Proverbes - La paresse
Proverbes - La paresse
« Quant à son temps, bien le sut dispenser :
Deux parts en fit, dont il voulait passer
l’une à dormir et l’autre à ne rien faire. »
Ces vers de La Fontaine (Épitaphe d’un paresseux) pourraient bien servir d’introduction à cette nouvelle page, consacrée à la paresse.
On se souvient que, dans la classification des péchés due au pape Grégoire le Grand, la paresse se trouve dans la liste des sept péchés capitaux. Sans être parmi les vices les plus dangereux et les plus mortels, elle n’en représente pas moins un grave handicap pour l’avancement du Royaume du Christ.
Pour Thomas d’Aquin l’acedia (en latin), ou torpeur, est une apathie spirituelle qui s’oppose à la joie en Dieu.
La Réforme évangélique la tient pour l’opposé du zèle que chaque chrétien devrait déployer pour la cause et la gloire de Dieu. Selon un théologien des premières heures de la Réforme, tout chrétien qui est en bonne santé spirituelle se lèvera tôt le matin.
C’est le livre des Proverbes, bien connu pour ses remarques caustiques sur le paresseux, qui nous fournira le plus abondant matériel pour la traiter.
« Paresseux, interroge-t-il sévèrement, jusques à quand seras-tu couché? Quand te lèveras-tu de ton sommeil? Un peu de sommeil, un peu d’assoupissement, un peu croiser les mains en te couchant… Et la pauvreté te surprendra comme un rôdeur, et la disette comme un homme en armes » (Pr 6.9-11).
Le passage classique du livre des Proverbes est, bien entendu, le suivant : « Va vers la fourmi, paresseux, considère ses voies et deviens sage » (Pr 6.6). La fourmi le confond et le rend honteux doublement. Mais la leçon lui vient trop tard. Se réveillant soudain, il découvrira la pauvreté « couchée à sa porte » et il ne pourra pas l’emporter contre elle. Par ses fréquents atermoiements, en refusant et en rechignant contre le travail, qu’il qualifie de corvée, de grosse besogne inutile (Pr 12.24), il se noiera dans le désordre irréversible de la vie; sa terre sera entièrement désolée (Pr 24.30-31).
Pour l’auteur de ce livre de la sagesse d’Israël, le paresseux, avec sa paresse animale, est une figure tragi-comique. Il est ancré dans son lit; il y est accroché, attaché, et hélas! impuissant contre un tel asservissement. Il n’entreprendra rien; combien de temps passera-t-il à s’interroger : « Quand? » Mais il ne peut répondre à aucune question précise. Il ne sait pas… Tout ce qu’il connaît, c’est sa délicieuse nonchalance; tout ce qu’il souhaite, c’est un peu plus de répit : « un peu, un peu, un peu… » Il ne refusera pas vraiment et ouvertement de prendre part à ceci ou à cela, mais sa contribution sera parcimonieuse, au compte-gouttes, et les occasions d’entreprendre et de réussir une œuvre fuiront d’entre ses doigts; il renverra toujours au lendemain ce qu’il peut faire aujourd’hui…
« Le paresseux plonge sa main dans le plat, et il trouve fatigant de la ramener à sa bouche » (Pr 26.15). « L’homme nonchalant ne rôtit pas son gibier! » (Pr 12.27).
Ces images populaires, prises sur le vif, de l’auteur du livre des Proverbes, nous font découvrir un homme sans joie, sans élan, sans spontanéité et sans enthousiasme. Or, l’absence de ces qualités d’une vie humaine la rend terne et improductive.
La passivité est le type de paresse qui vient à l’esprit la première. Le paresseux est un passif. Non sans ironie, le texte de Proverbes 26.14 illustre ainsi son attitude : « La porte tourne sur des gonds et le paresseux sur son lit. » Il est quelqu’un qui subit. Il est mû plus qu’il ne se meut. Il éprouve, parfois à l’extrême, la pesanteur des choses et des situations, une inamovibilité désespérante… Tout cela lui paraît laminer d’emblée toutes les émergences du possible et du nouveau. C’est pourquoi il est volontiers fataliste. Au fond, quelle que soit l’activité que l’on se donne, les choses pourraient-elles être vraiment différentes de ce qu’elles sont, que ce soit pour moi, pour l’Église ou pour la société?
Paradoxalement, son monde de désir est hypertrophié (Pr 21.25-26). L’inflation du désir tient au fait qu’il ne trouve pas d’occasion réelle de se transformer en acte : l’acte est existence, mais le passif, en réalité, ne veut pas exister, s’exposer, sortir dans le réel, se risquer, donner…
Pour préciser ce qui fait le malheur du paresseux, on peut le comparer à une citadelle assiégée. Son monde intérieur est un monde de préoccupations. Le paresseux passif est occupé avant même qu’une sollicitation externe ne se présente. Et s’il n’y a pas de bonheur dans la paresse, c’est justement que la préoccupation y tient lieu d’occupation.
La perversité de la paresse tient d’abord à sa capacité de s’installer sans se faire connaître, sans être repérée. Sauf exception, la paresse n’est présente que sous forme sournoise : elle s’installe comme un lierre, rampant et recouvrant malignement le terrain de notre action et de notre réflexion (Pr 24.30-31). Elle joue sans violence, à l’intérieur du cadre, sans chamboulement spectaculaire de l’existence, sur le mode du parasitage ou de l’intoxication. L’expression des textes des Proverbes (Pr 6.10-11 et 24.33-34) est symptomatique : « Un peu ». Le paresseux ne cède pas, il concède; il ne lâche pas, il relâche; relâchement, nonchalance exprimés par le caractère non spectaculaire du processus; il facilite la tolérance; cela peut expliquer que le paresseux puisse continuer à se considérer comme plus sage à ses propres yeux que sept hommes qui répondent avec bon sens (Pr 26.16).
Le paresseux est en mesure de repousser longtemps, très longtemps, le moment de la vérification, de la dénonciation, du compte-rendu. Le détail indiqué par la parabole des talents est le même pour tous les serviteurs : « Longtemps après… » (Mt 25.19). Mais dans le cas du serviteur méchant et paresseux, il indique que la perversion du service peut être très longtemps dérobée au compte-rendu : cela peut durer jusqu’au moment ultime et gravissime du compte-rendu devant le Maître.
Le paresseux n’est pas simplement un passif, mais aussi un velléitaire. La paresse prend souvent la forme de l’agitation, allant d’un projet à l’autre, usant de l’excitation et de l’intérêt propres à tous les commencements pour prolonger les rebondissements de possible en possible, et court-circuitant le stade où l’on doit se mesurer vraiment à la résistance du concret. Ce n’est pas l’initiative qui manque au paresseux, c’est la persévérance. C’est elle qui fait la différence entre l’agitation et l’activité.
La paresse va de pair avec le dérèglement du temps. Cette question est très difficile à soulever parce qu’il n’y a pas qu’une dimension objective du temps. Il y a aussi une dimension subjective liée à l’intensité de la vie intérieure, à la plus ou moins grande lenteur ou rapidité naturelle à faire les choses. À cause de ces différences de rythme, il est difficile de juger la paresse de l’extérieur, d’en juger objectivement. C’est en chacun de nous que cela se joue. D’abord, par rapport à une norme ou à un juge que chacun porte en soi.
Elle joue comme une habitude du délai. « Quand, jusques à quand? » Ce sont là les questions les plus difficiles que le paresseux ait à affronter, car elles ne posent pas la question du temps seulement, mais aussi celle de l’instant. L’instant est dans le temps comme le point de mobilisation effective de la volonté. Or la paresse est le refus de l’instant, et ce refus n’est qu’un symptôme d’une affection du vouloir. Le paresseux parle du temps, pas de l’instant, et il refuse de considérer qu’à bien des égards la vérité de l’intention c’est l’acte. (L’importance de « l’un peu » est soulignée par le texte parallèle de Pr 24.32-33).
La peur de l’échec est une autre attitude de la paresse. Il n’y a guère de paresse qui soit secrètement habitée par la hantise de l’échec. C’est elle qui, pour une bonne part, veut reculer l’instant de la confrontation volontaire, active, entreprenante, et non plus subie, avec le réel. C’est qu’en effet le réel est le lieu de l’échec. Le passif comme le velléitaire fuient ce lieu où se mesurent réellement les capacités. Il n’est pas indifférent que, dans la parabole des talents (Mt 25.14-30), ce soit le serviteur qui n’avait reçu qu’un talent qui ait une conduite d’échec et ait été un serviteur paresseux. Sa conduite est une fuite devant la vérité du diagnostic sur sa capacité. En se soustrayant à l’acte de faire valoir son talent, il compte se soustraire aussi à la vérification du diagnostic, sans se rendre compte que son attitude même constitue le plus impitoyable des verdicts.
Il ne finira rien de ce qu’il a entrepris. L’effort de commencer lui avait déjà trop coûté. Il s’arrête à la moitié du chemin. Alors, son repas se refroidit. Il ne fera pas face aux problèmes de la vie. Il croira en ses propres excuses et prétextes. Peut-être que s’il sortait de sa case, il rencontrerait un lion affamé, donc il estime qu’il faut faire preuve de prudence; prudence, se dit-il. Il rationalisera sa paresse. Il se prend pour plus sage que sept hommes raisonnables. Il s’est fait une habitude de labourer lentement, doucement, parce qu’il fait froid dehors. Songerait-il au qui va piano va sano des Italiens? On peut en douter. Il souffre autant dans son caractère que dans ses affaires, il devient carrément malhonnête.
Alors il s’agite, mais vainement. Il ne connaît pas véritablement le répit. « L’âme du paresseux a des désirs qui n’aboutissent à rien » (Pr 13.4). « Les désirs du paresseux le font mourir, parce que ses mains refusent d’agir; tout le jour il éprouve des désirs; mais le juste donne sans restriction » (Pr 21.25-26).
L’homme qui ne veut ni travailler ni sortir de lui-même (le paresseux, l’avare, l’égoïste) trouve toujours un prétexte à invoquer et une bonne raison à donner à son entourage, sans même se soucier de sa vraisemblance.
Beaucoup trop d’hommes et de femmes ont des heures de désœuvrement dans leur vie quotidienne; beaucoup les perdent au café, dans les magasins, à regarder le petit écran ou à faire des mots croisés, si ce n’est à flâner nonchalamment dans les rues ou à s’adonner au farniente sur la plage, sous le soleil. Trop de jeunes s’amusent pour « prévenir le cafard » et une lourde oisiveté pèse alors sur leur vie. Le vieil adage conserve toute sa force : « L’oisiveté est la mère de tous les vices. »
La mollesse empêche la vie de s’épanouir en joie et en bonheur, alors que le travail bien réglé, malgré les heures grises et douloureuses dont chaque existence est pourvue, porte en lui un potentiel de réactions joyeuses incomparablement plus fort.
L’apôtre Paul, écrivant à son jeune compagnon et ami Timothée, lui recommandait d’être sévère pour les femmes paresseuses et bavardes : « Étant oisives, elles apprennent à aller de maison en maison; elles ajoutent à l’oisiveté le bavardage et l’intrigue, en parlant de choses dont on ne doit pas parler » (1 Tm 5.13).
Si chacun avait dans la vie un objectif de service bien déterminé, un désir véhément de ne pas rester improductif, ni matériellement ni spirituellement; si tout homme possédait des antennes spirituelles qui lui fissent découvrir les cœurs en détresse, comme tout labeur deviendrait fructueux et joyeux! Si chacun voulait être un « travailleur du cœur humain », cherchant à rendre productif ce délaissé, cet épuisé par la vie, comme il fait produire son outil de travail, quelle bénédiction ce serait pour notre monde!
L’heure n’est pas aux demi-mesures, aux calculs petits-bourgeois, au travail minime, aux abonnés du moindre effort. Nous devons être des puissances de vie. Les chrétiens véritables seront des réformateurs en se réformant d’abord eux-mêmes. Ils seront des accumulateurs et des transformateurs de vie et d’action; ces forces seront lancées sur le monde et sur les plus humbles tâches de la vie quotidienne qu’elles illumineront de joie.
Une vie féconde est nécessairement une vie active, soit par la prière sur la montagne, soit par la souffrance dans la maladie, soit par l’action qui devient une prière malgré le bruit du monde. Lorsque Dieu est au centre d’une vie, l’amour et la joie du service ne manquent jamais. Pour être heureux, nous devrons chercher à produire des réflexes d’énergie, de force de volonté et de persévérance dans nos entreprises. Pour garder la joie et pour détruire toute paresse, il ne nous faudra jamais ouvrir la porte au pessimisme, aux idées noires, à cet ennui morbide qui aboutit à la neurasthénie, mais nous chercherons toujours à rebondir, à rebondir toujours vers la lumière et la joie!
Quiconque possède cet état d’esprit ne cédera pas à la tyrannie d’un phénomène psychologique que nous avons constaté depuis notre enfance : trop de loisirs prédisposent à la maladie, physique ou psychique.
Lorsque l’oisiveté est doublée de la possibilité de dépenser, le danger se multiplie. Quiconque a trop de temps pour penser à ses petits malaises les voit grossir; quiconque a trop de temps pour se tâter le pouls le sent battre plus vite; quiconque a le loisir d’aller trop souvent chez le médecin y court.
Les paresseux, les mous, les nonchalants, ceux qui s’enfoncent dans leurs richesses vivent au ralenti; ils ne marchent pas assez, n’agissent pas assez. Ils font bonne chère, ils s’encrassent, s’intoxiquent; toutes les maladies les guettent. La vigueur d’un tempérament se forge par une vie de labeur et d’énergie.
La paresse est en réalité une condition d’isolation qui coupe les paresseux et les nonchalants de toute réceptivité positive :
« Veillez donc, car vous ne savez quand viendra le maître de la maison, le soir, ou au milieu de la nuit, ou au chant du coq, ou le matin; craignez qu’il n’arrive à l’improviste et ne vous trouve endormis. Ce que je vous dis, je le dis à tous : Veillez » (Mc 13.35-37).
« Ayez de l’empressement et non de la paresse » (Rm 12.11).
« C’est pourquoi il est dit : Réveille-toi, toi qui dors, relève-toi d’entre les morts, et le Christ resplendira sur toi » (Ép 5.14).
« Mais vous, frères, vous n’êtes pas dans les ténèbres, pour que ce jour vous surprenne comme un voleur; vous êtes tous fils de la lumière et fils du jour. Nous ne sommes pas de la nuit ni des ténèbres. Ne dormons donc pas comme les autres, mais veillons et soyons sobres. Ceux qui dorment dorment la nuit, et ceux qui s’enivrent s’enivrent la nuit. Mais nous qui sommes du jour, soyons sobres; revêtons la cuirasse de la foi et de l’amour, ainsi que le casque de l’espérance du salut » (1 Th 5.4-8).
Notre engagement pour Christ exige de notre part une discipline mentale et physique très sérieuse, voire sévère. Toute inertie doit être exclue. Il faut œuvrer de toute urgence en vue de l’avènement du Royaume des cieux sur terre. Lorsque tant d’hommes et de femmes se dépensent sans se permettre la moindre indulgence paresseuse, toute paresse de la part du membre du corps du Christ, quelle que soit sa forme, est à la fois un péché et une escroquerie aux dépens des autres membres, une atteinte à l’honneur de Dieu et du Christ. Nous devons bannir toute inertie, réveiller les endormis, revigorer les nonchalants.