Cet article a pour sujet la théologie de la libération qui est une adaptation de la vieille révolution par la politique de la violence, inspirée par le marxisme et proposant un salut sociopolitique opposé à la rédemption en Jésus-Christ.

Source: Révolution ou rédemption?. 11 pages.

La théologie de la libération Évangile ou idéologie?

Assurément, peu de mots auront exercé sur les esprits contemporains autant de fascination que celui de libération. Les chrétiens ne sont pas les derniers à être séduits aussi bien par le terme que par son contenu. Outre les peuples et les nations, les tribus et les individus, les classes et les sexes, les adultes et les jeunes, qui hurlent contre tout ce qui aurait même la vague apparence d’une institution exerçant une autorité quelconque, parce qu’elle symbolise à leurs yeux l’oppression, certaines Églises chrétiennes à leur tour se sont mobilisées pour les « libérations ».

Malheureusement, elles ont oublié que le motif central de la révélation biblique n’était pas la liberté contre la nature (ce qui a caractérisé depuis la Renaissance la pensée humaniste en général), mais le motif de la création, de la chute et de la rédemption, dans la communion du Saint-Esprit.

Or, la théologie dite de libération n’est rien d’autre que l’adaptation de la vieille révolution, récupérée et baptisée par certains chrétiens au nom de la trinité moderne et omniprésente de la justice, et au nom de son enfant, l’agression violente, le tout dans un esprit de spoliation et de destruction de tout ce qui semble une apostasie sociale.

Il n’échappe à l’observation de personne que la politique, la libération politique, la violence politique et, à sa remorque, la théologie politique sont devenues depuis peu la religion du jour, et ce avec une telle consommation d’articles religieux qu’elle ferait pâlir d’envie les vieilles Églises essoufflées et moribondes. « Une religion sans Dieu; mon Dieu, quelle religion! », disait déjà au siècle dernier, dans un autre contexte, le positiviste Auguste Comte.

Laissons à Jean Brun le soin de nous conduire sur ce terrain de la « politique nouvelle » :

« Au risque de nous faire comprendre, nous appellerons les choses par leur nom. Aujourd’hui, dans l’esprit de beaucoup, le bien est de ce côté-ci, et le mal est de l’autre. Telle idéologie politique représente la libération et l’avenir de l’humanité, la fin des aliénations dégradantes, tandis que son opposé incarne la répression, la réaction, l’exploitation sans scrupule de l’homme par l’homme. Le conte du grand méchant loup et du gentil chaperon rouge est encore actuel.
En donnant à César ce qui appartient à Dieu et à Dieu ce qui appartient à César, on fait naître des conduites suicidaires qui se prennent pour des rédemptions apocalyptiques, travaillant à faire descendre sur terre le Royaume de Dieu. Ainsi se donnent la main les théologies de la révolution… et les querelles de moines byzantines, au sujet d’un ciel et d’un Dieu qui y serait localisé. À un moment où l’homme doit affronter les problèmes cruciaux tels que la répartition des richesses ou la pollution, la foi semble une démarche obscurantiste. Laissons donc la transcendance et la grâce aux anges sans sexe, pour nous occuper de notre jardin terre à terre. Le danger que courent les chrétiens c’est de se mettre de nos jours au service d’institutions et d’idéologies avec de nouveaux obscurantismes, avec une nouvelle intolérance, avec de nouvelles violences au service des privilégiés d’un ordre nouveau. Le dogmatisme ecclésiastique n’a pas été exorcisé par le développement de la science.
Il s’est reconstitué sous d’autres formes en se laïcisant. Au nom de la vérité scientifique et du sens de l’histoire, des sauveteurs se prennent pour des sauveurs devant lesquels les autres sont tenus de s’incliner rationnellement et dévotement. Des hommes se trouvent réduits au rang de matériaux servant à construire la tour de Babel de la cité humaine. L’hystérie de l’action se prend pour une grâce irrésistible et s’achève dans des entreprises outrancières, dans des délires d’exaspération, dans des conduites d’acharnement. On ne parle guère de la névrose politique, aussi fréquente que d’autres, mais plus séduisante, semble-t-il, grâce à de subtils camouflages. Mais il faut le dire nettement, le pouvoir politique est de nature névrotique. Derrière le pouvoir se cache la volonté de puissance de ceux qui l’exercent. Il n’est pas jusqu’à l’éloquence sacrée qui est passée de mode, pour céder à l’éloquence politique. On pourrait décerner le premier prix de dissertation politique pour les slogans que l’on déverse entre le dentifrice au goût sauvage, ou la poudre machin qui rend votre linge le plus blanc du monde. »

Elle a ses rites et ses liturgies de grand-messe, ses pontifes et ses dévots, ses prophètes charismatiques et ses messies libérateurs.

Elle confesse son credo : « Je crois en la politique toute-puissante et en son enfant chéri, notre maître l’économie sociale, et à l’esprit de révolution universelle. »

Ses nouveaux commandements commencent par la fin. Ils intiment à l’engagé les ordres suivants :

« Tu convoiteras l’âne et le bœuf de ton prochain. Tu porteras faux témoignage contre celui qui a eu l’idée saugrenue de ne pas se syndiquer comme toi. Tu distribueras ses biens. Tu tueras, car ainsi Dieu reconnaîtra les siens! Enfin, c’est ainsi que tu honoreras de toute ta force violente et brutale d’animal Homo politicus, ton bien suprême. »

Dans Les nourritures psychiques, Raymond Ruyer nous en avertissait déjà : « Actuellement, il n’y a pas que des sex-shops, il y a aussi des politique-shops. »

Des théologiens chrétiens, qui craignent d’être pris de vitesse et qui ne veulent pas manquer le train en marche, ont de nouvelles chapelles où ils officient dans les sanctuaires voués au nouveau Baal. Ce n’est pas d’encens qu’ils emplissent l’atmosphère, mais d’absinthe, pour reprendre une image tirée du livre de l’Apocalypse de Jean. Leurs pronunciamientos sont enveloppés du soufre de la poudre explosive. Leurs pasionarias — car elles ne manquent jamais — sont les oracles de l’Astarté politique; leurs pontifes prononcent des discours ex cathedra, urbi et orbi, avec des prétentions d’infaillibilité que d’autres n’oseraient pas manifester. Tous les nouveaux catéchismes, qui restent invariablement les mêmes, placent comme exorde :

« Bienheureux ceux qui ont la main violente, car ils hériteront la terre (entendez les biens du bourgeois). Bienheureux ceux qui persécutent et font pleurer au nom de la justice sociale, car ils seront appelés enfants de la glorieuse révolution. »

La nouvelle confession des péchés, nullement auriculaire, reconnaît toutes les fautes, réelles ou imaginaires… du prochain. Les nouveaux bancs des pénitents — et il faut faire la queue pour y obtenir une place — sont occupés par ceux qui se mettent à frapper la poitrine… de leur voisin. La toute récente transsubstantiation ne change pas en corps du Christ les éléments du pain et du vin, mais transforme physiquement des hommes avec, naturellement, une prédilection pour des hommes de telle race, laquelle, cela va de soi, ne sera pas la race blanche! Celle-ci n’est vouée qu’aux ténèbres extérieures. Le nouveau racisme à rebours a de ces trouvailles! D’où les milliers de christs ambulants qui se promènent un peu partout dans notre Quart-Monde ou qui ont leurs photos pathétiques étalées à la une de nos journaux.

Sur les sommets des Sinaï modernes, on entendra le vacarme assourdissant des armes automatiques. Le nouveau Calvaire sera le lieu de rendez-vous où la meute des guérilleros vous crucifiera si vous n’avez pas encore été baptisé dans le feu de l’esprit de la vengeance sanguinaire. Les événements violents, y compris les actes terroristes, constitueront le miraculeux happening de la « nouvelle Pentecôte », dans laquelle se retrouveront et se confondront tous les « charismatiques » de la théologie de la libération. « Tromocrates (terroristes) du monde entier », unissez-vous! La version courante du Pater, issue des contorsions cérébrales de la décomposition et de la recomposition herméneutique sémantique savante et déstructurante deviendra un « frater noster » qui occupera sur terre toute l’étendue de l’extrême gauche…

On n’arrête pas la décadence… Et la nouvelle théologie veut servir de cure-dents aux chrétiens pour se débarrasser des restes d’une nourriture normale. Continuons encore cette version moderne de l’Oraison dominicale.

« Donne-nous aujourd’hui notre munition quotidienne, et nous nous pardonnerons nos forfaits, car la force, le droit, et la domination au cours de notre histoire unidimensionnelle appartiennent à celui qui se jette corps et âme dans le bain de sang. »

Mais trêve de plaisanterie…

Dans cette introduction, nous avons simplement voulu rappeler le caractère éminemment religieux de toute révolution violente, qu’elle se réclame d’un humanisme athée ou qu’elle s’inspire d’un romantisme chrétien. Religieux, au sens d’usurpation des droits et des prérogatives qui appartiennent exclusivement au Dieu souverain des cieux et de la terre. Est religieux tout ce qui s’oppose à sa transcendance absolue.

Des sociologues ont démontré que les révolutions qui secouent actuellement les sociétés, notamment occidentales, sont d’un type nouveau. Elles apparaissent sur la scène de l’histoire comme des phénomènes différents de ceux auxquels nous avaient familiarisés les temps modernes. Elles se réfèrent toutes à l’idéologie marxiste, à laquelle elles empruntent leur vocabulaire et leur analyse critique du capitalisme, qu’elles vouent aux gémonies. Mais, dans la revue britannique Encounter (1969), Richard Lowenthal démontrait que les nouvelles idéologies marxistes se développent admirablement sur le sol fertilisé par leur propre décomposition. Selon cet auteur, l’idée que l’action devra précéder toute pensée et toute réflexion est significative. Elle peut devenir violente, mais, paradoxalement, elle sera dépourvue de tout programme précis.

Le caractère religieux de la révolution apparaissait déjà dans celle qui a engendré toutes les révolutions de notre époque : la Révolution française de 1789.

Sous des formes diverses, elles poursuivent toutes des objectifs millénaristes, pratiquent le culte du chef-sauveur, recherchent une éthique nouvelle qui implique et qui impose ascétisme et sacrifice de soi; elles entretiennent une légende de figures quasi mythiques et vont jusqu’à les comparer au Christ. Elles ont leurs saints sécularisés et canonisés, et nous avons appris qu’après la réforme liturgique de Vatican II, dans telle chapelle catholique de Paris, des statues de la Vierge avaient été remplacées par des photographies de Martin Luther King et de nombreux Africains…

Nous estimons que ce phénomène politique est davantage le rival de la foi chrétienne que celui des courants politiques classiques et conservateurs.

À l’origine, la Révolution française avait étrangement fasciné ceux qui s’imaginaient assister à l’aurore d’un jour nouveau pour l’humanité martyre. On nourrissait l’immense espoir que l’on pourrait forger un avenir paradisiaque. Mais Edmund Burke, homme d’État anglais et écrivain, fut l’un des premiers à en discerner la nature réelle. Il la qualifia d’entreprise religieuse dont l’objectif principal consistait à détrôner Dieu pour lui substituer l’homme.

« Ce n’est pas la France, écrivait-il, qui étend son empire sur d’autres nations, mais une petite secte qui se propage en France et qui cherche la construction d’un empire mondial. »

L’interprétation de Burke a trouvé un écho favorable chez de nombreux historiens modernes, dont Paul Hazard, si je ne me trompe.

Les théologies dites du monde, de la société, de la libération, la théologie africaine ou noire, la théologie de la révolution et de la violence, qui en réalité sont toutes des « exothéologies », se sont éloignées de leur orbite, c’est-à-dire de la révélation biblique, avec une vitesse vertigineuse, puisque selon l’affirmation d’un professeur de théologie français, « les idées justes ne tombent pas du ciel… »

L’essentiel consiste à reprendre le vieux mythe de l’homme capable de forger son propre avenir. La vieille dame respectable, mais impotente qu’est devenue à leurs yeux la charité chrétienne devrait subir l’euthanasie… Elle ne pourrait plus, semble-t-il, s’occuper adéquatement de la complexité des problèmes sociaux modernes. Cela avait déjà donné le coup de grâce au vieux christianisme social, qui n’avait pas pu relever la tête après les coups de massue assenés par la théologie dialectique des années 20 et 30.

Le motif principal de la nouvelle action chrétienne violente devra être cherché dans la pensée marxiste ou néomarxiste. L’Évangile, déclare-t-on, exige plus qu’une charité paternaliste et davantage qu’une action sociale à la manière de papa. Il appelle la prise de mesures radicales. La thèse fondamentale qui unit toutes les versions de la théologie de la libération défend l’idée selon laquelle l’action rédemptrice de Dieu est essentiellement la libération de l’opprimé. C’est une libération de nature sociopolitique, celle qui serait offerte par la croix et par la résurrection du Christ. Celui qui s’identifie au Christ devrait premièrement chercher la libération des opprimés et la justice sociale. Mais la justification de cette thèse, notamment chez des penseurs latino-américains, s’effectue à la faveur d’un étonnant amalgame de thèmes bibliques avec le mythe de l’homme autonome, capable d’une praxis à la Marx.

Les écrits de ces auteurs, et ils sont nombreux, nous offrent à la fois le reflet fidèle de l’histoire contemporaine et celui du divorce consommé entre d’une part la foi et les données de l’Écriture et d’autre part la politisation de la foi et la socialisation de l’Évangile. Faute de temps, nous renoncerons à analyser ces positions ou à faire un compte rendu de tel ou tel ouvrage, nous contentant de présenter certaines remarques critiques.

Des intuitions correctes, des aperçus intéressants qui, jusque là, n’avaient pas été explorés ni exploités, apparaissent dans ces études. En effet, celui qui a tant soit peu de sang prophétique dans les veines sait que l’Évangile est effectivement un message de libération. Déjà, les prophètes dénonçaient toutes les formes d’injustice. Le Seigneur sera témoin à charge « contre ceux qui oppriment le salarié, la veuve et l’orphelin », déclare le prophète Malachie (Ml 3.5). Dans son Institution de la religion chrétienne, Jean Calvin écrivait quelque part que Dieu jugera une nation d’après la manière dont elle aura pris soin de ses pauvres.

La foi chrétienne ne dissocie pas l’orthodoxie de l’orthopraxie. Partout où elle est orthodoxe, elle pousse les fidèles à une œuvre chrétienne, car croire, c’est aussi participer dans une certaine mesure à l’action de Dieu, celui qui, par l’incarnation de son Fils, a pénétré notre monde et a pris part à nos affaires. Là n’est pas notre contentieux avec les théologiens de la libération. Mais ceux-ci se rendent-ils compte de la nature du salut décidé par le Père, achevé par le Fils et appliqué par le Saint-Esprit?

Sous-jacent à toute pensée et à toute action chrétienne horizontaliste, qui se muera inévitablement en foi unidimensionnelle, se trouve le motif, à notre avis fondamental, de la prolongation de l’incarnation. Ce sera notre première thèse. Je le signalerai juste en passant. En effet, il existe une idée erronée d’après laquelle, du fait que le Christ s’est identifié à l’homme, l’homme chrétien dans le passé, l’homme tout court de nos jours peut aussi s’identifier au Christ; d’où, à l’heure actuelle, la multiplication à l’infini de « christs »… Dans la théologie de la libération, ce motif peut être inconscient, mais il n’est pas absent. Le luthérien Philippe Melanchthon disait pourtant que « connaître Christ c’est connaître les bénéfices de son œuvre ». Les théologies de la déliquescence prétendront, quant à elles, que nous pouvons prolonger en nos personnes et par nos actions l’incarnation du Fils de Dieu. C’est là une version moderne sécularisée de l’ancienne formule qui prétendait que si Dieu était devenu homme, c’était afin que l’homme puisse devenir Dieu! Nous avons ici la quintessence de l’orthodoxie de la nouvelle hérésie.

Les thèmes bibliques invoqués à l’appui de la nouvelle théologie sont ceux de la Pâque juive, de l’Exode, du Jubilé, la notion de Terre promise, les dénonciations prophétiques de la religion officielle, indifférente au sort du pauvre et des opprimés, etc. Mais en se référant à l’Exode, on identifie sans fondement légitime toute l’action de libération d’Israël à un engagement politique, au lieu d’y voir les débuts de la rédemption opérée en Christ. Sous prétexte de justice sociale, on déclare la guerre contre les infidèles modernes que sont, par exemple, les bourgeois. Le péché impardonnable de ceux-ci ne consisterait pas simplement à se mettre du côté du mal, mais à personnifier le mal absolu. Une fois de plus, nous avons de pénible mémoire le slogan tristement célèbre des chrétiens militants, le « Gott mit uns », « Dieu avec nous ».

Nous aimerions dire un mot au sujet des positions antinomistes de ces auteurs. En dépit d’un biblicisme littéraliste, qui se sert néanmoins subtilement des textes bibliques à son profit, on n’accorde aucune valeur axiomatique à la loi de l’Ancien Testament. Cela ressort notamment dans l’étude de José Miranda, Marx et la Bible. Signalons aussi en passant notre étonnement devant l’emploi abusif de l’expression « justice sociale ». Il s’agit véritablement d’une justice romantique et poétisée, car la « justice » biblique tout court suffit sans qu’elle ait besoin de s’affubler de l’omniprésent adjectif « sociale »!

Une autre antithèse importante est celle faite entre la parole et l’acte. On se réfère au terme biblique « dabar », qui veut effectivement dire à la fois parole et acte. Nous remarquons que, dans la pensée des théologiens de la libération, « dabar » sert de support au développement d’une pensée matérialiste. Si « dabar » est à la fois parole et acte, c’est la parole qui précède l’action, afin de la fonder, de l’inspirer et de la rendre féconde. La lettre de Paul aux Romains pourra nous fournir à cet égard un exemple saisissant de cette association de la « pistis » (foi) et de la « praxis » (acte) : la partie doctrinale pour commencer, la partie éthique pour conclure.

Arrêtons-nous un peu plus longuement sur un autre aspect de cette réflexion. L’espérance chrétienne et l’espérance marxiste sont confrontées, comparées et finalement confondues. L’attente du Royaume du Christ et l’utopie marxiste ne semblent être différentes que quant à la manière dont elles sont formulées, non quant à leur conceptualisation et leur contenu essentiel. Elles sont devenues des eschatologies interchangeables. Peut-être le règne du Christ apparaîtra-t-il à leurs yeux comme la source principale de l’attente inspirant la praxis chrétienne, tandis que la cité terrestre, elle, sera bâtie grâce aux biceps des marxistes révolutionnaires! Ici, nous nous trouvons clairement en présence d’une théologie syncrétiste. Chrétiens et non-chrétiens pourraient donc s’unir dans une lutte commune pour faire de ce monde et de la société un cadre viable pour l’existence… Avec une illusion perfectionniste, on veut exercer le jugement dernier déjà ici et maintenant. La parabole de l’ivraie dans Matthieu 13 vient ici à l’esprit. Le maître du champ exhortait pourtant ses serviteurs à la patience et empêchait d’arracher l’ivraie, de peur d’arracher aussi la bonne semence. Pour leur part, les émules modernes de ces serviteurs de la parabole ont hâte d’instaurer un nouvel ordre social d’où le mal serait radicalement extirpé.

À ce propos, il est intéressant de se rappeler la position de saint Augustin. Bien que le grand docteur de l’Église ne manquât pas d’intelligence biblique en appliquant la parabole à la situation de l’Église, il lui a malheureusement rendu un assez mauvais service. La parabole visait le monde, car l’ivraie poussait dans le monde; il est bien spécifié que le champ c’est le monde. Augustin a pris le champ pour l’Église et a affirmé, contre les donatistes, que le mal pouvait exister au sein de celle-ci.

D’après l’Évangile, le mal existera jusqu’à la fin dans le monde. L’Église, quant à elle, est appelée à se purifier, mais une telle mesure ne peut s’appliquer de manière radicale au monde. Cela ne veut pas dire que les disciples modernes du Christ puissent demeurer indifférents vis-à-vis du mal et de toutes ses manifestations. Mais leur vigilance et leur intervention ne peuvent pas avoir un caractère de radicalité révolutionnaire. Certes, l’Écriture sainte charge les magistrats de porter l’épée. Et ce n’est pas pour le décor qu’ils la portent! Ils doivent en faire un usage légitime. Le malfaiteur devra être puni. La théologie de la libération ne se contente pas d’un « régime » institué par l’Écriture. Messianiste, elle croit l’homme bon par nature et le mal inhérent aux seules structures sociales, notamment à celle de l’État. Dès lors, la violence sera conçue comme la force motrice de l’histoire et le moyen d’inaugurer l’âge nouveau.

Il y a plus de quinze ans, je consacrais une analyse critique à l’ouvrage, par certains égards remarquable, du théologien allemand Jürgen Moltmann, Théologie de l’espérance. Dans ma conclusion, je parvenais à l’idée suivante, que j’exprimais par un jeu de mots possible en grec, qui rend parfaitement compte de l’optique de l’auteur allemand : La théologie de l’« anastase », de la résurrection, devenait à mes yeux une théologie de l’« épanastase », de la révolution. À l’époque, j’ignorais le développement de sa pensée, mais par la suite, ma conclusion s’avéra correcte.

Ce qui m’amène à penser qu’il n’existe pas de fondement biblique légitime pour qualifier cette action révolutionnaire violente de théologie de la libération. De toute manière, je me méfie de toute théologie du génitif : celles de la révolution ou de l’espérance, de la violence ou de l’africanité, des Lapons et que sais-je encore… Car la tâche de la théologie est une, celle de la politique en est une autre. Certains partisans de cette théologie, du côté réformé, prétendent que la pensée du grand réformateur français Jean Calvin fournit à la fois la justification et les éléments bibliques en vue de l’élaboration d’une théologie de la libération. À mon avis, ces partisans réformés n’emportent, de l’immense courant calviniste, qu’un minuscule baquet dont ils versent le contenu dans leur petit récipient… le baptisant de « calviniste »! À mon avis, le vin pur du calvinisme de Calvin ne s’accommode pas de parrainages et de synthèses qui y mettent de l’eau polluée.

La révolution souhaitée par Marx et maintenant réalisée est la contrefaçon même du mandat culturel dont la Réforme calviniste a su dégager les fondements bibliques et discerner les prolongements dans l’existence concrète du chrétien. La théologie de la libération s’oppose violemment à toute manifestation d’oppression socio-politico-économique. Nous n’en sommes pas davantage partisans! Mais elle oublie, de manière fort regrettable, que d’autres oppressions, notamment celle de la culture humaniste athée, ne sont pas faites, elles non plus, pour aider l’homme opprimé…

À propos de la spiritualité politique d’inspiration calviniste réformée, disons d’emblée qu’aussi bien sa motivation que les moyens d’action qu’elle se donne sont totalement autres. Nous voudrions faire ici une parenthèse pour présenter brièvement la pensée de l’un de ses représentants les plus éminents, celle du géant réformé néerlandais, Abraham Kuyper.

Pasteur, théologien, profond penseur, homme d’Église aussi bien que d’action politique, fondateur de l’Université libre d’Amsterdam, fondateur de la puissante Église réformée, fondateur du parti politique antirévolutionnaire, journaliste, auteur de nombreux ouvrages théologiques et philosophiques de spiritualité chrétienne et politique, premier ministre pendant cinq ans (avec seulement trois crises de surmenage durant une carrière aussi prodigieuse), Kuyper reste à nos yeux l’initiateur de ce que l’un de ses récents biographes appelle la spiritualité politique.

Celle-ci n’a rien de commun avec le raz-de-marée des théologies dites de la libération ni avec l’hyperspiritualité subjectiviste des mouvements protestants dits évangéliques, dont le souci exclusif semble être l’organisation de campagnes de masse, à la manière du « fast food » américain, ni même avec une certaine réflexion et action politique dans certains milieux réformés de chez nous, dont le motif fondamental est celui d’un profond pessimisme, pour ne pas dire le désespoir.

Ce serait une gageure que de chercher à résumer la carrière de ce géant moderne. Ce serait rendre mauvais service aussi bien à la foi réformée qu’à l’homme qui l’a représentée aussi brillamment. Ce n’est pas à l’aspect extérieur de la pensée de Kuyper que nous devons nous intéresser en premier lieu, mais au motif interne fondamental. Aussi pouvons-nous parler avec raison de la spiritualité politique d’Abraham Kuyper, que nous appellerons également une politique principielle.

Selon lui, les démocraties occidentales ont toutes besoin d’une action politique chrétienne et de partis politiques chrétiens. Or, les problèmes auxquels il a fait face à son époque ne sont pas essentiellement différents des nôtres. Et les solutions qu’on proposait à l’époque ne sont pas différentes des solutions à courte vue que nos contemporains nous proposent. Car l’esprit fondamental politique s’inspire de l’humanisme athée, de la Révolution de 1789. Si l’humanisme non chrétien s’égosille à parler de « bigoterie », « d’intolérance » et de « théocratie », la raison en est qu’il est poussé par son urticaire de faire de l’homme la mesure de l’ordre créationnel. Aussi, établit-il une barrière entre le domaine de la morale privée et celui de la morale publique et, sous prétexte de neutralité laïque, il refuse l’intrusion de la foi évangélique dans toute sphère publique. Il cultive même l’idée commode selon laquelle tout ce qui est politique serait une « sale affaire ».

L’humanisme en politique encourage, sans doute à son insu, des fléaux sociaux tels que l’alcoolisme, la prostitution et la dégradation des mœurs, mais il empêche l’incursion de la morale chrétienne dans les affaires de la cité.

Contre deux attitudes traditionnelles, l’une incroyante, l’autre spiritualiste, démissionnaire et invertébrée, Kuyper a opposé une spiritualité politique vigoureuse et virile. La politique est aussi une sphère où les chrétiens peuvent s’engager en toute bonne conscience, afin de ne pas la laisser entre les mains de Satan. Car les chrétiens se sont volontairement mis en quarantaine, alors qu’il aurait fallu y mettre les « iniques ». Selon lui, la politique n’est pas tout d’abord et essentiellement une affaire pratique, mais une question de principe.

Son esprit antirévolutionnaire formulait une pensée politique dominée par la croix du Christ et la morale chrétienne. Il n’existe pas de double norme, l’une pour l’individu, l’autre pour la société. La loi de Dieu ne dit pas seulement « tu aimeras ton prochain », mais aussi et tout d’abord « tu aimeras le Seigneur ton Dieu ». La politique devra par conséquent discerner la volonté de Dieu. L’État chrétien devra refuser non seulement le mal économique, mais aussi l’idolâtrie et l’immoralité qui sont la cause de tous les maux sociaux et qui engendrent toutes sortes de désordres. Il importe de veiller sur l’état spirituel et moral du pays plus encore que sur la prospérité matérielle du citoyen. La maladie de toute la pensée et de l’action politique de l’Occident consiste à mesurer l’utilité et l’efficacité d’un gouvernement par les mesures purement économiques qu’il applique. Mais à quoi bon à un P.D.G. de gagner tant par mois et de s’offrir un superbe yacht si sa femme le quitte; ou que sert-il à une femme aux capacités remarquables d’accéder à de hautes fonctions si son mari la trompe? Où est le bien-être du citoyen et le bien-être social lorsque la famille est en déclin?

Défenseur de l’école chrétienne, Kuyper n’avait pas limité la reconnaissance de l’État à la seule fonction décrite dans Romains 13.4, c’est-à-dire au port de l’épée par le magistrat pour réprimer le malfaiteur. Il décida de mener la guerre contre tous les éléments démoniaques sévissant dans les sociétés libérales, les jeux, l’indécence publique, l’alcoolisme, la pornographie. Aujourd’hui, il en aurait fait autant contre la drogue et contre les fléaux sociaux et moraux qui nous submergent. Ainsi, contre le libéralisme humaniste ou un christianisme dévirilisé et contre un engagement chrétien du pis-aller, Kuyper nous a offert une leçon incomparable de spiritualité politique.

La pensée biblique ne se contente pas d’une critique marxiste; la mission chrétienne ne s’identifie pas avec la praxis marxienne. La libération sociopolitique n’est pas la seule activité du Dieu de la Bible. Le Royaume de Dieu ne s’identifie pas avec notre cause, qu’elle soit justifiée ou non. La totalité du message de la Bible est une polémique à mort lancée contre toute catégorie d’idolâtrie, qu’elle en soit la version ancienne ou qu’elle se présente sous l’aspect de l’idéologie ou de l’idéosophie moderne.

Le mystère de la révélation concerne l’affranchissement d’un pouvoir plus aliénant encore que celui de toutes les structures sociales oppressives. Dieu nous appelle à nous soumettre à la norme suprême de son Royaume, au lieu de nous préoccuper exclusivement des causes pénultièmes. Dans le cas contraire, les chrétiens ressembleraient à cette maison de la parabole qui, exorcisée et purifiée de son démon, fut occupée et « squatterisée » par sept autres démons, pires que le premier! La foi chrétienne, comme la nature, n’aime pas le vide… Mais il est à craindre que, dans leurs tentatives soi-disant chrétiennes, certains des théologiens descendent avec une précipitation inouïe sur la pente qui rejoindra rapidement et fatalement « l’intégration dans le vide », pour reprendre une expression de l’américain Cornelius Van Til.

Actuellement, l’une des tâches les plus urgentes est de savoir comment libérer la théologie des démons qui la torturent. Car elle semble avoir cessé d’être théologie de l’espérance pour devenir discours de désespoir. Il n’en saurait être autrement. Ce sont des théologies de l’impatience qu’on nous propose, des théologies de la marche par la vue et non par la foi, des théologies de la socialisation du salut et de la sécularisation de l’Église…

Les barrières séparant l’Église du monde ont tout à fait sauté. Cette tendance à conférer à l’opprimé une fausse innocence, comme si ce dernier ne partageait pas l’universalité de la faute humaine, a de quoi nous alarmer, car les classes et les coteries changent de visage, néanmoins la cause profonde des divisions contre lesquelles s’élevait déjà l’apôtre Paul demeure. Dans l’Évangile selon l’Évangile, le pauvre et l’opprimé ne sont pas des innocents. Ils servent seulement de révélateurs en manifestant concrètement les effets du péché sur eux; mais il existe d’autres péchés que socio-économiques.

La théologie biblique s’occupe de l’exposition fidèle des rapports entre Dieu et l’homme pécheur. Elle traite exclusivement de la rédemption. Dans les théologies de la libération, la grande absente est précisément celle-ci. Aux yeux de Dieu, l’homme n’est pas simplement un sous-privilégié économique. Il n’a droit à aucun privilège, car il est asservi au grand adversaire Satan. C’est celui-ci qui est le véritable oppresseur. « Délivre-nous du Malin », a enseigné à prier le grand Connaisseur de la vie humaine, le véritable Libérateur. « Délivre-nous du Malin », et non du mal… Il était venu mettre le fer rouge sur la plaie véritable, profonde, cachée, qui échappe au regard de l’homme, mais non à son regard, lui, le Seigneur, le Créateur et le Sauveur. Lors de son premier discours public prononcé dans la synagogue de Nazareth, il avait annoncé l’ère nouvelle, inaugurée par sa présence au milieu des hommes. En sa personne et dans son ministère, la libération avait déjà été accomplie.

Certes, il n’était pas resté indifférent aux malheurs physiques et moraux qui frappaient les êtres qu’il rencontrait à chaque tournant de ses parcours. Mais la véritable misère, la misère essentielle, était celle pour laquelle il allait offrir sa personne divine. En lui, Dieu s’est engagé en faveur de son peuple opprimé.

Une lecture attentive de la Bible fait également sauter aux yeux que la préoccupation essentielle de l’Église primitive ne fut pas celle de son affranchissement des jougs politiques; mais sa prière était que le peuple des fidèles, opprimé « à cause de la Parole de Dieu et du témoignage de Jésus », fasse l’objet de la miséricorde divine. Qu’on lise le dernier livre du Nouveau Testament, l’Apocalypse de Jean : Dieu a racheté Israël et l’Agneau immolé en a été le signe. L’ensemble du Nouveau Testament parle en termes de rachat, d’acquisition, de rédemption, d’Agneau immolé, de propitiation. La rédemption en Christ est bien plus vaste qu’une libération d’ordre sociopolitique. La théologie chrétienne sera toujours une théologie de la croix ou elle ne sera pas.

Dieu annonce : « Je fais toutes choses nouvelles » (Ap 21.5). Il ne se trouve pas automatiquement du côté du pauvre. S’il le fait, c’est dans l’intention de mettre à son service l’opprimé qu’il libère, sans que celui-ci puisse se prévaloir d’une quelconque autonomie sociopolitique. Dieu ne se contente pas de nous libérer. Il nous sauve pour faire de nous ses serviteurs. Il donne des directives précises pour que notre action s’aligne sur son œuvre. Il nous affranchit afin que nous l’aimions, lui tout d’abord, et ensuite seulement notre prochain. Sa Parole et son Esprit engendrent en nous la conviction de notre péché et ils arrachent de nos lèvres la confession de nos propres fautes. C’est dans sa lumière que nous voyons la lumière. Si le Fils nous affranchit, nous serons réellement libres.

Puissions-nous alors prier pour notre besoin essentiel : « Donne-nous aujourd’hui notre faim de ce jour »; faim pour ta Parole, faim pour tes bontés, faim pour ton salut éternel1.

Note

1. Voir en complément mon article intitulé Révolution ou rédemption?