Cet article a pour sujet le dispensationalisme popularisé par John Nelson Darby et C.I. Scofield qui ont enseigné un nouveau prémillénarisme selon lequel Dieu aurait deux plans différents pour l'Église et pour Israël.

Source: Espérer contre toute espérance. 10 pages.

Le dispensationalisme

  1. Origines
  2. John Nelson Darby
  3. C.I. Scofield
  4. Les thèses
  5. Fantaisies d’abord…
  6. Des thèses para-apocalyptiques

1. Origines🔗

Le dispensationalisme, la branche la plus puissante du prémillénarisme, prend son origine au début du 19siècle en Angleterre et en Irlande. Deux motifs, l’un extérieur à l’Église, l’autre de nature théologique, expliquent sa genèse.

C’est la pensée du théologien jésuite espagnol Manuel de Lacuna (1731-1801) qui influença de manière décisive la formation de ce système original d’interprétation biblique. Dans son ouvrage principal, L’avènement en majesté et gloire du Messie, dont le titre annonce le contenu, l’auteur espagnol développait sa thèse millénariste. Affligé par la conduite mondaine, voire corrompue, du clergé de son Église qu’il combattit avec une véhémence inaccoutumée, Lacuna élabora une interprétation futuriste de l’apparition du Christ ainsi que de celle de l’Antichrist. En 1824, le pape Léon XII mettait l’ouvrage à l’index.

Un protestant, Edward Irving, la découvrit lors de ses voyages en Espagne et entreprit d’en rendre le contenu public parmi ses compatriotes. Le livre fut bientôt traduit en anglais et publié en deux volumes en 1827. Les conférences dites « prophétiques » d’Albury Park furent consacrées aux thèses défendues et c’est là ce que nous avons appelé « le motif interne » qui explique l’origine et le développement de l’école dispensationaliste.

Quant au motif externe, il est de nature politique. C’est un phénomène courant bien connu que les attentes millénaristes s’intensifient et deviennent passionnément ardentes au cours d’événements exceptionnels d’ordre politique. La Révolution française en fournit une nouvelle occasion. Tant en Europe qu’en Amérique, on considérait la Révolution de 1789 comme un accomplissement d’anciennes prophéties bibliques. L’attente de la fin imminente du monde fut partagée par beaucoup d’esprits, plus avides d’événements extraordinaires qu’authentiquement fidèles et soutenus par une espérance vivante dans le retour glorieux du Christ. Les 1260 jours du livre du prophète Daniel semblaient concorder avec la date de 1789! D’autres dates, ainsi que d’innombrables calculs chronologiques, les uns plus fantaisistes que les autres, apportaient de l’eau au moulin eschatologique, donnant presque la date précise, comme une horloge suisse, du retour du Christ! Mais, lorsque le Seigneur n’apparut pas en 1844, l’intérêt prophético-apocalyptique de la nouvelle eschatologie s’estompa; les chefs de file de la nouvelle école se mirent alors à préciser et à développer d’autres idées sans lien particulier ni même logique avec l’eschatologie biblique.

2. John Nelson Darby🔗

J.N. Darby (1800-1882) a été le premier à rendre populaire l’idée selon laquelle Dieu avait un plan terrestre pour son peuple Israël et un dessein différent, céleste, pour l’Église, le corps du Christ. L’interprétation d’une double intention divine était jusque là totalement inconnue. Nous pouvons donc la qualifier de système original, car elle n’a aucun précédent au cours de l’histoire de la théologie.

Homme de loi pour commencer, Darby s’intéressa plus tard à l’Évangile. En 1825, il fut consacré pasteur anglican. Au cours d’une longue période de convalescence, deux vérités frappèrent son esprit : la première, qu’il était uni avec le Christ au ciel; la deuxième, qu’il devait absolument abandonner tout effort pour observer la loi biblique. Ce fut à ce moment-là, reconnut-il plus tard, qu’il fit l’expérience d’une véritable libération spirituelle et goûta enfin à la paix de Dieu. Mais l’idée de son union avec le Christ lui fit découvrir une autre vérité : celle concernant l’Église. À ses yeux, l’Église institution, avec ses manifestations extérieures, était une réalité mondaine. L’Église véritable était composée de ceux qui sont réellement unis avec le Christ céleste. Fort de cette conviction, il allait bientôt quitter l’Église anglicane pour se joindre à un groupe formé hors de l’Église établie et plus tard connu sous le nom de Frères de Plymouth.

La deuxième vérité frappa son esprit lors d’une lecture du chapitre 32 du livre du prophète Ésaïe. Il crut y discerner un net changement de dispensation concernant le sort terrestre d’Israël. Dieu, dira-t-il en clarifiant plus tard sa pensée, réserve à Israël un sort terrestre différent de l’avenir céleste qui attend l’Église. D’après Darby, l’Écriture affirme d’une part la réalité d’une dispensation concernant Israël et d’autre part celle réservée à l’Église. Cela explique pourquoi les prophéties et leur interprétation tiennent une si large part dans la théologie et les engagements concrets des « Frères de Plymouth » et des Églises et mouvements qui s’y apparentent.

Darby voyagea beaucoup, notamment entre 1839 et 1845, tant en France qu’en Suisse, où il gagna de nombreux adhérents. À ses yeux, les juifs ne peuvent pas faire partie de l’Église. Celle-ci forme un corps à part. L’unité entre juifs et païens qui devaient former une seule Église n’a pas été révélée dans l’Ancien Testament. Aussi ce n’est pas à Sion qu’il convient de chercher l’Église de Dieu.

Cette distinction tranchante entre « deux peuples » le conduit hélas! plus loin encore, c’est-à-dire vers la vieille erreur qui divisait les attributs du Père et les noms du Fils. Avec une telle division, l’Église se trouve en rapport avec le Père, les juifs restant attachés à Yahvé… Jésus se présente aux juifs en sa qualité de Messie, porteur des promesses et des bénédictions faites par Yahvé, mais à l’Église il s’offre en tant que Fils de Dieu… celui-ci étant l’expression même de toute la gloire de celui-là. Dans le raisonnement de Darby, une seule et même personne pourrait parfaitement être à la fois souverain d’un pays et père de famille! Il procède à partir de cette simple logique pour établir la différence dans la manière d’agir de Dieu à l’égard de l’Église et à l’égard d’Israël. Parmi les juifs, il conserve encore son nom de Yahvé. Il exerce sur eux son jugement, tandis qu’il se révèle à l’Église comme le Père plein de bonté et d’amour. Ayant totalement rejeté Israël, le peuple juif, le Seigneur se « limite » dans sa nature de personne céleste.

Darby est conscient des innovations apportées, mais il est convaincu que tout cela a été caché aux yeux de l’Église depuis des siècles, mais révélé pleinement durant notre âge. Les dirigeants du mouvement de Plymouth eux-mêmes reconnaissent l’extrême nouveauté et de ces thèses et de leur structure herméneutique.

Darby se rendra également au Canada et aux États-Unis pour y répandre ses idées. Il y fera huit voyages et il y passera près de six années. Il y fondera des Églises nouvelles et réussira à faire admettre ses thèses même par nombre de pasteurs et théologiens d’autres Églises. Désormais, les partisans de ces idées seront connus sous le nom de « Bible-believing Christians » (chrétiens attachés à la Bible).

3. C.I. Scofield🔗

L’influence littéraire dispensationaliste la plus vaste sera exercée par un autre adepte de grand talent et de grand renom, l’américain C.I. Scofield, ainsi que par sa « Bible ». Également homme de loi à ses débuts, Scofield, avant de se tourner vers la théologie, avait d’abord exercé le ministère pastoral à Saint-Louis, dans le Missouri. Il sera appelé à Dallas, dans le Texas, où son ministère se développera de manière exceptionnelle. Ses sermons seront tellement appréciés qu’il en fera publier un recueil dans lequel il développera de manière systématique les thèses dispensationalistes. Par la suite, Scofield organisera des cours par correspondance qui seront suivis, pendant le temps qu’il s’en occupera, par un nombre record de dix mille élèves! C’est le Moody Bible Institute qui plus tard en prendra la relève.

En 1900, Scofield envisage la publication d’une Bible devant contenir des notes marginales, de la Genèse jusqu’à l’Apocalypse. Son propos sera celui de démontrer que la Bible enseigne le dispensationalisme. Il est facile de découvrir, même lors d’une simple lecture (au moins dans l’original anglais que nous avons connu et consulté) combien l’auteur perd de vue l’enseignement biblique au profit de sa lecture personnelle. Ainsi à la question : « Qu’est-ce que Dieu connaît d’avance? », la réponse est : La Bible n’offre aucune lumière sur la chose. La seule réponse valable reste donc : Je ne sais pas… car il ne m’est rien dit. Pourtant, l’Écriture affirme clairement que Dieu a connu d’avance les personnes. Il y est même question d’élection divine.

Dans une autre note, l’auteur soutient que les simples incroyants ne sont jamais appelés des enfants du diable, mais uniquement et simplement des incroyants religieux. On peut se demander sur quel fondement biblique Scofield parvient à établir un double critère de cette nature… S’ils refusent Dieu pour adopter un autre dieu (Rm 1.23-25), ne sont-ils pas tous des incroyants religieux? Créés à l’image de Dieu, tous les hommes sont « religieux » et ils seront inévitablement traités comme tels. Cela ressort encore plus clairement, dans 1 Jean 3.10. Dans le contexte, l’auteur fait comprendre sans ambiguïté que tous les hommes appartiennent soit à la catégorie du type de Caïn, soit à celle du type d’Abel. Sur ce point, comme sur tant d’autres, Scofield manque d’une élémentaire clarté.

Durant les deux premières décennies de notre siècle les thèses dispensationalistes, accompagnées de leur annexe, « l’enlèvement de l’Église sur les nuées » et la séparation de la septième semaine daniélique d’avec les 69 autres semaines, exerceront une grande influence sur une bonne partie de l’aile nouvellement formée du protestantisme évangélique. Ce courant sera appelé « fondamentalisme ». Presque tous les chefs de file « évangéliques », les réformés et les presbytériens mis à part, s’y rattacheront. Il faut reconnaître que tous les adeptes du dispensationalisme n’en tireront pas les conclusions extrêmes de ses promoteurs.

Le réformé Paul Wooley mena un combat loyal contre cette déformation eschatologiste, en précisant qu’une lecture correcte et fidèle de la Bible ne devait pas épouser forcément une thèse eschatologiste particulière et partisane aussi bien dans les milieux fondamentalistes américains qu’européens. Il est d’ailleurs passablement difficile de se faire admettre comme un vrai orthodoxe dans ces milieux, à moins de s’y présenter comme un « Bible-believing Christian » et de faire preuve d’un intérêt passionné pour les thèses dispensationalistes millénaristes, même atténuées.

4. Les thèses🔗

Aucun chapitre de l’eschatologie biblique n’est aussi passionnément débattu que celui qui traite du millénium. Nous consacrerons un autre article1 à l’examen de celui-ci pour mieux en saisir la nature et pour examiner en quoi certaines thèses dispensationalistes manquent d’un fondement biblique solide. Mais tous ceux qui souscrivent aux thèses millénaristes n’acceptent pas nécessairement toutes les thèses dispensationalistes.

Le dispensationalisme est plus qu’une simple interprétation biblique de certains détails eschatologiques. Il est un système d’herméneutique global d’une très grande originalité. On ne peut comprendre l’idée du millénium sans connaître aussi les thèses dispensationalistes fondamentales. Le dispensationalisme n’offre pas un simple point de vue divergeant sur des détails. Il se permet une lecture dangereuse de la Bible et une intelligence de l’expérience chrétienne qui n’a pas de parenté véritable avec l’œuvre saine et sainte de l’Esprit.

L’école ne tient compte ni de la richesse ni de la multiformité de la révélation. Durant de nombreuses décennies, la Bible Scofield a répandu des vues qui violent les règles les plus élémentaires d’une lecture biblique normale. Elle divise la révélation en sept périodes successives appelées des dispensations. Traduite il y a quelques années en français, la « Scofield » a trouvé un accueil plus qu’enthousiaste. À nos yeux, les notes marginales de la Bible Scofield sont une véritable cinquième colonne théologique introduite à l’intérieur de l’Écriture. À ce stade-là, on n’a plus à proclamer l’autorité suprême de la Bible ni même à souscrire à son infaillibilité et à son inerrance. Il suffit de donner son accord aux trouvailles du système pour prouver son bon standing évangélique.

Des livres dispensationalistes à grand succès, tel que l’Agonie de notre vieille planète de Hal Lindsey, dont l’édition américaine a connu un succès sans précédent (des millions d’exemplaires en ont été vendus et le sont encore) contribuent à répandre les thèses dispensationalistes dans un vaste public, au-delà même des États-Unis. Il n’est pas rare que, par ignorance ou par trop de curiosité, des chrétiens épousent ces thèses sans se donner la peine d’en examiner le bien-fondé biblique. Il semblerait que le domaine de l’eschatologie biblique soit comme la nature; lui aussi semble avoir horreur du vide! Lorsque la théologie officielle en expurgeant le démon laisse la maison vide, on voit arriver aussitôt sept autres démons pires que le premier pour l’occuper… Du fait que la « théologie officielle » garde un curieux silence dans ce domaine, peut-être même une pudeur irrationnelle pour expliquer la nature de l’eschatologie biblique, elle est incapable d’inspirer à l’Église une espérance vivante qui nous épargnerait le déferlement des vagues dispensationalistes.

5. Fantaisies d’abord…🔗

Commençons ce paragraphe par la partie la moins sérieuse des thèses dispensationalistes. Le sujet ou la façon dont ces thèses ont été présentées pourrait prêter à sourire s’il ne s’agissait là d’un des aspects les plus importants de la révélation biblique et même d’une remise en question de l’espérance chrétienne.

Voici quelques développements d’une interprétation à la Hal Lindsey. À l’heure actuelle, Israël, réinstallé en Palestine, annonce l’accomplissement des prophéties antiques (És 11.11; Jr 23.5-8; Éz 37.21-28).

Ce fait politique augure le très proche enlèvement de l’Église dans les nuées, selon 1 Thessaloniciens 4.14-18. Les sept dernières années de l’histoire culmineront lors du retour du Christ (2 Th 7.1-2,8). Ces années comptées à rebours seront caractérisées par une activité missionnaire sans précédent couronnée d’un énorme succès (Ap 7.9-14), mais également par une période de tribulation (Mt 24.21), inaugurée par un empereur romain qui ne serait autre que l’Antichrist en personne. Celui-ci conclura une alliance politico-religieuse et promettra aux juifs la protection et la liberté de culte, en échange d’une allégeance politique inconditionnelle.

Durant trois années et demie, un remarquable progrès s’accomplira sous la direction de l’Antichrist. Le monde captif sera séduit par ce mystérieux personnage. Arrivé au sommet de la popularité mondiale, il se rendra à Jérusalem et dans le temple (rebâti sans doute par les soins et les offrandes généreuses des « Bible believing Christians »). Là, il se proclamera dieu (2 Th 2.4). La rupture de l’alliance donnera aux juifs (voir Dn 9.27) le signal de s’enfuir vers les montagnes et vers les canyons de Petra afin d’y chercher et d’y trouver la protection de Dieu (Mt 24.16). Aussitôt après, une guerre sera livrée sur la terre, avec toutes ses horreurs apocalyptiques (Ap 6.19). Les yeux de tous seront tournés vers la Palestine.

C’est alors qu’une confédération sud, formée par des nations arabes et africaines, se placera sous la conduite de l’Égypte pour attaquer Israël (Dn 11.40). Toutefois, avant qu’on n’aboutisse à la victoire (?), la Russie, passionnée par la perspective d’une conquête facile, ce qui est dans ses habitudes, convoitant les riches minerais d’Israël, s’attaquera à la confédération du sud (Dn 11.42-43). Tel un tourbillon dévastateur, elle balayera tout sur son passage et prendra le contrôle du Proche-Orient. En Palestine même, les forces russes rétabliront l’ordre dans les quartiers généraux du mont Morija (Dn 11.45). Ne tolérant pas la rupture de la paix mondiale, le dictateur romain mobilisera les forces autour de lui, troublant et menaçant les russes.

Cependant, le commandement russe préparera très confidentiellement — stratégie militaire oblige — une rencontre (et dont seuls les auteurs dispensationalistes américains semblent avoir été mis au parfum) avec le chef romain, cherchant simultanément à déraciner le peuple juif (Dn 11.45 est évoqué). Durant cet assaut, Israël connaîtra un grand nombre de conversions, selon Zacharie 13.8-9. L’attaque qui suivra, lancée par les « Romains », démolira définitivement l’armée russe (lisez Éz 39.3-5, vous en saurez davantage), tandis que simultanément, du haut du ciel, Dieu enverra son feu sur les malheureux Russes, ainsi que sur les pays satellisés (cette fois-ci, c’est Ézéchiel 39.7 qui fournit les éléments du reportage sur les opérations). À présent, il ne reste que deux sphères de pouvoir laissées en lice dans la très fameuse bataille d’Armaguédon (Ap 16). Les forces combinées de la civilisation occidentale, placées sous le contrôle du dictateur romain et les deux cents millions de Chinois rouges désignés presque nommément dans Apocalypse 16.21 s’engageront dans la mêlée, sous la désignation générale des rois de l’Est.

Le dictateur romain mobilisera des forces à travers l’envoi d’un messager inspiré de manière démoniaque promettant la paix permanente, une fois que le dernier ennemi, la Chine, sera vaincu. Mais la bataille fera rage à Armaguédon et les plus terribles combats se livreront autour de Jérusalem (ne pas omettre de lire à ce sujet Zacharie 12.3; 14.1-20). La vague de choc émergeant de ce conflit engloutira toutes les nations pour les faire disparaître dans une destruction complète, sans précédent, qui serait une annihilation totale sans l’avènement du Christ venant avec ses saints pour établir son règne de mille ans (Ap 20). Ouf!

De nombreux passages bibliques sont appelés à la rescousse de cette fiction eschatologique.

6. Des thèses para-apocalyptiques🔗

Examinons à présent des thèses « plus sérieuses » du dispensationalisme.

Selon Daniel 11.40, le roi du Nord se servira des chariots et des cavaliers contre le roi du Sud. Après s’être établi en Palestine, Gog-Russie mènera une bataille perdue, se servant de ses « flèches et de ses lances », ainsi qu’il est prédit dans Ézéchiel 39.1-3. Si, dans la lecture hautement imaginaire des textes de l’Ancien Testament, la consistance apparente est maintenue, la crédibilité des thèses avancées ne résiste pas même à une lecture plus littéraliste. L’explication d’Ézéchiel 39.9,12-13 est la suivante : « Durant les sept mois, Israël enterrera les cadavres des Russes et durant sept années il enterrera les armées russes. » Or cette « chronologie » constitue un démenti pour ne pas dire un parfait illogisme, si l’on tient compte du fait que la grande tribulation ne durera que trois ans et demi seulement…

Même les dispensationalistes l’admettent. Elle serait précédée par une période de paix d’une durée d’égale longueur. Mais il ne nous semble pas qu’une telle opération puisse conduire vers un millénium. Ézéchiel ne fournit d’ailleurs aucune indication laissant entendre que la bataille eschatologique décrite dans les chapitres 38 et 39 serait la dernière. Car, immédiatement après, avec l’image magnifique de la paix du chapitre 40, où se dresse un nouveau Temple, une autre conflagration pousse au paroxysme la lutte entre les forces de l’Antichrist et les « deux cents millions de Chinois ».

Les dispensationalistes plus récents accordent peu de soin à leur élaboration des détails de la période millénaire terrestre, pour justifier avec une logique rigoureuse leurs principes herméneutiques… Comment, dans notre situation, expliquer la présence d’un Temple littéral, d’un autel, le sang d’animaux offerts, le sacerdoce, réservé selon Ézéchiel aux fils de Zadok, aux lévites selon Jérémie, et à toutes les nations selon Ésaïe? En outre, le sabbat juif sera observé (Éz 44.24), et la Pâque aussi avec la fête des pains sans levain (Éz 45.21). Chacun sera obligé de se rendre à Jérusalem pour la fête des Tabernacles (Za 14.16-19).

Ésaïe lui, fait durer l’intervalle d’un sabbat à l’autre (És 66.23). Nonobstant ce pieux désir, une application soigneuse des versets et de leur contexte démontre combien cette idée reste peu crédible du fait d’un littéralisme infondé. Nous ne chercherons surtout pas à mettre en cause ici la prophétie biblique elle-même. Nous cherchons à démontrer comment, dans l’intention de Dieu, les images prophétiques de la fin sont des représentations symboliques de grandes idées plutôt qu’un littéralisme minutieux comportant des concepts concrets ou envisageant une réalisation future matérielle, comprenant une foule de détails précis.

Le système dispensationaliste déclare se fonder essentiellement sur une explication grammatico-historique des Écritures, y compris celle des livres prophétiques. Ainsi, l’œuvre de Dieu s’appliquerait au-delà des limites étroites du salut personnel et d’une ecclésiologie particulière. Elle concernerait l’ensemble de l’avenir de la création. En principe, nous n’avons rien à y objecter. Énoncé de cette façon, le principe se trouve en harmonie avec la ligne essentielle de l’histoire du salut. Mais l’ecclésiologie dispensationaliste vire radicalement vers une direction opposée à celle du Nouveau Testament. L’Église y est conçue comme un corps céleste, différent d’Israël, qui demeure une nation terrestre. Les alliances et les destinées d’Israël sont toutes terrestres, celles de l’Église entièrement célestes.

En dépit de ce contraste, on rencontre certaines ressemblances. Ce rapport serait celui qui existe entre un type et l’objet qu’il représente. Cette distinction devient le facteur de l’interprétation dispensationaliste de la prophétie. Si l’Église succède à Israël, ainsi que nous le pensons, les prophéties de l’Ancien Testament devront nécessairement s’accomplir en elle et pour elle. Mais si l’Église ne lui succède pas, Israël-type verrait aujourd’hui, en tant que nation terrestre, d’autres prophéties s’appliquer à son cas. Si on objecte que, depuis le premier avènement du Christ (Hé 10.9), les types sont révolus, la réponse donnée veut que tous les types ne soient pas appelés à disparaître! Israël devra poursuivre son existence de nation même si actuellement, à titre individuel, des juifs se convertissent à Christ. L’absence de barrière entre juifs et païens s’appliquerait à des réalités spirituelles, ce qui ne ferait pas disparaître les liens terrestres.

Comment faut-il entendre alors l’expression paulinienne « l’Église est un mystère » (Ép 3.4)? Se fondant sur ce texte, on pourrait aisément, quoique faussement, conclure que l’Église était inconnue de l’Ancien Testament… Telle est l’opinion des dispensationalistes. Le mystère consiste, certes, en ce que les païens sont des cohéritiers et des participants des promesses prononcées en Christ (Ép 3.6). Mais ce « corps » là est celui de l’Église et il n’inclut nullement Israël. En d’autres termes, le salut des païens n’est pas un mystère. Puisque les prophéties concernant l’Ancien Testament n’ont pas été toutes accomplies, il faudrait s’attendre à un accomplissement futur. Mais pour cela, un laps de temps devra intervenir entre la prophétie prononcée et sa réalisation. Que l’Église ne soit pas mise en question sert précisément à justifier et à expliquer ce laps de temps.

L’exemple le plus remarquable à cet égard est l’interprétation des 70 semaines de Daniel. Selon l’explication traditionnelle, ces semaines appartiennent au passé. Les dispensationalistes posent un laps de temps, comme une parenthèse cachée entre la 69e et la 70semaine. Cette période est appelée « l’âge de l’Église ». Or, la 70semaine est placée immédiatement après l’enlèvement de l’Église et sa rencontre dans les airs avec le Christ (1 Th 4.16-17). Car un aspect caractéristique très important de la conception dispensationaliste reste celui de l’enlèvement de l’Église. La 70semaine de Daniel correspondrait aux événements décrits dans l’Apocalypse. Il s’agit notamment de la grande tribulation.

À cause de l’importance accordée à « l’âge de l’Église » et à l’idée de la parenthèse de la prophétie des 70 semaines, assimilées à cet âge, on conclut que la fin de celle-ci, et par conséquent son enlèvement, coïncide avec la période précédant la grande tribulation. L’enlèvement aurait lieu avant cette dernière. Ce point-là est la pierre de touche de toute l’orthodoxie dispensationaliste. Cette interprétation suit la méthode dite grammatico-historique. À notre avis, l’alternative est l’interprétation ecclésiologique prophétique, c’est-à-dire le transfert des références faites aux juifs à l’Église chrétienne, ce qui contredit évidemment les théories dispensationalistes. Car pour celles-ci, les auteurs du Nouveau Testament ne parlaient qu’en termes de types. Or, outre son accomplissement littéral dans le futur, une prophétie pourrait avoir déjà un accomplissement spirituel actuel…

Quelle est la méthode grammatico-historique prônée par les dispensationalistes? Les critiques ont fait remarquer que ceux-ci soumettent l’explication du Nouveau Testament au contrôle exclusif de l’Ancien Testament. En expliquant littéralement les prophéties de l’Ancien Testament, ils agissent exactement à la manière des juifs que dénonçait déjà le Nouveau Testament.

Les juifs s’attendaient à un accomplissement de l’Ancien Testament, mais Jésus prit soin de réfuter leur espérance littéraliste, en déclarant que son Royaume n’était pas de ce monde. Mais l’obstination dispensationaliste répondra que de tels propos ont été mal compris. Car on devrait suivre une idée progressive de la révélation. C’est leur idée qui rendrait justice à l’Ancien et au Nouveau Testament. Selon une stricte révélation progressive, les croyants de chaque dispensation et de chaque période auraient reçu une révélation intelligible de sorte que la leur se trouverait en harmonie à la fois avec ce qui a été révélé et avec ce qui suivra après. Or, ce qui suivra contribuera à l’intelligence de ce qui a déjà été révélé antérieurement. Parce que la révélation ultérieure se trouve en harmonie avec ce qui était compris, il n’est nul besoin de réinterpréter la révélation antérieure. Aussi doit-on normalement expliquer les prophéties de l’Ancien Testament dans les termes de l’Ancien Testament et nullement dans les catégories de la pensée dispensationaliste. Les adeptes poursuivent encore leurs arguments en affirmant que si leur méthode de révélation progressive n’était pas vraie, on devrait accuser Dieu d’avoir révélé des vérités qui ne concordent pas avec celles révélées ensuite…

Selon eux, cette méthode s’appelle grammatico-historique. Les prophéties de l’Ancien Testament devaient posséder un sens, même partiel, pour les contemporains. Si ce fut le cas pour eux, ça l’est encore pour nous. Mais, ainsi que le fait remarquer un critique, les dispensationalistes semblent vouloir à la fois manger leur gâteau et le conserver! Il existe des prophéties qui doivent s’accomplir littéralement et qui ne peuvent être comprises que par une étude du Nouveau Testament.

Pour ce qui est de la double application des Écritures, notre idée néotestamentaire veut que les apôtres appliquent à l’Église chrétienne des prophéties prononcées dans l’Ancien Testament. Les dispensationalistes soutiennent que la plupart des prophéties se sont réalisées littéralement d’après leur interprétation. Le premier accomplissement en laisserait entendre un second. On s’appuie sur le discours de Pierre dans Actes 2, lequel se réfère à Joël, aux Psaumes 16 et 110, de même qu’au discours de Jacques dans Actes 15. À notre avis, tout ceci ne s’applique qu’à l’Église. Il n’y a pas lieu de songer à une double interprétation parallèle de la prophétie. Celui qui est venu en tant que le Messie d’Israël est mort pour le salut de son Église.

Les dispensationalistes accusent leurs critiques de déformer la révélation de l’Ancien Testament en cherchant un lien de continuité entre celui-ci et le Nouveau. Mais nous nous apercevons, dans maints exemples de leur système d’explication, qu’ils déforment eux-mêmes la doctrine du salut en régressant vers un légalisme de type juif. D’après les dispensationalistes, les fidèles de l’Ancien Testament seraient sauvés par leurs œuvres et non pas par la foi et dans l’espérance du Messie. Ainsi, durant le millénium, des juifs et des païens seraient sauvés sans avoir recours à la croix… Les dispensationalistes objectent que leurs adversaires mettent tout le programme du salut en trois catégories, celle de la création, celle de la chute et celle de la rédemption, limitant de la sorte la souveraineté de Dieu. Car Dieu pourrait offrir un royaume futur en accord avec la croix de Christ, même si nous n’en comprenons pas clairement les détails. Hélas, le Temple juif se trouve, ou se retrouve, au centre de cette spéculation où le sacerdoce est rétabli et une offrande littérale perpétuée.

À l’avertissement paulinien de se détourner des éléments faibles (Ga 4.9), les dispensationalistes répondent que cela ne s’applique qu’à l’Église et ne vise nullement les pratiques juives… Avec nombre de prémillénaristes, ils admettent un règne universel (Ap 19.15). Aussi pensent-ils que ce règne s’établira lors du millénium terrestre et qu’il comportera plus que le salut. Dieu se glorifiera par le règne inflexible de justice et de paix du Christ, en dehors des catégories étroites que comprend le schéma création, chute, rédemption.

Avant de conclure le présent chapitre, nous tenons à recommander vivement l’excellente étude du pasteur F. Buhler, Retour du Christ et Millénium : schéma des principaux systèmes prophétiques (Centre de culture chrétien, Mulhouse). Cette brève brochure contient une introduction et des notes critiques des thèses examinées plus haut. Le lecteur en acquerra une très bonne vue d’ensemble.

Ce sont les thèses critiques d’Anthony Hoekema qui vont conclure notre chapitre. Modéré dans son analyse et dans ses critiques, l’auteur commence par reconnaître que nombre de points théologiques sont communs aux réformés et aux dispensationalistes, tels que l’autorité de l’Écriture, l’attente du retour du Christ, le Royaume à venir, etc. Sa critique, reconnaît-il, ne sera pas exhaustive. Nous la résumons, parce qu’elle rejoint nos propres conclusions.

  1. Le dispensationalisme ne rend pas justice à l’unité de la révélation.
  2. L’idée selon laquelle Dieu aurait actuellement un peuple séparé et un plan distinct pour Israël et pour l’Église est gratuite.
  3. L’Ancien Testament ne laisse entendre nulle part qu’il y aura un règne terrestre de mille ans.
  4. L’Écriture ne prévoit pas de rétablissement millénial des juifs dans leur sol ancestral.
  5. C’est une erreur que de s’attendre à un retard du Royaume.
  6. L’idée d’une Église-parenthèse ne trouve aucune justification biblique.
  7. Aucun fondement biblique n’existe pour soutenir un salut réservé à des individus ou à des groupes après le retour du Christ.
  8. Le millénium dispensationaliste n’est pas celui dont parle Apocalypse 20.4-6.

Notes

1. Voir mon article intitulé Le millénium.