Le ministère diaconal (5) - Et les autres?
Le ministère diaconal (5) - Et les autres?
- Les deux alliances
- L’Église dans la cité
- Le débordement de la grâce
- Annexe 1 – Dieu aime-t-il tous les hommes?
- Annexe 2 – Notre double citoyenneté
1. Les deux alliances⤒🔗
Et les autres? Les veuves et les orphelins de la terre ne méritent-ils pas tous la même considération? Et les étrangers, et les malades, et les sans-abri, et ceux que nous croisons dans la rue? Chacun n’a-t-il pas sa souffrance qui vaut bien celle des autres? Chacun n’attend-il pas d’être secouru? À bien des égards oui, bien sûr. Sous le rapport humain, les chrétiens ne sont ni meilleurs, ni plus méritants que les autres hommes. Sous le rapport des droits de l’homme et de la citoyenneté, aucune différence ne devrait être faite. Sous le rapport de l’éthique médicale, par exemple, aucune différence ne devrait être faite. De plus, les chrétiens ont aussi besoin des autres : des médecins, boulangers, garagistes, enseignants…!
Sous le rapport du Royaume de Dieu, cependant, d’autres considérations doivent être prises en compte, incompréhensibles pour l’intelligence naturelle, mais capitales dans le cadre de la foi.
Soyons clairs : l’égalité de condition « en humanité » peut et doit être rappelée sans restriction, comme le fait Paul à Athènes1. « Dieu a fait que tous les hommes, sortis d’un seul sang, habitent sur toute la terre » (Ac 17.26). Il est important de rappeler que tout homme, toute femme est créé(e) à l’image de Dieu, et se trouve, à ce titre, digne d’honneur, c’est-à-dire estimé(e) à un grand prix. Il y a donc une solidarité de nature et de condition qui relie tous les hommes, sans exception.
L’intercession d’Abraham pour Sodome (Gn 18.17), suscitée par Dieu lui-même, témoigne de la place qu’une ville, aussi incrédule ou corrompue soit-elle, a dans le cœur de Dieu. S’il y a dix justes, Dieu ne détruira pas la ville, malgré l’énormité de son péché. Cet épisode démontre la distinction forte que Dieu établit entre son peuple et la ville, car Lot et les siens sont comme contraints de sortir, in extremis. Au sujet de Lot et de sa famille, on peut dire avec l’apôtre Pierre : « Et si le juste se sauve avec peine, que deviendront l’injuste et le pécheur? » (1 Pi 4.18).
Oui, Dieu prend les villes en considération comme en témoignent aussi les interpellations nombreuses de la part de prophètes, de Jésus lui-même : Ninive2, Tyr, Sidon…, mais aucune de ces mentions n’autorise à attribuer à une ville les promesses adressées au peuple de Dieu3.
Une parole de l’apôtre Pierre devrait nous aider à avancer : « Honorez tout le monde, aimez les frères, craignez Dieu, honorez le roi » (1 Pi 2.17)4.
Honorer, en grec, c’est estimer le prix, c’est reconnaître la valeur. C’est le contraire de mépriser ou même de négliger. Nous avons donc des devoirs envers tous les hommes, quels qu’ils soient. On pourrait dire : le roi plus que les autres, à cause de sa fonction; mais les autres pas moins que le roi, car ils ne sont pas moins des êtres humains. Cependant, cette parole de Pierre rappelle en même temps que des regards appropriés sont requis, qui correspondent à des situations (on pourrait dire des sphères d’existence ou d’identité) qui ne sont pas équivalentes, à des engagements distincts… à des espérances différentes. Et le verbe « aimer » est appliqué aux frères dans la foi. Comment mettre cela en application?
Nous ne pouvons ni dissocier ni confondre l’ordre de la création et l’ordre du salut, ou encore l’humanité en Adam et l’humanité nouvelle en Christ. De même, la grâce générale (pour tous les hommes — c’est l’alliance avec Noé) et la grâce particulière de la rédemption (qui concerne les élus — c’est l’alliance avec Abraham qui s’accomplit en Christ) ont bien une même source, mais pas la même finalité. Une est pour le temps; l’autre est éternelle. Le chrétien, sur cette terre, est redevable à ces deux alliances. Il est un homme comme tous les autres. Il est aussi un enfant de Dieu. Il a, en quelque sorte, une double citoyenneté5.
Le Psaume 33, par exemple, nous permet de parler de deux regards de Dieu :
« L’Éternel regarde du haut des cieux, il voit tous les fils de l’homme; du lieu de sa demeure, il observe tous les habitants de la terre, lui qui forme leur cœur à tous, qui est attentif à toutes leurs actions » (Ps 33.13-15).
« Voici, l’œil de l’Éternel est sur ceux qui le craignent, sur ceux qui espèrent en sa bonté, afin d’arracher leur âme de la mort et de les faire vivre au milieu de la famine » (Ps 33.18).
Est-ce juste ou injuste? Qui va reprocher quelque chose à Dieu, à ce sujet?
Ainsi, l’ordre de la création est rappelé sans cesse : le Dieu qui nous sauve est celui qui a créé le ciel et la terre et par qui tout subsiste (Ps 119.90-91). Cependant, la vocation principale sinon unique de la révélation biblique est de nous instruire de ce qui touche notre rédemption et notre espérance.
Cela explique sans doute que de nombreux passages peuvent donner l’impression que « ceux du dehors » sont comme ignorés, à certains égards. « Je ne prie pas pour le monde, mais pour ceux que tu m’as donnés » (Jn 17.9). « Ce sont des gens dont l’Église ne fait aucun cas que vous prenez pour juges » (1 Co 6.4)6.
Il ne s’agit pas de mépris, mais de la prise en compte d’une différence totale de statut et d’équipement au niveau spirituel. La préoccupation principale de Dieu est et demeure son peuple, que celui-ci soit rassemblé ou dispersé, Israël ou l’Église. La nature du peuple de Dieu peut n’apparaître que très imparfaitement actuellement, mais elle sera parfaitement dévoilée dans la perspective eschatologique, perspective éclairée par deux situations paradigmatiques : le Déluge et Sodome. Dans ces deux cas, seules quelques personnes sont sauvées. Il y a là une instruction qui ne peut pas être minorée.
Le regard particulier de Dieu sur son peuple est visible, paradoxalement, dans deux textes bibliques souvent cités pour attirer l’attention sur la dimension sociale de notre responsabilité :
a. Au peuple de Dieu exilé à Babylone, le prophète donne cette recommandation : « Recherchez le bien de la ville où je vous ai menés en captivité et priez Dieu en sa faveur, car votre bonheur dépend du sien » (Jr 29.7). Le souci principal de Dieu, c’est son peuple.
b. À Timothée, l’apôtre Paul demandera de « faire des prières pour tous les hommes, pour les rois et pour ceux qui sont élevés en dignité, afin que nous menions une vie paisible et tranquille, en toute piété et honnêteté » (1 Tm 2.1-2). Dans ce passage encore, nous remarquons que la finalité n’est pas le salut ni même le bien-être des hommes en général, mais la tranquillité… du peuple de Dieu!
Et les pauvres? Nous avons observé déjà que les pauvres dont il est question, dans la très grande majorité des cas, sont ceux qui appartiennent ou se trouvent assimilés au peuple de Dieu. « Refuser justice aux pauvres, ravir leur droit aux malheureux de mon peuple, pour faire des veuves leur proie et des orphelins leur butin… » (És 10.2; voir Za 7.10)7. Est-ce à dire que les chrétiens sont indifférents aux pauvres de la ville ou du pays? Loin de là.
De nombreux textes bibliques introduisent la notion dynamique de priorité. « Nous nous sommes conduits avec sainteté et pureté devant Dieu, dans le monde et surtout [malista = principalement] envers vous… » (2 Co 1.12). « Pratiquons le bien envers tous, surtout envers les frères en la foi » (Ga 6.10)8.
2. L’Église dans la cité←⤒🔗
Quelqu’un demandera peut-être s’il n’y a pas un risque à circonscrire ainsi notre vision au point de la rendre étriquée, frileuse, exclusive. Le risque existe, bien sûr, et cela constituerait un mauvais témoignage, vu que si l’enseignement de Jésus ou de Paul nous paraît sévère parfois, ils ne donnent jamais pour autant l’impression d’être étroits.
La Bible nous donne de très nombreuses preuves du souci que Dieu a pour tout ce qui vit, hommes et animaux9! Nous voyons également de nombreux exemples d’ouverture à ceux qui n’appartiennent pas au peuple de Dieu et cela dès le début de la révélation biblique. Jésus le rappelle clairement :
« Il y avait plusieurs veuves en Israël du temps d’Élie, lorsque le ciel fut fermé trois ans et six mois et qu’il y eut une grande famine sur toute la terre; et cependant, Élie ne fut envoyé vers aucune d’elles, mais vers une femme veuve, à Sarepta, dans le pays de Sidon. Il y avait aussi plusieurs lépreux en Israël du temps d’Élisée le prophète; et cependant, aucun d’eux ne fut purifié si ce n’est Naaman le Syrien » (Lc 4.25-27).
Cela ne semble-t-il pas contredire ce qui a été avancé plus haut? Que devons-nous en déduire?
Nous l’avons rappelé déjà, les « quiconque » de l’Évangile constituent tout à la fois un jugement pour le peuple de Dieu et une ouverture pour ceux qui ne sont pas (encore) du peuple de Dieu10. L’Église dans la ville, ce n’est ni la population tout entière ni un club d’amis. L’Église c’est à la fois le petit reste fidèle et la multitude innombrable de ceux qui confessent le nom de Jésus. Et à ceux-là, nous pouvons associer ceux qui croiront un jour et que nous ne connaissons pas, car cela ne se voit pas encore; mais Dieu, lui, les connaît11!
Comment devons-nous considérer, alors, l’action sociale ou politique, et les œuvres humanitaires? Nous le ferons à la lumière des indications tirées de l’Écriture, celles qui ont été rappelées ci-dessus et quelques autres encore sans doute. Ces indications sont à la fois restrictives et vastes :
a. Des indications restrictives←↰⤒🔗
Elles sont restrictives dans la mesure où elles sont peu nombreuses : la grande majorité, la quasi-totalité des commandements bibliques concernent en effet les relations au sein du peuple de Dieu, Israël et l’Église, cela dans le Nouveau comme dans l’Ancien Testament. Elles sont restrictives dans la mesure où l’Évangile attire notre attention sur la personne de Jésus et sur la rédemption qu’il a opérée, rédemption dont les implications sont nombreuses et pour une part immédiates, mais dont la finalité n’est « pas de ce monde ».
À aucun moment nous voyons Jésus se soucier de questions sociales ou politiques, ni les apôtres après lui12. En réalité, il n’apparaît nulle part que l’Église en tant que telle ait reçu un mandat de Dieu pour s’investir dans le domaine social, politique ou humanitaire13.
Entendons-nous bien : il ne s’agit pas de dire que ces domaines sont sans importance et doivent nous laisser indifférents. Mais tout aussi légitimes et importants qu’ils soient, comme « le manger et le boire » par exemple (Rm 14.17), ou encore comme la recherche médicale ou l’alphabétisation ou quelque autre engagement professionnel, culturel ou social, ils ne font pas l’objet d’un appel spécifique pour l’Église en tant que telle.
À quel titre serons-nous concernés alors?
Il nous semble que la réponse pourrait être double : à titre individuel tout d’abord, relativement aux circonstances particulières que Dieu permet dans nos lieux de vie et d’activité, le chrétien ne se désolidarisant pas de ce (ni de ceux) qui l’entoure(nt), dans son quartier, sa ville, son lieu de travail, son pays, dans le temps qui est le sien14. Et cela concerne chaque chrétien, à son niveau.
Ensuite, en fonction de vocations spécifiques que Dieu confie à certains chrétiens (comme à des non-chrétiens) pour s’investir dans des domaines particuliers, pratiquement sans exception. Ces vocations peuvent être apparentées ou pas à des vocations professionnelles : éducation, soins médicaux ou autres, musique et autres formes d’art, recherche, technologie, action sociale, économique, humanitaire, vie associative, préservation de l’environnement, etc.
La particularité du chrétien, c’est qu’il agira en chrétien dans ces différents domaines, de manière irréprochable, comme un enfant de Dieu irrépréhensible (Ph 2.15), à côté de non-chrétiens, autant que cela sera possible.
Des engagements professionnels, sociaux, humanitaires, sanitaires, culturels entre chrétiens sont-ils envisageables ou souhaitables? C’est une question vaste, délicate, qui touche à ce que nous appelons « les œuvres » de l’Église ou à certaines associations15 ou certains mouvements politiques. Il nous semble que cela est possible pour constituer un soutien aux chrétiens qui peuvent se trouver isolés dans tel ou tel milieu, ou encore pour mieux pénétrer tel ou tel domaine ou sphère d’activité. Cela est possible et sans doute souhaitable, mais il s’agira là de l’engagement de chrétiens, avec des risques et des limites dont il faudra être conscients, et pas d’une œuvre ou d’un engagement de l’Église en tant que telle. Non pas que l’Église soit au-dessus de cela, mais ce n’est pas sa vocation propre.
b. Des indications vastes←↰⤒🔗
Ainsi, toutes restrictives qu’elles soient, les implications concernant l’engagement social et humanitaire (ou culturel ou sanitaire, etc.) sont vastes également. Elles sont vastes, car elles reflètent la fidélité de Dieu envers sa création tout entière, fidélité qui n’est pas à salut, mais qui s’inscrit dans le cadre de sa patience et de sa miséricorde. Ce n’est pas là le tout du Royaume de Dieu et de notre espérance, mais ce n’est pas rien non plus! Cette fidélité-là, les chrétiens en sont bénéficiaires également, et cela crée une solidarité de condition avec l’ensemble des hommes, qu’il serait insensé de nier. « Votre bonheur dépend du sien » (Jr 29.7; voir 1 Tm 2.1-2).
Qu’il suffise que ce chrétien ne confonde pas cet engagement avec celui qui le lie avec ses frères et sœurs dans la foi, car c’est le témoignage du Royaume de Dieu qui est en question dans cette distinction. Qu’il considère que, parmi ces hommes et ces femmes qui l’entourent et qui ne croient pas en Dieu, il s’en trouve qui croiront un jour et qui sont d’ores et déjà comptés par Dieu comme des rachetés; qu’il s’en trouve également qui sont chrétiens, mais qui n’en ont pas l’apparence, pour de multiples raisons.
3. Le débordement de la grâce←⤒🔗
Plusieurs craindront que l’Église se replie sur elle-même si l’accent est mis sur les relations fraternelles (les droits et les devoirs spécifiques et réciproques des membres du peuple de Dieu); ils craindront qu’en se distinguant nettement de la société, l’Église se trouve dans l’impossibilité d’accueillir de nouveaux membres et de grandir. Notre constat est plutôt contraire à cela : les Églises qui ont un discours humaniste et qui investissent dans le social ont sans doute beaucoup de contacts, mais l’assemblée des croyants ne grandit pas réellement. À l’inverse, les Églises qui grandissent sont celles qui osent dévoiler la spécificité — pour ne pas dire la radicalité — de la vocation et du message chrétiens. Ce n’est pas une preuve, mais c’est un indice intéressant.
La croissance numérique (qui, en soi, ne prouve ni notre fidélité ni la bénédiction de Dieu) de l’Église est en partie conditionnée par sa croissance en maturité, comme cela apparaît dans le livre des Actes. « Les Églises se fortifiaient dans la foi et augmentaient en nombre de jour en jour » (Ac 16.5). Cette maturité se démontre notamment par l’attachement à ces trois dimensions de la vie du chrétien et celle de l’Église :
- L’unité spirituelle : « Qu’ils soient un afin que le monde croie » (Jn 17.21)
- L’amour fraternel : « À l’amour que vous aurez les uns pour les autres, tous sauront… » (Jn 13.35)
- La sainteté de vie : « Ayez au milieu des païens une bonne conduite, afin qu’ils remarquent vos bonnes œuvres et glorifient Dieu le jour où il les visitera » (1 Pi 2.12)
Il est facile de constater que ces trois thèmes occupent la majeure partie (quasiment l’intégralité) des écrits apostoliques. La première lettre de Jean en fait le triple signe de la vie nouvelle. On observe également qu’à chacune de ces trois réalités est attachée une promesse : « à cela, tous verront »; « afin que le monde croie »; « afin qu’ils glorifient Dieu »16. Il apparaît ainsi que, si l’expérience chrétienne authentique est susceptible d’étonner voire de heurter bien des personnes, elle constitue également une démonstration convaincante pour beaucoup d’autres, disons pour ceux qui ont soif et que Dieu appelle.
Par ailleurs, la Bible montre clairement que l’amour n’est pas une vertu naturelle, immanente, qui peut être dissociée de la foi et de l’espérance, c’est-à-dire de l’expérience de l’amour de Christ17. Quant à l’amour fraternel, il n’est pas dissociable de l’unité spirituelle et de la sainteté de vie18. L’apôtre Jean, en effet, nous révèle que l’unité et l’amour qui existent entre le Père, le Fils et l’Esprit caractérisent les relations entre les chrétiens. L’amour du chrétien, c’est l’amour de Christ pour lui et au travers de lui. Quand j’aime mon frère chrétien, c’est Christ que j’aime à travers lui, et c’est Christ qui l’aime à travers moi! C’est la raison pour laquelle le mot communion peut être appliqué à ces deux niveaux de relation.
La croissance par débordement est un fruit naturel de la communion de chaque chrétien avec Dieu et avec ses frères et sœurs dans la foi. Tout chrétien « en bonne santé » désire ardemment cette double communion et se rend immédiatement compte quand elle est « abîmée ».
Si chaque chrétien, aimé de Dieu, aime ses frères et sœurs chrétiens de cet amour et si, en vertu de la réciprocité propre au peuple de Dieu, il est aussi aimé de cet amour, alors une sorte de perfection de la grâce se manifestera, qui sera la démonstration de la présence vivante et agissante du Seigneur au milieu de son peuple19. Par une telle démonstration, beaucoup seront touchés à salut, « en aussi grand nombre que le Seigneur notre Dieu les appellera » (Ac 2.39).
4. Annexe 1 – Dieu aime-t-il tous les hommes?←⤒🔗
Il ne s’agit pas ici de traiter cette question, mais seulement de la poser; d’oser la poser bien qu’elle paraisse choquante au premier abord. Mais pourquoi est-elle choquante, finalement? Il ne s’agit pas de demander si « Dieu est amour », car cela est affirmé explicitement dans la Bible (1 Jn 4.8). Mais que Dieu doive ou même puisse aimer tous les hommes, dans la condition de rébellion qui est la leur, cela va-t-il de soi? L’homme est-il réellement en situation d’être aimé par Dieu, dans sa situation présente? En réalité, c’est la colère de Dieu qui se révèle du ciel contre l’injustice des hommes (Rm 1.18) et qui est contenue par l’effet de sa patience, en vue de l’accomplissement de son plan rédempteur, c’est-à-dire le salut de ceux qui lui appartiennent20.
Trois schémas de pensée existent dans les Églises aujourd’hui, qui peuvent être présentés succinctement.
a. Le schéma humaniste moderne←↰⤒🔗
Ce schéma, très présent dans l’Église romaine et dans les Églises pluralistes, considère que Dieu aime tous les hommes, ce qui implique le salut de tous les hommes21. Il y a là une certaine logique. Comment un homme aimé de Dieu pourrait-il être rejeté par Dieu?
b. Le schéma « évangélique » classique←↰⤒🔗
Ce schéma, appelé arminien en théologie22, considère lui aussi que Dieu aime tous les hommes et que Christ est mort pour tous les hommes, mais cet amour manifesté en Jésus-Christ ne trouve son aboutissement que dans la mesure où certains accepteront de croire en lui. Les autres « rendent nul à leur égard le dessein de Dieu », pour reprendre ce que Jésus a dit des Juifs incrédules. Dans ce schéma, l’amour de Dieu et le salut sont en quelque sorte dissociés, puisque les arminiens ne croient pas que tous les hommes seront sauvés.
c. Le schéma réformé←↰⤒🔗
Le troisième schéma, que l’on pourrait appeler « calviniste », garde l’association : amour de Dieu — salut (ceux que Dieu aime, il les sauve), mais aussi le principe selon lequel tous les hommes ne seront pas sauvés. L’implication logique est la suivante : Dieu aime et sauve les élus. Le salut n’est pas accompli pour tous, proposé à tous et reçu par certains seulement, ceux qui en voudraient bien ou qui auraient eu la chance de faire une bonne rencontre; il est accompli entièrement et efficacement pour ceux que Dieu a choisis dans sa grâce pour être ses enfants.
Présentée comme cela, cette compréhension de l’amour de Dieu peut sembler réductrice et difficile à accepter pour la raison naturelle. Remarquons que chacun des trois schémas peut paraître réducteur. Le premier fait le choix de l’amour inconditionnel et passe sous silence les exigences de la sainteté et de la justice de Dieu, c’est-à-dire une partie importante de la révélation biblique23. Dans le second, c’est la souveraineté de Dieu qui est amoindrie, l’amour de Dieu se heurtant au bon vouloir de l’homme, ce qui revient à accorder une part considérable à une créature regardée comme corrompue, incapable de faire le bien. Dans le troisième schéma, la difficulté semble être celle-ci : comment un Dieu d’amour pourrait-il ne pas aimer tous les hommes? Et s’il aime certains hommes et pas d’autres, pourquoi ceux-ci et pas ceux-là?
Pour la première de ces deux questions, il suffit de dire qu’aussi importante que soit la vertu de l’amour, en Dieu, elle n’est pas la seule. L’amour de Dieu n’abolit pas sa sainteté. Oublier cela, c’est se condamner à ne plus comprendre grand-chose au message biblique24.
Quant à la dernière question, elle est posée explicitement dans la Bible, notamment dans le chapitre 9 de la lettre aux Romains, mais la réponse nous réduit au silence : l’homme n’est tout simplement pas en position d’évaluer et encore moins de contester le choix souverain de Dieu. Que Dieu laisse le pécheur sous la condamnation ou qu’il le gracie, il est juste et nul reproche ne peut lui être adressé.
Quant aux destinataires de l’amour de Dieu, il n’est pas difficile de montrer qu’ils sont déterminés, sans rapport avec les mérites, en fonction d’un dessein d’élection arrêté par avance (Ép 1.3-12), non pas de manière arbitraire, mais en Christ (Ép 1.4). En parlant des disciples présents et à venir, Jésus dit à son Père : « Ils étaient à toi, tu me les as donnés, ils ont gardé ta parole » (Jn 17.6). Cette parole est étonnante, mais elle est là, et nous n’avons pas le droit de changer l’ordre des termes25.
Il nous semble en effet remarquer que le verbe aimer, dans l’Écriture, n’est jamais utilisé qu’à propos du peuple de Dieu26. Ce verbe a toujours un sens fort, lié à une appartenance, un don de soi, comme cela est vécu dans l’union conjugale, entre parents et enfants, ou encore entre le berger et son troupeau : une alliance les lie27.
Cet amour particulier ne nie pas qu’il y ait aussi des promesses pour l’ensemble des hommes, comme on le voit en Genèse 9, dans le cadre de la grâce générale et de la patience de Dieu (Ac 14.17). Cette disposition autorise-t-elle à affirmer que Dieu aime tous les hommes?28 En tout cas pas sans définir ce que nous entendons par le mot aimer29.
C’est ainsi qu’il est demandé à ceux qui ont été ainsi aimés de s’aimer les uns les autres de l’amour même dont ils ont été aimés (Jn 13.34-35; 1 Jn 4.11) et de se conduire de manière irréprochable vis-à-vis de ceux du dehors, ce qui n’est pas exactement la même chose30. Les implications de cette réflexion, on le voit, sont nombreuses et importantes. Que Dieu guide chacun.
5. Annexe 2 – Notre double citoyenneté←⤒🔗
Il n’est pas vain de parler, comme Martin Luther l’a fait, d’une « double citoyenneté » du chrétien dans ce monde. Qu’il suffise de rappeler que les deux identités du chrétien (membre de l’humanité présente et membre du peuple des rachetés) ne sont pas d’égale importance, qu’elles sont susceptibles de se contrarier, mais qu’elles ne le feront pas nécessairement. En d’autres termes, le chrétien ne trahit pas sa vocation de chrétien quand il s’investit dans des domaines strictement terrestres et temporels, tant qu’il n’oublie pas son autre vocation, celle d’enfant de Dieu31.
Ce chrétien se dira que si cette terre et ce temps sont destinés à cesser d’exister dans leur forme actuelle un jour, ils n’en demeurent pas moins la terre et le temps de Dieu. Il se souviendra que son Sauveur n’a pas prié pour qu’il soit ôté du monde, mais préservé du mal et sanctifié (Jn 17.15, 17), ce qui n’est pas la même chose. Il n’y a là aucune autorisation pour la compromission; il y a là un appel à être sel de la terre et lumière du monde, « au milieu d’une génération perverse et corrompue, parmi laquelle [il est appelé à] briller comme [un] flambeau dans le monde, portant la Parole de vie » (Ph 2.14-15).
Cela concerne-t-il seulement ou principalement l’évangélisation? Je ne le crois pas. Il me semble qu’il s’agit d’avoir une vie intègre (1 Pi 2.11-12) et d’être prêt à témoigner en parole quand l’occasion se présente (1 Pi 3.15).
Ce chrétien n’est pas appelé à quitter son conjoint non chrétien, par exemple (1 Co 7.12-16), car le mariage est aussi une disposition créationnelle qui concerne l’ensemble des hommes. Ce chrétien paiera ses impôts (« Rendez à César ») et regardera les magistrats comme serviteurs de Dieu, qu’ils soient chrétiens ou pas, car il n’y a pas d’autorité qui n’ait été instituée par Dieu (Rm 13.4-6). Ce chrétien se souviendra qu’il doit honorer tout le monde (1 Pi 2.17), ce qui signifie notamment que les dix commandements donnés au peuple de Dieu ont aussi une valeur universelle; en conséquence, il saisira les occasions qui se présenteront pour rappeler que les indications morales que présente l’Écriture sont appropriées, et à certains égards vitales pour tous les hommes. Il se souviendra de cet appel de Jésus, qui a vraisemblablement aussi une valeur universelle : « Tout ce que vous voulez que les hommes fassent pour vous, faites-le de même pour eux, car c’est la loi et les prophètes » (Mt 7.12). Ainsi, l’action sociale, l’aide humanitaire sont-elles non seulement possibles, mais souhaitables, étant porteuses de la générosité de Dieu lui-même.
Notes
1. Pour autant, l’expression « frère en humanité », nous l’avons dit, introduit un risque de confusion : Dieu est bien le Créateur de tous les hommes, mais il est le Père de ceux qui, en Christ, ont reçu l’Esprit d’adoption.
2. Le texte biblique nous permet d’affirmer que Dieu est prêt à prendre patience vis-à-vis de Sodome malgré l’énormité de son péché (Gn 18.28), que Dieu a pitié de Ninive la grande ville (Jon 4.11). Cela n’implique pas que Dieu aime ces villes dans le sens biblique du verbe aimer.
3. L’épisode du naufrage d’Actes 27 nous montre aussi que Dieu va sauver (dans un sens temporel) les marins qui se trouvaient sur le même bateau que Paul. Ils sont donc au bénéfice d’une grâce, de la part de Dieu.
4. Voir l’annexe 1, Dieu aime-t-il tous les hommes?
5. Voir l’annexe 2, Notre double citoyenneté.
6. De manière significative, nous lisons : « De même que tous meurent en Adam, de même tous revivront en Christ, mais chacun en son rang : Christ comme prémices, puis ceux qui appartiennent à Christ » (1 Co 15.22-23). Des autres, il n’est plus question.
7. Si cela nous paraît surprenant aujourd’hui, nous ferons bien d’en chercher la raison, car pendant la période apostolique, la chose paraissait si évidente qu’il était superflu de la préciser, comme on le voit encore dans la lettre de Jacques : « La religion pure et sans tâche devant Dieu notre Père, consiste à visiter les orphelins et les veuves dans leurs afflictions, et à se préserver des souillures du monde » (Jc 2.27). Ainsi, nous pourrons nous poser la question des causes de cette évolution actuelle : progrès ou apostasie. Le mot apostasie peut sembler trop fort. Nous voyons cependant que le principe de sainteté qui distingue le peuple de Dieu des autres est loin d’être un détail de la foi. Cette distinction est hautement significative, porteuse de sens, dans une perspective pédagogique et prophétique. De ceux qui ignorent ou méprisent ce principe de distinction ou de priorité, Paul dira qu’ils sont « pires que des infidèles » (1 Tm 5.8). En d’autres termes, la foi elle-même implique de reconnaître le sens et l’importance des distinctions que Dieu établit lui-même.
8. Ces distinctions ne sont pas contredites par l’appel à « ne pas faire acception de personnes », car celui-ci trouve son application dans la sphère du Royaume de Dieu et de l’Église, comme le montre Jacques 2.1. Une autre sphère d’existence importante est signalée dans la Bible, c’est celle de la famille avec, là aussi, des devoirs spécifiques (1 Tm 5.8). Il n’empêche que le chrétien a un regard sensible, non excluant, où qu’il se trouve.
9. Gn 8.1; 9.8-17; Ex 20.10; Ps 36.7-8; Jon 4.11; Mt 6.26; 10.29…
10. Jn 3.18-21.
11. La doctrine de la prédestination bien comprise, loin de nourrir un esprit de fermeture, soutient cette attente de la conversion possible de toute personne, par la grâce et l’appel souverains de Dieu. C’est à la fois une source de repos et de zèle pur.
12. Quand Paul fait appel à César (Ac 25.11), il montre qu’il ne tient pas les autorités politiques pour rien.
13. Si ce n’est en Jr 29.7.
14. Par exemple en temps de guerre. Mais n’est-ce pas toujours « la guerre »?
15. Je mentionne à titre d’exemple le Comité protestant pour la dignité humaine (CPDH) qui milite pour la préservation des valeurs chrétiennes dans la société, le milieu politique et les médias, ou encore A Rocha qui veut promouvoir (dans l’Église et dans la société) une vision chrétienne de la préservation de l’environnement.
16. Jn 13.35; 17.21; 1 Pi 2.12. On peut d’ailleurs se demander qui sont ces « tous » qui verront, ou que faut-il entendre par « afin que le monde croie ». Une certaine logique voudrait que l’on voie là « ceux qui sont prédestinés à la vie éternelle », selon l’expression d’Actes 13.48.
17. Rm 5.1-5; 1 Co 13.13; 1 Th 3.6; 2 Pi 1.3-7; 1 Jn 4.11, 19.
18. 1 Th 4.9-12.
19. L’amour fraternel est une des marques visibles de la régénération. 1 Jn 3.10; 4.7, 21-5.1; 1 Th 3.12-13; 1 Pi 4.8-10.
20. Dans cette perspective, le mot « tous » en Jean 13.35 ou 2 Pierre 3.9 désigne évidemment les élus, les brebis que le Seigneur connaît (Jn 10.14-16) et dont aucune ne manquera au dernier jour (Jr 23.4). Voir 2 Pi 3.15.
21. Jacques Duquesne a achevé de répandre cette pensée qui confond, si on peut dire, Dieu et l’amour. « Dieu est amour, tout amour. »
22. Du nom du théologien hollandais Jacob Arminius (1560-1609).
23. Voir l’article de W. Edgar : « L’hérésie de l’amour et la discipline de l’Église », La Revue Réformée, no 137, 1984/1.
24. Comment un Dieu d’amour exige -t-il la mort sacrificielle de son Fils unique?
25. Ces remarques sont conformes à la doctrine réformée dite de « l’expiation définie » défendue par le Synode de Dordrecht (1618-1619), selon laquelle Christ est mort pour les élus et pour eux seulement. Cette affirmation ne nie pas la dimension cosmique de l’œuvre de la croix, selon Col 1.20.
26. On peut lire dans ce sens Jn 13.1; Rm 9.10-16, 24-26…
27. « Comme un père a compassion de ses enfants, l’Éternel a compassion de ceux qui le craignent. » Ps 103.13; 147.11.
28. Jean 3.16 peut aussi être lu dans ce sens, en appliquant au mot « monde » ce qui a été dit plus haut sur « les nations » ou « les païens ». En d’autres termes, le monde, ce n’est pas « tout le monde », de même que le mot « tous » ne désigne pas toujours tous les hommes. Il en est sans doute ainsi en Jn 13.35 (« Tous connaîtront… ») où le « tous » pourrait bien désigner les élus (Ac 13.48), à comparer avec Jn 17.21 : « afin que le monde croie ». Y a-t-il un passage biblique qui laisserait penser qu’un jour tous les hommes croiront?
29. Il est intéressant de remarquer que, dans le Nouveau Testament, l’amour est pratiquement toujours associé à la foi, de telle sorte que ces deux réalités paraissent indissociables. Rm 5.1-5; 1 Co 13.13; Col 1.4-5; 1 Th 1.3; 5.8; 1 Pi 1.21-22.
30. Rm 12.18; 2 Co 1.12; Ga 6.10 déjà cités, mais aussi Ph 2.15; 1 Pi 2.12; 3.14-17. Comparer avec 1 Co 6.1-6. Voir 1 Pi 2.17, « Honorez tout le monde, aimez les frères… »
31. Disons que la vocation d’enfant de Dieu prime et qu’elle éclaire les autres sans les remplacer. (1 Co 10.31; Co 3.17; Hé 13.14). Nous nous souvenons que Luther parlait de chaque profession ou engagement en termes de vocation, c’est-à-dire comme une réponse à un appel, en fonction de besoins concrets et avec des dons reçus de Dieu.