme, il n’a pas oublié d’être le Logos de Dieu. Prisonnier sans défense, il fut le Juge des hautains et des arrogants de notre monde. Accablé sous des calomnies, lui seul révèle la vérité qui nous affranchit et qui nous conduit sur les chemins de la vie.