Cet article a pour sujet la souveraineté de Dieu d'après le calvinisme, où Dieu est reconnu indépendant de tout et où il exerce la maîtrise sur tout, sans être l'auteur du mal ni annuler la responsabilité de l'homme.

Source: Études calvinistes. 5 pages.

La souveraineté de Dieu d’après le calvinisme Étude de quelques objections

C’est un fait que le calvinisme exerce aujourd’hui sur un nombre grandissant d’esprits un attrait qui étonne ses adversaires.

Or, cet attrait exercé par le calvinisme est dû précisément à ce qui, au XIXe siècle, avait le plus contribué à l’impopularité extrême dont il a souffert.

En effet, ce qui émeut tant d’âmes, ce qui fait qu’elles se mettent si volontiers « à l’école de Calvin », c’est avant tout, autant que j’ai pu m’en rendre compte par d’émouvantes confidences, le courage et la fermeté de pensée que le calvinisme apporte dans son affirmation passionnée et rigoureuse de la souveraineté de Dieu.

Il est donc utile de parler de ce grand sujet. En le faisant, non seulement nous essayons de rendre à Dieu l’honneur que la pensée lui doit, mais encore nous apportons du pain pour la faim et de l’eau pour la soif de ceux dont l’âme languit après Dieu, dans les terres arides et desséchées, pleines de mirages décevants, hantées par les fantômes inconsistants des théologies humanistes.

Mais l’étude qu’on se propose d’esquisser ici n’est pas seulement utile, elle est nécessaire, parce qu’on tente d’enrayer l’élan des sympathies pour notre foi, précisément en dénaturant la notion de souveraineté divine.

Je m’explique.

On nous dit : depuis la révolution et les encyclopédistes jusqu’aux premières années du XXsiècle, ce qu’on voulait avant tout, c’était la liberté. Même les croyants étaient épris d’autonomie et d’indépendance. Il était donc naturel que la théologie fût portée à restreindre la souveraineté divine, au profit de la dignité et des droits de la personne humaine. Aujourd’hui, les choses ont changé; une partie importante de la jeunesse veut la réinstauration du principe d’autorité…

On voit la suite : le calvinisme, c’est l’autorité absolue de Dieu, c’est le Dieu de Duns Scot, volonté pure et pur caprice; il est donc fatal que ceux des jeunes, et aussi des esprits plus mûrs, qui ont été déçus par les excès de la liberté dans l’ordre de la spéculation théologique, se tournent par réaction vers un système qui leur donne, enfin, un Dieu qui gouverne, même s’il doit être un peu un tyran.

Cette explication — mais appliquée à une situation inverse — est celle que l’on trouve déjà dans le livre de Victor Monod sur le problème de Dieu (1910). Comme il connaît très bien Calvin, il concède expressément que le réformateur lui-même n’est pas scotiste. Mais d’après lui, ses successeurs le furent et le furent à bon droit. Le calvinisme devait donc décliner et disparaître avec le déclin de l’idée de souveraineté absolue en politique. L’auteur est bien un peu gêné par l’apparition du philosophe Charles Secrétan, en plein XIXe siècle, dans la libre Helvétie : de Secrétan qui ressuscite le nominalisme d’un Descartes sur la liberté de Dieu… N’importe, il ne retire pas son hypothèse, et c’est elle qu’on nous sert aujourd’hui pour expliquer la vogue actuelle du calvinisme. Cette idée que Calvin concevait de la souveraineté de Dieu comme une domination tyrannique et capricieuse a été popularisée en France par un livre de vulgarisation paru en Amérique et traduit en français : Jean Calvin, par Williston Walker (1906). Textes en main, elle est insoutenable; il fallait lui donner une apparence scientifique : un théologien d’envergure, appartenant à l’école dite évangélique, Henri Bois, se chargera de cette tâche. Contraint par l’évidence des textes, qu’il connaît bien puisqu’il en cite les plus importants (dans sa philosophie de Calvin, 1919) il admet que Calvin a répudié expressément le scotisme : « le Dieu de Calvin n’est pas celui de Duns Scot; il est celui de saint Augustin » (p. 21 ss.). Seulement Calvin aurait beau repousser les doctrines de Duns Scot, il aboutirait pratiquement au même résultat que lui (p. 24). Bien plus, il aboutirait à dire que Dieu est à la fois saint et criminel puisqu’il en fait l’auteur du mal.

Voilà donc la doctrine qu’on veut nous faire passer pour l’idée calviniste de la souveraineté divine. Et c’est son caractère brutal qui en appellerait à une génération passionnée pour l’autorité.

Il faut avouer que la négation de l’éternité de Dieu, de son infinité, de sa toute-puissance, de sa réalité transsubjective, a créé un tel désordre dans les esprits qu’on pourrait presque comprendre que le sentiment religieux, cabré par des négations ruineuses, se fût rué dans l’extrême opposé. Le Dieu volonté pure ne manque pas d’une certaine majesté, qui peut paraître séduisante à des esprits désemparés par les excès du modernisme protestant. Peut-être le succès qu’a remporté en son temps la philosophie de Secrétan s’explique-t-il dans une certaine mesure par là.

Reconnaissons aussi que le calvinisme trouve dans le vide ou l’insuffisance religieuse des doctrines contemporaines une circonstance psychologiquement favorable.

Mais nous repoussons résolument l’explication par le besoin de despotisme, pour cette raison décisive que le calvinisme de Calvin et que le calvinisme des confessions est fondamentalement contraire aux élucubrations de Scot et d’Occam qu’on lui impute injustement.

Certes, il y a eu et il y a actuellement des calvinistes scotistes. Mais ceux du XVIIe siècle, un Burmann, par exemple, représentaient un calvinisme plus ou moins dévié de ses origines, et influencé par une philosophie qui en causa finalement la dissolution. Chose curieuse, au XVIIe siècle, ce n’est pas le calvinisme qui, dans la règle, est scotiste, c’est son jeune ennemi, l’arminianisme. Celui-ci se distingue par son zèle pour l’imperium absolutum, chez Episcopius, l’un de ses chefs les plus éminents, avec les sociniens et les jésuites, dont Descartes était l’ancien élève. On peut croire que ces hommes ont tout simplement voulu donner à Dieu autant de liberté qu’ils en reconnaissaient à la créature, pour rendre métaphysiquement possible cette glorification de l’homme, doué d’une liberté infinie.

Quant aux calvinistes scotistes contemporains, leur influence est nulle, à ma connaissance, dans les pays de langue française, en ce moment où nous assistons à une résurrection calviniste.

Ce n’est donc pas à une sorte de fascisme théologique qu’on peut attribuer la cause de ce renouveau.

En quoi consiste la souveraineté de Dieu?

Il serait vain de se persuader qu’on puisse exposer en détail et défendre en quelques lignes la doctrine de la souveraineté de Dieu. Nous pouvons seulement essayer de donner une idée exacte et précise de la manière dont elle est conçue dans le calvinisme de Calvin et des confessions de foi réformées. Nous montrerons ensuite que les conséquences nominalistes ou prénominalistes qu’on lui impute n’en résultent d’aucune manière.

Le caractère spécifique de la conception calviniste de la souveraineté de Dieu consiste en ceci, que Dieu est reconnu comme parfaitement indépendant de tout ce qui n’est pas lui et comme exerçant la maîtrise suprême dans tous les domaines et sur toutes choses.

Pour être indépendant et souverain, il faut être. Nous disons que Dieu est, au degré éminent, indépendant et souverain dans son être. Il est l’être a se, par soi. Non qu’il se soit causé avant d’être, comme le voulait Plotin : Dieu n’a pas d’évolution; il est éternel et immuable dans son être. Mais il est souverain dans son être parce qu’il est lui-même essentiellement l’Être; que seul, il est, au sens rigoureux du terme, et qu’il n’a pas besoin de s’appuyer sur rien pour être1. Plénitude de l’être, il se possède lui-même dans toute l’immuabilité de sa perfection.

Par là est écartée la possibilité de tout panthéisme évolutionniste, et aussi de tout panthéisme moniste, car un abîme logique est creusé entre l’Être absolument indépendant et la créature, toujours essentiellement dépendante.

Mais ce n’est pas seulement dans l’ordre réel que Dieu est indépendant et souverain dans son être. C’est aussi dans l’ordre de la pensée. La raison ne peut tirer Dieu de son propre fonds. Elle ne peut constituer, de son propre chef, une idée de Dieu qui soit autre chose qu’un fantôme. Dieu ne peut être posé dans la pensée créée que par Dieu, par une révélation en nous, dans le monde et dans sa Parole. Toute idée de Dieu qui n’est pas puisée dans l’enseignement de la Parole de Dieu et qui n’est pas causée par la grâce de Dieu est un songe creux.

Pour être souverain, il faut encore connaître son domaine. Dieu, souverain dont le domaine est sans limites, doit donc avoir une science infinie qui transcende même le futur. Cela est reconnu par beaucoup de croyants qui ne sont pas calvinistes. La ligne de partage des esprits passe ailleurs.

Elle est celle qui sépare la connaissance passive, dépendant de l’objet, de la connaissance active, constitutive et originaire de son objet.

Pour Origène, Dieu connaît les choses comme elles sont, parce qu’elles sont.

Pour Augustin, les choses sont et sont comme elles sont, parce que Dieu les connaît. Le calvinisme est avec Augustin, contre Origène.

La connaissance divine, dit la Confession de Westminster, est infinie, infaillible, indépendante de la créature. La pensée de Dieu ne se trouve pas en présence d’un monde d’idées nécessaires, indépendant de lui. Mais la nécessité et la possibilité logiques dépendent de ce fait que Dieu est la Raison suprême dont la nature exclut l’impossible, pose le monde infini des possibles et connaît d’éternité le monde futur du réel.

Mais si ce monde futur réel n’était tel par un vouloir de Dieu indépendant, la souveraineté de Dieu ne serait pas infinie.

Dieu est donc souverain par sa volonté.

C’est la volonté de Dieu qui décerne l’existence aux futurs relativement nécessaires ainsi qu’aux futurs contingents et libres. Il pourra y en avoir de tels dans leur nature et dans le mode de leur avènement; mais ils seront infailliblement certains et déterminés dans leur futurition, par la volonté décrétive et immuable de Dieu.

Bien qu’éternelle et immuable, cette volonté de Dieu est libre et donc souveraine; car rien dans la nature de Dieu ni dans la nature du monde ne pouvait la nécessiter à vouloir ce qu’elle a voulu. Elle n’est pourtant pas arbitraire et capricieuse, car elle contient en elle-même des raisons qui sont celles de l’Être sage, bon, juste et miséricordieux par essence et au degré éminent. Dieu est ex lex, hors de toute loi, en ce sens qu’il n’y a pas d’idéal moral hors de lui; mais il est sa propre loi, en ce sens que ses actes sont toujours conformes à la perfection de son essence; en sorte que, pour nous, la volonté de Dieu, même quand ses raisons nous sont inconnues, est la fin de toute question.

C’est pourquoi la volonté de Dieu ne décide pas seulement de l’avènement de ce qui est, mais elle régit souverainement aussi ce qui devrait être si la créature libre agissait toujours conformément à la raison pratique. Pour nous, une chose est bonne, mauvaise ou indifférente, parce que Dieu la commande, l’interdit ou l’autorise. Pour Dieu, elle est telle, parce qu’elle est conforme, contraire ou indifférente à sa sainteté.

Dieu, enfin, est souverain par sa puissance. Si la toute-puissance n’était au service de sa volonté, celle-ci serait vouée au rêve stérile.

Le calvinisme enseigne que toutes choses sont possibles à Dieu. Le réel n’épuise pas sa puissance; il a le pouvoir de faire beaucoup de choses qu’il ne veut pas faire. Par là est écarté le déterminisme de Schweitzer ou de Schleiermacher.

D’autre part, la puissance de Dieu n’est pas la potentia absoluta de Duns Scot et d’Occam. Dieu ne peut ni faire des actes indignes de sa majesté, ni mentir, ni commander ce qui est mal ou contradictoire, non parce qu’il manque de puissance, mais parce que sa puissance n’est pas une force aveugle de la nature. Elle est à la disposition de sa sagesse et de sa sainteté.

« Dieu a une puissance telle, dit Calvin, que sa justice en est la vraie règle. » Ce texte suffira à prouver ici que Calvin ne voulait pas être scotiste, puisqu’aussi bien ni Ritschl ni Bois ne le contestent plus. Ce dernier en cite cinq autres, dont il reconnaît qu’ils sont décisifs, et il aurait pu facilement en doubler le nombre. Souvenons-nous que, parce que Calvin refusait d’admettre que Dieu ait réalisé une chose contradictoire, il a été accusé par ses contemporains, les nominalistes de la Sorbonne, puis par Bellarmin, de ne croire pas à la toute-puissance de Dieu. La cause est donc entendue.

Mais, insiste H. Bois, il va, malgré lui, au scotisme, ou plutôt il va jusqu’au Dieu de Spinoza : « Dieu fait tout », donc il fait le mal par le moyen des réprouvés qu’il punira ensuite.

Or, cette interprétation de la doctrine de Calvin est insoutenable. Non seulement le réformateur dit partout que Dieu n’est pas l’auteur du mal, mais il a écrit un livre tout exprès pour prouver que Dieu ne fait pas tout au sens que H. Bois lui impute : le Traité contre la secte fantastique des libertins, où il établit que le concours divin n’empêche pas que nous agissions « de notre côté » et que Dieu ne fait pas ce qu’il y a d’imparfait ou de mauvais dans nos actes.

Mais, dit-on, puisque nous ne pouvons comprendre pourquoi Dieu élit gratuitement des pécheurs pour les justifier, les sanctifier et les sauver, tandis qu’il réprouve ceux qu’il n’a pas élus et les prédestine à être justement punis pour leurs crimes, nous disons que la prédestination est arbitraire.

Vous dites cela contre la raison et le droit, répondrons-nous, et nous ajouterons avec Calvin : « L’audace des hommes n’est point supportable si elle ne souffre d’être bridée par la Parole de Dieu, quand est question de son conseil incompréhensible, lequel même les anges adorent.2 » Quant à nous, nous savons que selon la parole de Calvin, nous « tenons la volonté de Dieu comme reine et maîtresse qui gouverne tout par sa pure liberté3 ».

Notes

1. Cf. H. Bavinck : Geref. Dogm. 1, p. 146 s. (4e éd., 2, p. 122 s).

2. IV col. 486.

3. VIII col 3535.