Cet article sur Matthieu 27.46 a pour sujet le cri de douleur extrême de Jésus en croix qui a demandé à Dieu "Pourquoi m'as-tu abandonné?" L'homme Jésus a été rejeté par Dieu, il a goûté à la malédiction de l'enfer afin de nous en délivrer.

Source: Celui qui devait venir. 5 pages.

Matthieu 27 - Quatrième parole de la croix

« Et vers la neuvième heure, Jésus s’écria d’une voix forte : Éli, Éli, lama sabachthani? c’est-à-dire : Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m’as-tu abandonné? »

Matthieu 27.46

Ce n’est pas une voix exténuée sous le choc de la souffrance qui vient de se faire entendre. Au contraire, elle est vigoureuse, presque violente. Le supplicié élève aussi haut que possible sa voix, et jamais aucune oreille humaine n’aura entendu une plainte aussi déchirante, un cri à la fois si puissant et si juste, qui repousse le soleil et qui cherche à chasser les ombres épaisses chargées de mort qui s’abattent sur lui. L’expression surprend. Elle dépasse tout ce que l’émotion humaine peut comprendre. Elle englobe en un même souffle le ciel et l’enfer. À cette heure unique de l’histoire humaine et du drame de la rédemption, elle formule l’une des questions les plus justes et les plus exigeantes qu’une voix humaine ait jamais formulées. La force avec laquelle elle est posée nous affecte profondément, nous concerne tous sans exception; elle devrait nous faire soit tressaillir d’une gratitude émue, soit nous faire trembler dans une indescriptible angoisse.

J’avoue pourtant ne pas la comprendre totalement, d’être incapable d’en mesurer la profondeur ou d’en saisir l’intensité. Bien que profondément troublé, car elle laisse une impression indélébile sur nos esprits vacillants et nos cœurs alarmés, impression qui bouleverse nos existences, il nous sera toujours malaisé d’en rendre compte avec justice. Mais en saisir toute la portée signifierait que nous serions en mesure d’embrasser d’un seul regard et le ciel et l’enfer. Ici encore nous nous trouvons au cœur d’un mystère insondable pour les âmes désemparées que nous sommes.

Je ne prétends pas vous apporter une explication qui donne satisfaction à votre curiosité ou qui illumine adéquatement votre attente. Tel est le cas, d’ailleurs, en ce qui concerne tous les autres discours du Christ. En cernons-nous vraiment toute la portée? Mais avec la quatrième parole de la croix, la chose nous dépasse infiniment. Ce cri est prononcé au milieu d’une agonie surhumaine. Puissions-nous au moins, à défaut de comprendre, adorer le Sauveur crucifié.

Ce sont les premières paroles du Psaume 22 que le Christ vient de prononcer, celles d’un psaume de David, que vous lirez dans l’Ancien Testament. Et pourtant, il en est l’auteur en personne. N’est-il pas la Parole de Dieu dont l’Esprit a inspiré toutes les Écritures? Le descendant de David selon la chair est, en réalité, l’ascendant de celui-ci. Il est plus grand que le plus grand monarque d’Israël. Cela a une importance décisive pour l’intelligence du mystère de la rédemption. Jésus le Christ cite ses propres paroles. Il s’exprime tel un homme croyant, mais également en sa qualité de Fils de Dieu, auteur de tous les écrits sacrés de l’Ancien Testament. Parole devenue chair, il fait sur la croix l’expérience des paroles humaines, de ses propres paroles contenues dans le recueil des saintes Écritures.

Il n’a pas cessé de rester sur la croix le Fils de Dieu, et comme tel, soyons-en assurés, il ne s’est pas séparé de Dieu. C’est encore un autre profond mystère que nous accepterons par la foi. Le Christ crucifié est rejeté du Père, mais il n’est pas séparé de Dieu. Dans l’Écriture sainte, qui est son œuvre et sa production, il se cherche et il se trouve. Dans ce cri qui déchire les cieux des cieux et qui bouleverse encore nos âmes, nous n’avons pas qu’un gémissement, une amère plainte sortie de la poitrine d’un être ordinaire. Ici se joue à la fois le drame de notre rédemption et se dévoile, bien qu’obscurément, l’insondable mystère de la sainte Trinité.

Plaise à Dieu de ne pas nous laisser pénétrer plus au-delà dans celui-ci. Saisir parfaitement le sens de la quatrième parole du Christ nous jetterait sans autre dans un enfer indescriptible. Lui seul put en faire l’expérience totale. Personne avant lui ni après lui, quelles que fussent les circonstances dans lesquelles il se trouva, les horreurs qu’il goûta, les mille morts qu’il subit, n’a connu l’enfer comme le Christ l’a connu sur la croix. En effet, à cette heure-là, le Sauveur descend aux enfers, selon l’expression du Symbole des apôtres.

Bien que j’avoue mon incapacité à en donner une explication parfaite, je me propose quand même de dire ce qu’elle n’est pas. Un point s’offre à notre certitude. Sur la croix, Dieu n’abandonne pas son Fils unique. C’eut été une impossibilité éternelle.

Même au moment où Jésus, en tant que le Christ dans son humanité, est rejeté par Dieu, en tant que Fils unique, il cherche encore Dieu et veut être accepté de lui. Sur la croix, c’est l’homme Christ qui est rejeté, et non le Fils éternel de Dieu. Il l’est à cause du péché, du nôtre.

C’est dans un langage humain que le Christ se plaint d’être rejeté de Dieu. Ai-je besoin encore d’insister, de redire qu’en ce sens-là aucun être humain, pas même l’auteur du Psaume 22, n’a été complètement abandonné de Dieu? Nous l’affirmons pour des hommes à titre individuel, nous l’affirmerons pour le monde en général, nous l’affirmerons aussi et surtout afin d’empêcher toute exploitation indécente des malheurs qui atteignirent un peuple dans son existence historique et dans sa dignité inaliénable. Personne, ni peuple ni nation, quel qu’il soit, n’a connu le sort du Messie rejeté comme un maudit par le Dieu juste et tout-puissant.

Au cours de l’histoire humaine, il n’existe pas d’abandon total, nul holocauste qui soit l’équivalent de la descente aux enfers du Christ crucifié. Nul n’a goûté les affres de l’enfer aussi complètement que lui. Un ouragan de force inouïe sur terre et dans le ciel s’acharne sur sa personne humaine. Son amertume s’explique par sa situation singulière parmi les hommes et en face de Dieu. « Pourquoi m’as-tu abandonné? » Pour nous-mêmes, pour tout homme, un tel abandon serait impossible, voire impensable. Ç’aurait signifié l’enfer sur terre.

Celui qui, ayant abandonné Dieu, revient ensuite vers lui, se rend mieux compte que Dieu se trouvait toujours de l’autre côté de son chemin, qu’il le cherchait pour l’accueillir. Pour le Christ, la situation est différente. Aucune grâce, nul signe de bonté ne lui sont en ce moment témoignés. Il est désarmé et ne peut offrir la moindre résistance. Et ceci est d’autant plus horrible que ce n’est pas lui qui rompt avec Dieu, ce qui aurait pu expliquer la tragédie, mais Dieu qui, malgré cette extrême soumission de sa part, le laisse choir comme le rebut de sa création. L’abandon subi n’est pas une mesure temporaire, dont il puisse espérer sortir pour être accepté. Il est total et définitif. Il s’agit de l’abandon et du rejet qui signifie refoulement vers l’enfer.

L’abandon qu’avait subi l’auteur du Psaume 22 avait été temporaire. Pour le Christ, il est absolu. David avait l’impression de manquer d’une grâce particulière. Le Christ subit une réalité inexorable. David subit l’épreuve en tant que type, comme une illustration seulement. Le Christ apparaît comme l’antitype. David est sous l’effet d’une impression. Le Christ, lui, est laissé au milieu de la mort éternelle. Le premier n’est pas écrasé sous le poids d’une malédiction. Le second est, en personne, considéré malédiction. Au moment où il rédigeait son psaume, David jouissait des avantages de l’alliance de grâce; aussi pouvait-il composer son poème. Le Christ ne peut s’attendre ni à une alliance ni à la moindre parcelle de gloire; il ne peut que reprendre la plainte de son prédécesseur, lequel peut nourrir encore un certain espoir.

On peut se poser la question de savoir si la quatrième parole sur la croix a été véritablement l’expression d’une réalité objective, ou si elle n’exprime qu’une impression subjective du Christ. Le Christ fut-il réellement rejeté par Dieu ou bien s’imagine-t-il seulement qu’il est abandonné?

Pour ma part, je suis persuadé qu’il s’agit là de la réalité objective, que ce ne sont pas ses sentiments subjectifs qui font vaciller son esprit. Mais que j’ai du mal à me représenter cette réalité infernale!

Toutes les grâces dont il avait été l’objet durant les trente-trois années de son existence terrestre viennent de lui être retirées. Le soleil se cache devant le spectacle hideux qu’il présente et sa gloire antérieure est tournée en dérision. Il ne peut s’attendre à aucune communion spirituelle; aucun ange ne surgira pour le soutenir dans sa défaillance physique. Rappelons-nous que, lors de nos défaillances, dans nos moments d’extrême faiblesse, l’Esprit de Dieu vient mystérieusement à notre secours et nous porte. Le Christ, lui, sait que sa prière n’est pas exaucée, qu’elle ne le sera pas.

Lui qui avait enseigné « ne nous laisse pas entrer dans la tentation, mais délivre-nous du Malin » (Mt 6.13) est à présent livré sans armes, sans défense aucune, aux griffes du mortel adversaire. Dieu en personne lâche contre lui la horde des démons. Il ouvre la porte de la cage d’où les fauves se précipitent pour le dévorer. Il lui a tourné le dos. Il ne montre aucune disposition favorable pour atténuer la peine, pour secourir. Celui qui, quelque temps auparavant, avait vu Satan tomber du ciel comme un éclair, se trouve à présent à la merci du prince maudit des ténèbres.

L’épée frappe le Berger. Il sait qu’il est destiné à la destruction. Il sait surtout, raison de plus pour désespérer, qu’au-delà de Satan, au-delà des fauves humains et des hordes de démons qui s’acharnent sur lui, c’est Dieu lui-même qui le refuse, ce Père à qui il adresse sa prière. Pourquoi un tel enfer? demandons-nous étonnés, abasourdis, vacillants. Le Christ est le parfait représentant de l’homme religieux, de l’homme pieux tel qu’il est représenté dans l’Ancien Testament. Il a accepté la grâce de l’alliance du Dieu Sauveur. Il sert Dieu en sa qualité de Médiateur et Garant de l’alliance du peuple élu.

L’idée de l’alliance est centrale dans l’accomplissement de sa mission. Mais ici s’exécute le verdict qu’à l’aube de l’humanité aurait dû tomber, tel un tranchant couperet, sur la tête du premier homme. Adam, le chef de l’humanité déchue, avait entendu la sentence, il avait été prévenu que le jour de la transgression il devrait en subir les conséquences, mourir moralement comme il devait mourir physiquement. Adam n’est pas mort, mais le second Adam meurt pour lui, à cause de lui, « pour nous, hommes, et pour nos péchés ». C’est ici la raison de cet abandon aux enfers.

Notons aussi que, dans son cri, le Christ maintient l’essence de la prière, de la prière vraie, ce qui constitue un sujet supplémentaire d’émerveillement pour nos esprits engourdis spirituellement et assombris par tant de brouillards d’ordre moral. Sa détresse ne l’incite pas à blasphémer, à vomir l’anathème contre Dieu. Il le prie. Béni soit Dieu pour cette prière du Sauveur en croix!

Le Christ se sert d’un langage humain pour la formuler. Tandis qu’il subit la torture physique et mille tortures morales, il rassemble ses esprits et réunit les paroles de circonstances. Sur la croix où il est rejeté, il interroge Dieu. Mais dans la soumission; et davantage encore que dans la soumission, car tel Job, bien des siècles auparavant, en prenant à témoin les anges du ciel et les cœurs humains, il semble déclarer : Même s’il me tuait, je viendrai quand même à lui; même si Dieu lui retire toute joie et protection, il acceptera encore de se confier à lui, de maintenir le lien. C’est à ce prix-là qu’il deviendra notre Sauveur. À notre place, en notre faveur, il corrigera la faute du premier homme, il expiera la transgression. Comme un autre psalmiste, il persiste à dire : « Qui d’autre ai-je au ciel? En dehors de toi, je n’ai aucun plaisir sur la terre? » (Ps 73.25).

Mais alors pourquoi se lamente-t-il? Est-ce à cause de la douleur, de Satan, de Dieu? En dernière analyse, il ne se lamente pas; il pose une question. Il ne souffre pas simplement de se trouver en enfer, mais d’y être abandonné par son Dieu. C’est auprès de celui-ci qu’il cherche à trouver la réponse, une explication à cette situation chaotique. Il refuse l’existence de l’enfer; il ne se réconcilie pas à l’idée que l’enfer puisse exister dans le monde de Dieu. Et alors, dans l’amertume, mais aussi dans la soumission filiale, il fait monter sa question jusqu’aux oreilles divines.

Oserais-je affirmer que le Christ a tremblé à l’idée de cet enfer total et définitif? Certes, les démons aussi tremblent devant Dieu, mais ils sont séparés de lui. Le Christ, lui, s’attache à Dieu, et pourtant il voit l’enfer ouvrir sa gueule et s’apprêter à l’engloutir.

Cependant, voici pour nous une suprême consolation; émus et reconnaissants, émerveillés et pleins de foi, nous apprenons qu’il a tremblé devant les portes de l’enfer. Ainsi, il a pu nous sauver. Il a subi la seconde mort, afin que le croyant ne la connaisse plus. Il a traversé l’obscurité comme personne d’autre avant lui et après lui. Tournons-nous, mes amis, vers Dieu à cause du Christ, par son intermédiaire. Le feu l’a consumé. Il s’est écrié « Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m’as-tu abandonné? »

C’est trop pour un seul message que d’aborder ce mystère insondable de la passion du Sauveur. Qu’il suffise de rappeler qu’à cause du Christ en croix, Dieu et les hommes, Dieu et toi se rencontrent, se retrouvent, se réconcilient. Nous pouvons vivre désormais en communion avec lui durant notre existence éphémère sur terre, mais aussi au-delà de la mort dans la Nouvelle Alliance, scellée par le sang de l’Agneau.

C’est pour cela que, jusqu’à la fin des siècles, le cri du Christ en croix nous saisira d’un saint effroi; souvenons-nous qu’il a poussé ce grand cri « pour nous hommes, et pour notre salut ».