Le canon de la révélation
Le canon de la révélation
Je vous propose de nous pencher sur la signification du mot « canon », tel qu’il est utilisé dans le vocabulaire chrétien au sujet de l’Écriture sainte et son message. Un petit mot qui a pourtant une importance fondamentale pour la foi chrétienne, comme nous allons le voir. Le mot « canon » vient du mot hébreu « qanê », qui signifie « roseau » et qui dans les temps antiques servait d’instrument de mesure, d’étalon en quelque sorte. Lorsqu’on parle du « canon » de la Bible dans la tradition protestante, on a généralement en vue les 66 livres que contient la Bible et qui sont acceptés comme étant inspirés par le Saint-Esprit de Dieu pour servir de mesure à la foi chrétienne.
Toutes les Confessions de foi rédigées au temps de la Réforme du 16e siècle comprennent un article qui énumère ces 66 livres formant l’Ancien et le Nouveau Testament. L’utilisation de ce mot « canon » dans ce sens-là date du 4e siècle de notre ère. On le trouve par exemple dans la lettre pascale de l’évêque Athanase envoyée aux Églises en l’an 367 pour indiquer quels sont les livres qui sont reçus comme ayant autorité dans l’Église, et qui sont distingués d’autres livres qui eux ne peuvent prétendre à la même autorité. Mais ce mot « canon » apparaît déjà dans le Nouveau Testament avec la signification de « mesure », d’« étalon » dans la deuxième lettre de l’apôtre Paul aux chrétiens de Corinthe.
On peut cependant dire avec certitude que l’idée de « canon » comme « mesure » était bien connue dans la religion juive bien avant la formation du Nouveau Testament, même si le mot lui-même n’était pas encore utilisé. Les cinq premiers livres de l’Ancien Testament, alors connus sous le nom de Torah, ont d’abord été considérés comme canoniques, avant que ne s’y ajoutent les livres historiques et les livres prophétiques. Ainsi, dans les synagogues qui ont fleuri un peu partout autour du bassin méditerranéen après l’exil des juifs à Babylone, certains livres ne pouvaient être lus dans les services religieux, et étaient appelés « les livres d’en dehors ». Ils n’étaient pas considérés comme canoniques, comme inspirés divinement; ils étaient donc impropres pour l’usage cultuel.
Le mot « canon » exprime l’unité de la révélation spéciale de Dieu telle qu’elle est exposée dans l’Écriture sainte dans toutes ses parties. Ce mot « canon » exprime donc bien deux principes chers à la Réforme du 16e siècle : premièrement, cette Écriture est unie par-dessus toutes les différences qu’on peut voir dans ses diverses parties; deuxièmement, toute l’Écriture est inspirée, et non quelques-unes de ses parties seulement. C’est en ce sens seulement que la Réforme a aussi mis en avant le motif : « Par l’Écriture seulement », c’est-à-dire que ce que nous devons connaître de Dieu et de nous-mêmes pour notre salut ne peut-être connu que par l’Écriture.
S’il n’existe aucune unité de but ni aucun fil conducteur dans l’Écriture, alors on ne peut tout simplement pas parler de révélation divine. Nous n’avons alors affaire qu’à des morceaux divers écrits par des êtres humains du passé, et qui reflètent leurs émotions ou leurs spéculations religieuses. Si tel est le cas, alors chaque lecteur peut reconstruire à sa manière ces émotions ou ces spéculations en leur accordant l’autorité et la valeur qu’il ou elle décidera. Dans ce cas, la Bible n’est pas différente de n’importe quelle autre littérature religieuse et elle ne peut prétendre à une quelconque autorité universelle.
Mais le mot « canon » exprime justement quelque chose de plus qu’une liste de livres reçus comme divinement inspirés par la communauté des croyants : l’unité de contenu de la révélation divine a pour parallèle son autorité dans la vie du croyant pour tout ce qui concerne sa foi en Dieu et sa relation avec lui. Comme c’était le cas pour les juifs de l’Ancien Testament, canon et obéissance vont de pair. C’est aussi dans ce sens que le mot « canon » est utilisé à la fin de la lettre de Paul aux chrétiens galates : « Que la paix et la grâce de Dieu soient accordées à tous ceux qui suivent cette règle de vie, ainsi qu’à l’Israël de Dieu » (Ga 6.16).
La notion de canon est cependant attaquée de toutes parts, hier comme aujourd’hui. Le canon est remis en question de plusieurs manières. Énumérons les principales attaques qui se manifestent à son encontre :
Lorsque des hommes ou des femmes prétendent recevoir toutes sortes de nouvelles révélations (par des visions, des signes spéciaux, etc.) et les considèrent comme étant une révélation divine supérieure à celle du canon de l’Écriture, quand ils leur accordent une autorité supérieure dans leur vie, leurs choix et leurs actions, alors nous avons affaire à un nouveau canon, une nouvelle règle de vie qui doit suppléer à l’Écriture, voire la remplacer. Dans un tel cas, on ne peut pas dire « par l’Écriture seulement », comme l’a fait la Réforme du 16e siècle.
Lorsque toutes sortes de traditions humaines détiennent l’autorité finale en matière de foi et de vie chez les croyants et dans l’Église, et qu’on ne peut les évaluer à la lumière de l’Écriture sainte, alors on a également affaire à un nouveau canon. Un passage de l’Évangile selon Matthieu nous présente un tel cas, lorsque des spécialistes de la loi de l’Ancien Testament sont venus trouver Jésus. Ils lui ont demandé :
« Pourquoi tes disciples ne respectent-ils pas la tradition des ancêtres? Car ils ne se lavent pas les mains selon le rite usuel avant chaque repas. Et vous, a répliqué Jésus, pourquoi désobéissez-vous à l’ordre de Dieu lui-même pour suivre votre tradition? En effet, Dieu a dit : Honore ton père et ta mère, et aussi : Que celui qui maudit son père ou sa mère soit puni de mort. Mais vous, qu’enseignez-vous? Qu’il suffit de dire à son père ou à sa mère : Je fais offrande à Dieu d’une part de mes biens avec laquelle j’aurais pu t’assister, pour ne plus rien devoir à son père ou à sa mère. Ainsi vous annulez la Parole de Dieu et vous la remplacez par votre tradition » (Mt 15.2-6).
Une autre manière de former un nouveau canon intervient lorsqu’on prétend que la révélation de Dieu se trouve dans certaines parties de l’Écriture, mais pas dans toutes : chacun choisit opportunément ce qui lui convient, et rejette la partie du message biblique qu’il n’aime pas, en fonction de ses préférences, de sa culture, de ses choix politiques ou idéologiques.
Lorsqu’on dit que l’Écriture telle que nous la connaissons n’est pas suffisante pour révéler aux hommes le plan de Dieu et que nous devons y ajouter quelque chose de nouveau aujourd’hui pour mieux nous adresser à l’homme contemporain, alors on a également affaire à un nouveau canon, dicté par les circonstances du moment.
Lorsque dans l’Église on introduit d’autres textes du début de l’ère chrétienne, comme les évangiles apocryphes écrits des dizaines d’années après les Évangiles du Nouveau Testament, et qui n’offrent aucune garantie de vérité historique quant à la personne et l’œuvre de Jésus-Christ, alors on forme un nouveau canon. La révélation qui nous est présentée diffère alors de celle de l’Écriture reçue comme canonique au cours des siècles par l’Église universelle.
Bien sûr dans tous les cas que je viens de présenter, on a bien affaire à un « canon » dans le sens de règle ou de mesure particulière : chacun établit un canon qui lui convient. Mais ce « canon » n’est plus celui de l’Écriture sainte telle qu’elle a été reçue par l’Église universelle. En particulier, il nous faut nous demander si le « canon » doit être soumis à des variations selon les époques et les cultures. Si tel était le cas, on ne pourrait plus parler de révélation divine s’adressant à tous les hommes, quelles que soient l’époque et les circonstances dans lesquelles ils vivent.
Dans la deuxième lettre que l’apôtre Paul écrivait à son jeune ami Timothée, lettre qui est la dernière de lui qui nous ait été préservée dans le Nouveau Testament, il écrivait ceci pour encourager Timothée à rester fidèle à l’enseignement qu’il avait reçu. Ce passage du chapitre trois de cette lettre est un parfait résumé de ce que signifie la notion de canon :
« Pour toi, reste attaché à tout ce que tu as appris et reçu avec une entière conviction. Tu sais de qui tu l’as appris. Depuis ton enfance, en effet, tu connais les saintes Écritures; elles peuvent te donner la vraie sagesse, qui conduit au salut par la foi en Jésus-Christ. Car toute l’Écriture est inspirée de Dieu et utile pour enseigner, réfuter, redresser et apprendre à mener une vie conforme à la volonté de Dieu. Ainsi, l’homme de Dieu se trouve parfaitement équipé pour accomplir toute œuvre bonne » (2 Tm 3.14-17).
Quant à l’apôtre Pierre, voici ce qu’il écrit à ses lecteurs au début de sa seconde lettre, toujours sur le même sujet. Je conclus avec ces paroles qui vous confirmeront dans la ferme assurance que Dieu s’est révélé une fois pour toutes dans la Parole que son Saint-Esprit a inspirée à des auteurs humains :
« De plus, nous avons la parole des prophètes sur laquelle nous pouvons nous appuyer fermement, et vous faites bien de lui accorder votre attention : car elle est comme une lampe qui brille dans un lieu obscur, jusqu’à ce que le jour paraisse et que l’étoile du matin se lève pour illuminer vos cœurs. Sachez, avant tout, qu’aucune prophétie de l’Écriture n’est le fruit d’une initiative personnelle. En effet, ce n’est pas par une volonté humaine qu’une prophétie a jamais été apportée, mais c’est poussés par le Saint-Esprit que des hommes ont parlé de la part de Dieu » (2 Pi 1.19-21).