Cet article a pour sujet la condition tragique des hommes dans leur solitude, leur anxiété et leur désespoir, qui ne peut cependant cacher la soif de communion avec le Dieu vivant et vrai, que seul Jésus-Christ peut combler.

Source: L'homme en question. 4 pages.

La voix humaine

La Voix humaine est un drame lyrique en un acte; la musique est de Francis Poulenc sur un livret de Jean Cocteau. Voici ce qu’a écrit un critique :

« C’est une gageure dans le domaine lyrique; un seul personnage, l’amante délaissée dialoguant au téléphone avec son amant, personnage muet et invisible. Le musicien a su recréer le climat d’angoisse et de délire qui fait toute la vertu de La Voix humaine. On y chercherait, en vain, une innovation de langage. La nouveauté réside dans la conception même de l’œuvre. L’orchestre se tait lorsque la femme abandonnée écoute la voix de son amant. Point de mélodie continue. La déclamation chantée ne s’élève jusqu’au chant qu’à de rares moments. Les silences sont peuplés d’attentes angoissées, mais les intonations mêmes de l’amante nous permettent de recréer le dialogue. Le compositeur sacrifie la mélodie en faveur de la diction pathétique qui traduit la détresse du personnage. »

Elle paraissait pourtant résignée, sinon courageuse. Mais elle ne pourra pas surmonter son désarroi. Tombant en convulsions lorsqu’à l’autre bout du fil l’amant raccroche, elle se jettera sur son lit, étreignant le téléphone silencieux et s’écriant : « Hâte-toi, viens, je t’aime… »

On a dit du texte de Cocteau qu’il était insupportable et n’accusait que la banalité d’un fait divers sentimental. Banal peut-être pour des esthètes, mais combien éloquent pour illustrer la réalité courante où se débattent tant d’êtres humains! La Voix humaine est une sorte de porte-parole — de parabole si vous préférez — de toutes ces voix humaines qui assourdissent nos oreilles, nous bouleversent par tant de détresse et qui parfois, en dépit des apparences, témoignent du profond sentiment tragique de la vie. Solitude, anxiété, aliénation et perdition, n’est-ce pas le sort de tant d’hommes et de femmes, peut-être le vôtre aussi?

Miguel de Unamuno, l’auteur existentialiste espagnol, a su admirablement décrire ce sentiment tragique de la vie. « L’homme qui naît, souffre et meurt. » Le mode le plus authentique de l’existence humaine c’est l’agonie, au sens original du mot grec, c’est-à-dire lutte redoutable, à la fois espérance, mais pouvant aussi vous plonger dans le plus opaque désespoir. L’un de ses poèmes aux sombres accents révèle de manière poignante la profonde inquiétude de l’auteur :

« Je sens dans mon sein deux factions guerroyantes, déchirant mes impulsions comme une guerre fratricide. En mon cœur s’affrontent deux parties, ce cœur où l’anxiété dévorante persiste, ne sachant où trouver le pain pour lequel mon esprit tant soupire. »

Et ailleurs : « Avec ou sans ma raison, même malgré ma raison, j’ai résolu pourtant de ne pas mourir. » La voix de Unamuno fut sans doute l’une des plus nobles qu’il nous a été données d’entendre durant notre siècle; peut-être l’une des dernières…

Car les voix humaines sont en train de devenir des hurlements, et l’es accents pathétiques qui nous émouvaient dans les inquiétudes exprimées par le sentiment tragique de la vie se sont transformés en sonorités dépourvues de sens. « Parlez-moi d’moi », chante quelqu’un. « Y a qu’ça qui m’intéresse! » « Do it yourself », conseillent les Anglo-saxons, et cela veut dire : débrouillez-vous tout seuls…

Dans l’hebdomadaire que je viens de déposer sur mon bureau, je lis :

« Allons voir plus loin, dans les boîtes de nuit et les boums. Naguère, les garçons et les filles des bals du samedi soir entraient dans la danse pour s’effleurer, flirter, éprouver la fermeté d’une épaule ou caresser un visage. Voyez-les aujourd’hui se balancer seuls au rythme lancinant du disco pour sentir leur corps, leur propre corps si passionnant s’électriser, s’éclater, seuls… »

Les psychologues et les sociologues parlent à présent de l’ère de l’ego. Non pas nécessairement de l’égoïsme ou de l’individualisme, mais de l’ego, du moi, et les individus qui découvrent qu’il existe dans notre monde ce personnage fascinant, qui mérite toute leur attention, sont de plus en plus nombreux. Regardez aussi sur les grandes artères de nos métropoles, ce garçon ou cette fille, avançant et rêvant casqués de leur baladeur, sourds à ce qui se passe autour d’eux… Plus de dialogue avec personne. Seuls et emmurés, ils semblent se suffire à eux-mêmes. Un psychologue moderne parle d’une nouvelle forme d’angoisse.

« La société industrielle, en centrant toute activité sociale sur la consommation, a engendré un nouveau type d’homme, transparent, angoissé, entièrement tourné vers lui-même et dépendant des autres. C’est le nouveau Narcisse. »
« L’homme, écrivait naguère Gabriel Marcel, est devenu simple fonction. »
« Comme si les conflits intérieurs séculaires ne suffisaient pas, la civilisation actuelle de la machine déborde et achève de déshumaniser l’homme. Il n’est plus au centre, mais relégué à l’arrière-plan. La tragédie spirituelle de l’homme n’est plus contenue dans son âme individuelle, elle a atteint des dimensions planétaires… »

Que retenir de toutes les voix humaines, de la lutte qu’elles clament, de la somme d’angoisses qu’elles signifient, de l’agression qu’elles hurlent ou de l’aliénation dont elles témoignent? Toutes sont à la recherche du sens, à la découverte de la signification de l’existence, qu’elles soient solitaires ou délaissées, écrasées ou prétentieuses. Elles avancent seules, croyant se suffire, parfois cyniques ou envoûtées par un noir pessimisme. Il ne leur reste qu’un tout petit bout de courage pour ne pas faillir face à la mort. « J’ai résolu de mourir avec le reste de mon courage. »

Mais aucune lutte solitaire n’est capable d’empêcher que la personne humaine soit écrasée par les forces qu’elle découvre en elle, autour d’elle ou ailleurs, et qu’elle ne peut dominer. L’homme s’est pris pour Prométhée, et le voilà malheureux Sisyphe!

Les voix humaines, dans l’assourdissement de la cacophonie universelle ne crient, au fond, rien de moins que la soif de Dieu. Il ne faut pas s’y tromper. Aucune situation humaine ne réussira à amputer Dieu du fond de nos cœurs créés pour lui. Aucune inquiétude ni angoisse, même dans leurs formes les plus modernes, ne peuvent cacher la soif du Dieu vivant.

Dieu n’est pas un concept, une puissance impersonnelle, une figure dans un système abstrait, mais le fondement de notre être, la source d’où coule la vie; même le doute religieux n’est pas autre chose que cette soif de la présence de Dieu. Je me tourne vers un vieux texte trois fois millénaire, vers l’auteur du Psaume 42, qui avoue cette soif. Je sais qu’elle est la mienne, qu’elle est la vôtre, et qu’elle est aussi la seule soif ayant toutes les chances d’être étanchée. Tournons notre attention vers elle, écoutons la voix de cet homme qui clamait sa soif il y a près de 30 siècles. Que découvrons-nous? Que Dieu ne laisse jamais personne seul. Vous vous êtes dit une fois pour toutes : « Je suis un non pratiquant! » Ou : « Je ne suis pas adepte de cette religion »; ou encore : « Je ne veux pas entendre parler de votre Dieu… » Je veux bien admettre que vous ne soyez pas très « religieux » et, en tout cas, pas très pratiquant! Mais je ne parlerai pas d’abord ici de votre résolution, de votre comportement, de votre choix. Car vous n’échappez pas un seul instant à l’attention de Dieu, même lorsque vous court-circuitez la religion et que vous cultivez le doute avec prédilection. La sempiternelle question : « Dieu existe-t-il vraiment? » est dénuée de tout sens. L’existence de Dieu n’est pas un problème. Votre problème est la communion avec Dieu, cette communion que vous refusez.

Le psalmiste de la Bible parle de cette lancinante soif de Dieu presque en termes de vie animale. Comme un cerf, comme une biche, comme un animal assoiffé qui va crever, les yeux largement ouverts, haletant, cherchant désespérément une éventuelle source d’eau… Oui, il n’hésite pas à se comparer à cet animal, et j’ai toutes les raisons de croire que vous et moi ne sommes pas différents de lui, et que nous aussi, avec notre âme et avec notre corps, nous cherchons Dieu.

Certes, il existe bien des éléments qui nous rendent insensibles à cette soif de Dieu. Je ne les énumérerai pas, je vous laisse le soin de le faire. Mais le besoin fondamental, en dépit de la saturation en toutes choses, restera toujours la soif de notre âme qui recherche passionnément le Dieu de nos origines, le Dieu de chaque jour, celui de la fin.

Certes, notre esprit tordu a créé toutes les conditions et tous les gadgets pour étancher cette soif-là, mais ils ne font que la déguiser. Le psalmiste de l’Ancien Testament est un psychologue, un connaisseur d’hommes tel que vous n’en rencontrerez pas ailleurs. Sachez, avec lui, que ce qui compte est cette soif-là. Vous n’êtes pas un animal, un type évolué de primate, et vous êtes infiniment plus que votre corps et vos passions. Votre âme, qui est votre plus profonde et plus réelle personnalité, a soif de Dieu. Cette soif fondamentale, vous cherchez souvent à l’étancher non pas dans les sources d’eau vive que Dieu vous offre, mais dans des eaux stagnantes et nauséabondes…

Le message de la Bible vient à point pour nous parler de notre situation d’êtres humains, non pour l’analyser théoriquement, mais pour annoncer que Dieu peut satisfaire cette soif. Dans La Voix humaine, il s’agissait de la soif d’une femme pour son amant. Rien de plus naturel et de plus réel. Soif de rencontre et d’amour entre hommes et femmes, entre parents et enfants, entre amis, entre être solitaires… Mais la soif de Dieu — car Dieu est, lui aussi, un être personnel — est la plus aiguë et la plus lancinante de toutes les soifs. Notre personnalité n’est rien d’autre que le reflet de la sienne, aussi ne pouvons-nous pas faire l’économie de sa rencontre. Affaires à satisfaire toutes nos autres nécessités, nous avons négligé l’essentiel, la soif qui prime tout le reste.

Écoutons à présent une autre voix humaine dont l’Évangile nous transmet, non pas un lointain écho, mais le contenu tout entier, transcrit littéralement.

Un jour, lors d’une grande fête, Jésus se tenant au milieu de la multitude s’écria : « Celui qui a soif, qu’il vienne à moi et qu’il boive » (Jn 7.37). Ce ne fut pas un soliloque, mais une déclaration publique d’accueil et d’amour. Je ne fais que citer cette parole en passant en donnant une indication très incomplète de son contenu. L’évangéliste ajoute : « Il disait cela de l’Esprit qu’allaient recevoir ceux qui croiraient en lui » (Jn 7.39).

L’Esprit Saint est donc devenu la présence intime de ce Dieu que nous fuyons de manière insensée ou que nous cherchons dans tant de fausses directions. C’est lui qui comble nos attentes, qui peuple nos solitudes et qui nous tient compagnie à chaque instant. C’est à travers lui que nous apprenons que la soif que nous avons de Dieu est celle de ne plus ressentir aucune autre soif, la soif d’une existence où il n’y aura plus d’attente, plus de recherche et plus de vide. Le psalmiste que je mentionnais plus haut concluait sa prière en disant : « Pourquoi t’abats-tu, mon âme, et gémis-tu sur moi? Attends-toi à Dieu, car je le célébrerai encore pour son salut » (Ps 42.6). Il ne nous reste qu’à nous adresser à lui dans l’attitude de la confession, avec l’aveu de nos soifs inutiles, dans le renoncement à nous-mêmes et dans la décision de le suivre. Nous ne serons pas déçus.

La voix du Christ n’a cessé d’appeler à lui tout homme et toute femme au milieu de ses solitudes, de ses égarements ou même de ses arrogantes prétentions. Des hommes seront écrasés par le sentiment tragique de la vie, des femmes pleureront l’abandon de leur amour, des jeunes sombreront dans le désespoir. Mais voici la plus mystérieuse, la plus pathétique et la plus convaincante de toutes les voix humaines, celle de Jésus annonçant : « Venez à moi, vous tous qui êtes fatigués et chargés, et je vous donnerai du repos » (Mt 11.28).