Introduction au livre d'Ésaïe
Introduction au livre d'Ésaïe
- Généralités
- Auteur
-
Circonstances
a. L’Assyrie
b. L’Égypte
c. Babylone
d. Le royaume de Juda à l’époque d’Ésaïe - Plan
- L’hypothèse des deux Ésaïe
-
Contenu
a. Bref aperçu sur les grandes lignes
b. Vues principales
c. Visions eschatologiques -
Message
a. La sainteté de Dieu
b. La foi en l’Éternel
c. Implications éthiques
1. Généralités⤒🔗
Les prophètes de l’Ancien Testament
« Comme une haute chaîne dresse ses pics au-dessus des nuages, ainsi les prophètes d’Israël jaillissent de la brume d’un très lointain passé. Au-dessus de nous, l’Esprit de Dieu brille sur ces hommes, ainsi que le soleil levant annonce, par les cimes, sa venue à la plaine obscure. Ils sont grands, et leur inspiration a réalisé l’une des conquêtes spirituelles les plus nobles et les plus salutaires pour des générations d’hommes après eux.
Celui-là même qui les a dépassés tous de son unique personne, Jésus-Christ, a déclaré qu’il était “venu les accomplir” (Mt 5.17). Ils sont le mystère de l’histoire avant le miracle de l’incarnation du Fils de Dieu. Postérieurs de peu aux fameux poèmes homériques, leur pensée les écrase comme de grandes orgues écraseraient les modulations de la flûte. Ici l’esprit de l’homme, et là l’Esprit de Dieu.
Pourtant, ils sont si mal connus, eux qui ont tant à nous donner! Si oubliés alors que plus que jamais, ils sont actuels. Et davantage encore que mal connus, si méconnus… Pour beaucoup, le nom des prophètes évoque des devins de qualité supérieure qui auraient prédit l’avenir comme un Nostradamus. En réalité, les prophètes furent les porte-parole de Dieu, les annonciateurs de sa vérité, les mainteneurs de sa loi, et leurs prédictions rigoureuses, que l’avenir confirmera, n’étaient que la conclusion logique, nécessaire, de leur message religieux, conclusion qu’ils ont insérée, dans les événements contemporains, avec une netteté qui étonne.
Ce qui rend leur abord difficile, c’est l’ignorance où le lecteur se trouve assez souvent des allusions historiques qui abondent dans leur message. C’est aussi que chacune de leurs brèves allocutions ou “oracles” forme un tout qui contient, chaque fois, tout le message, avec d’inévitables répétitions. Imaginez un recueil de sermons que l’on voudrait lire à la suite! Il faudra les briser, les morceler, pour dérouler la pensée des prophètes. Et c’est enfin ces oracles, qu’ils ont mis par écrit eux-mêmes, qui ont été recueillis, en général, sans ordre chronologique. Ces remarques sont à retenir pour l’intelligence de ce qui va suivre.
Nous voudrions faire rencontrer et laisser parler l’une de ces personnalités géantes en qui se trouvent, au maximum, les dons de tous : inspiration prodigieuse, obéissance jusqu’à l’immolation, caractère indomptable, génie poétique de premier aloi. C’est le prophète Ésaïe, situé dans le livre qui porte son nom » (E. Lauriol).
Le livre d’Ésaïe, le premier des livres prophétiques dans la liste des Bibles protestantes, fait partie des « Nebiim » (en hébreu les Prophètes) et il est classé parmi les prophètes « postérieurs ». Assurément, il est l’un des écrits bibliques les plus étonnants et les plus profonds; aussi, Ésaïe a-t-il été appelé « le roi des prophètes », tant à cause de son influence exceptionnelle sur la pensée et la conduite israélite de l’époque contemporaine que de la durée de son ministère.
Sa parole atteint un degré de puissance inégalé chez d’autres oracles de l’Ancien Testament. Il a également été appelé le prophète-évangéliste du fait qu’il annonce avec une rare clarté, voire précision, le salut promis et le ministère du Messie à venir. Ce salut a une destinée universaliste, au sens qu’outre Israël, Dieu se réserve un peuple élu parmi les nations païennes, qu’il arrachera à leur perdition par sa grâce. On l’a, à juste titre, comparé à saint Paul. Nous constatons que ses discours sont ceux que le Nouveau Testament cite le plus fréquemment.
2. Auteur←⤒🔗
Ésaïe (en hébreu « Yesha-Yah ») signifie « salut de Yahvé » (de l’Éternel) ou encore « Yahvé sauve ». Un autre synonyme de ce nom est, on se rappellera, le nom de Jésus. Contemporain de Michée, il est comme lui originaire du royaume du Sud (Juda) et d’Osée (royaume du Nord, ou d’Israël).
Son activité a duré une soixantaine d’années, et comme il ne pouvait guère avoir moins de 20 ans lors de sa vocation, il doit être mort à un âge fort avancé. Une tradition juive rapporte qu’il fut martyr sous Manassé, le plus impie et le plus cruel des rois de Juda (1 Rois 21). Condamné à mort pour avoir osé dire qu’il avait vu Dieu et s’être permis de comparer Jérusalem à Sodome et Gomorrhe, Ésaïe, poursuivi par les gens du roi, se réfugia, dit la légende, dans le tronc d’un arbre; quand la scie atteignit la bouche du prophète, celui-ci expira. C’est peut-être à cette tradition que fait allusion l’auteur de l’épître aux Hébreux, lorsqu’il dit des prophètes que certains ont été « sciés » (Hé 11.37).
Si Ésaïe vivait encore à l’époque de Manassé, son martyre n’a rien d’improbable. Il est cependant difficile de comprendre comment un fait de cette importance n’aurait laissé aucune trace dans les livres historiques de l’Ancien Testament.
Nous sommes donc assez bien renseignés sur la personne du prophète. Il sort d’une famille de notables du pays de Juda. En l’an 740, il fit une expérience décisive dans le temple de Jérusalem. Au cours d’une vision, la sainteté de Dieu lui fut révélée dans sa plénitude. Au moment de la guerre contre les rois d’Israël et de Damas, Ésaïe met en garde le roi de Juda contre une démarche précipitée auprès du monarque assyrien. Il savait qu’une aide extérieure ne sert à rien et aggrave même les choses lorsqu’elle ne va pas de pair avec une profonde transformation de la mentalité populaire.
Il espérait voir se produire cette transformation intérieure tout au moins chez une partie de ses contemporains. Et c’est pour exprimer cet espoir qu’il donne à l’un de ses enfants le nom prophétique de Schear-Jaschub (És 7.3), ce qui signifie « un reste se convertira ». Il s’agit là d’une de ces actions symboliques par lesquelles les prophètes essaient d’attirer l’attention de leurs concitoyens sur leur message.
Déjà alors, Ésaïe attendait comme imminente la fin des temps, où Dieu susciterait le Libérateur (És 7.10-17). Lorsque plus tard Jérusalem devint l’objet des avances pressantes des agents de l’étranger, le prophète ne cessa de mettre en garde contre leur propagande. En particulier, au moment où des émissaires venus d’Égypte et d’Abyssinie faisaient sensation dans la ville, il a recours à une nouvelle action symbolique : pendant trois ans, il se promène le derrière nu, c’est-à-dire dans la tenue d’un prisonnier de guerre de l’époque, afin de signifier au peuple le sort imminent des fiers représentants de l’Égypte.
Une autre fois, comme Amos, Ésaïe ne craint pas de troubler l’atmosphère joyeuse d’une fête populaire en entonnant un chant de vendanges; car, dès les premières phrases, la chanson à boire devient un message qui dérange l’euphorie insouciante et démasque la vraie situation de ses contemporains (És 5.1-7). Enfin, nous retrouvons le prophète auprès du roi Ézéchias pour lui déconseiller de conclure une alliance politique avec le représentant de l’Abyssinie et pour l’appeler à la repentance et le réconforter lorsque la maladie menace sa vie (És 36.39).
Mais le même Ésaïe qui prêche au peuple la repentance sait aussi le fortifier lorsque les Assyriens assiègent la capitale. Placé par Dieu comme une sentinelle au milieu de son époque, le prophète a subordonné toute son existence à sa prédication. Les données biographiques que nous possédons à son sujet doivent donc être considérées simplement comme une expression concrète de son message : la Bible n’a pas l’intention de nous raconter la vie d’un héros, mais celle d’un témoin.
Si Amos a une origine paysanne certaine, si Osée a des racines terriennes encore toutes proches, Ésaïe, lui, appartient à une grande famille de notables de la capitale. Il en sera d’autant plus libre pour parler de plain-pied avec tous les grands de son temps. Mais son autorité vient avant tout de ce que lui aussi est un « appelé », Dieu ne se laissant ni séduire ni arrêter par la condition sociale de qui que soit. Parce que la Parole est libre, on trouve parmi ses témoins, prophètes ou apôtres, des représentants de tous les milieux humains, de toutes les classes et professions : aucun privilège, aucune exclusivité n’en limitent la diversité; il suffit que chacun, à l’appel qu’il reçoit, se mette en marche et entre librement dans le plan du Seigneur.
C’est tel qu’il est, selon ses dons et son caractère particulier, qu’il est au service de la Parole. Si celle-ci ne se laisse pas arrêter par la culpabilité de l’homme, elle respecte et utilise sa finitude. Ésaïe l’aristocrate serait-il autrement prophète du même Dieu que ne l’ont été Amos, le rude paysan, et Osée, le mari déchiré? Non, il portera la même croix que les autres, la même blessure intolérable : la Parole qu’il a mission d’annoncer. Il fera la douloureuse expérience, comme les autres, qu’elle rencontrera des cœurs fermés, endurcis, impénétrables et que c’est à cela qu’elle était destinée.
Pour Ésaïe, cette mission va être un échec total; la Parole transmise par lui va non seulement manifester que le peuple est sourd à son Dieu; elle va aussi provoquer, par les refus successifs qu’Israël lui opposera, l’endurcissement, l’aveuglement, la radicale surdité de ceux que Dieu a élus pour qu’ils vivent en face de lui dans la joie du grand dialogue de l’alliance. Et Ésaïe va en tirer la conclusion capitale que ce n’est pas le peuple dans son ensemble, la descendance historique et biologique d’Abraham, qui est Israël, mais seulement ceux qui écoutent la Parole et la mettent en pratique (il est absolument nécessaire de rappeler cela pour éviter l’amalgame entre Israël dans l’Ancien Testament et celui dont l’État porte actuellement le même nom). Ceux qui ne croiront pas, ceux qui ne reconnaissent pas le Seigneur, ne tiendront pas, ils disparaîtront au jour du jugement. Cette notion du « reste » fidèle va être une des constantes de la prédication du prophète. Il donnera à un de ses enfants un nom symbolique, significatif. Il commencera même à rassembler autour de lui un groupe de disciples fidèles, au nombre desquels se trouvera sans doute le roi Ézéchias, la petite communauté des vrais adorateurs du Seigneur qui remplace la nation élue; on n’est pas naturellement du peuple de Dieu, mais par la décision et l’obéissance de la foi.
On n’a pas fini de sonder l’extraordinaire message du chapitre 6 sur l’endurcissement provoqué par la Parole. Sans doute exprime-t-il avant tout la conviction prophétique de la toute-puissance et de la souveraine liberté de Dieu, à qui nul ne peut demander raison de ses actes et dont nul ne peut sonder les desseins. Il poursuit la réalisation de son plan par des voies qu’aucun homme ne peut prévoir ni comprendre. La seule attitude possible en face de lui est celle de la foi, miracle par lequel l’homme fermé à la Parole s’ouvre à elle, la reçoit et agit en accord avec elle. Comment les vrais croyants seraient-ils la masse du peuple? Ne faut-il pas plutôt s’attendre à ce qu’ils restent toujours une minorité, la minorité significative qui saisit le secret caché au sein de l’histoire et, modestement, sans bruit, l’atteste à tous les autres?
3. Circonstances←⤒🔗
Cette section est tirée de la Bible Annotée (Introduction à Ésaïe).
La période de l’histoire d’Israël à laquelle appartient le ministère d’Ésaïe a une importance particulière. C’est celle où le peuple de Dieu entre en rapport direct et suivi avec les grandes monarchies païennes qui, pendant plusieurs siècles, se disputèrent la domination de l’Orient. Nous jetterons un coup d’œil rapide sur l’histoire de ces empires pour autant qu’elle se rapporte à l’étude du prophète.
a. L’Assyrie←↰⤒🔗
Le plus puissant d’entre ces grands États était alors le royaume d’Assyrie, dont la capitale, Ninive, était située sur les bords du Tigre. Depuis longtemps, la politique des souverains assyriens ne se proposait d’autre but que l’annexion de tous les petits États d’Asie occidentale. Leur ambition aspirait même à la conquête de l’Égypte. Bien avant Nébucadnetsar et Alexandre, ils conçurent l’idée de la monarchie universelle que ces deux conquérants tentèrent de réaliser à leur tour, et dont l’Empire romain fut l’incarnation la plus parfaite.
Déjà au 12e siècle avant J.-C., Tiglath-Piléser 1er avait passé l’Euphrate et poussé ses incursions jusqu’aux bords de la Méditerranée. Vers l’an 800, la Phénicie, la Philistie, Édom et le royaume d’Israël payaient tribut à l’Assyrie. Tiglath-Piléser II (745-728) conquit la Syrie et une partie du royaume des dix tribus et s’avança jusqu’aux frontières de l’Égypte. Salmanasar (705-681) échoua dans son expédition contre l’Égypte; mais son fils Assarhaddon (681-668) étendit sa domination sur toute l’Asie occidentale, sur l’île de Chypre, et momentanément même sur l’Égypte, et put prendre le titre de « roi des rois d’Égypte et d’Éthiopie ». Son successeur Assurbanipal (668-626) fut le maître d’un immense empire qui avait pour limites les montagnes de l’Arménie au nord, le golfe Persique et le désert arabique à l’est, la Nubie au sud, la Libye, Chypre, et la Cilicie à l’ouest. Avec lui la puissance assyrienne atteignit son plus haut degré d’extension, suivie par une rapide décadence (chute de Ninive en 612).
b. L’Égypte←↰⤒🔗
Au sud de la Palestine fleurissait le royaume d’Égypte. L’ambition des pharaons, non moins vaste que celle des souverains des bords du Tigre, datait de plus loin encore. Au 17e siècle avant J.-C., Thoutmès 1er parvint jusqu’à l’Euphrate; l’un de ses fils, Thoutmès III, fit la conquête de l’Asie jusqu’au Tigre. Au 14e siècle, Ramsès II pénétra en Asie Mineure et en Assyrie. Vers le milieu du 10e siècle, sous le règne de Roboam (fils et successeur de Salomon), Chichaq assiégea Jérusalem, la prit et la pilla.
Mais l’Égypte, affaiblie par des révolutions et des divisions intestines, tomba bientôt sous la domination des conquérants éthiopiens qui y fondèrent la 25e dynastie. Le plus remarquable d’entre eux, Tirhaka (8e siècle), s’avança jusqu’en Palestine et fit reculer Sennachérib; mais il fut battu par les successeurs de ce dernier, Assarhaddon et Assurbanipal. Thèbes fut plusieurs fois prise et pillée par les Assyriens. Un siècle plus tard, l’Égyptien Néco, le fils du fondateur de la 26e dynastie, envahit la Palestine et battit à Meguiddo le roi Josias de Juda; mais il perdit bientôt après, contre Nébucadnetsar, la bataille de Circésium, sur l’Euphrate (604).
c. Babylone←↰⤒🔗
Une troisième puissance devait porter à Juda des coups plus sensibles que n’avaient pu le faire l’Assyrie et l’Égypte : c’est la monarchie chaldéenne, dont la capitale était l’antique ville de Babylone, sur l’Euphrate. Soumise par les rois de Ninive et annexée à leur empire, Babylone cherchait, au temps d’Ésaïe, à reconquérir son indépendance. L’avènement de Sargon au trône d’Assyrie fut le signal d’une révolte à la tête de laquelle se mit l’un des vassaux de Ninive, Mérodac-Baladan. Cet homme remarquable était roi de Beth-Jakin, territoire de la Basse-Chaldée. Il s’empara de Babylone et s’y maintint pendant 12 ans. Battu enfin par Sargon, en 710, il se réfugia sur les bords du golfe Persique et y continua pendant plus de 10 ans une résistance acharnée. Un siècle durant se poursuivit ainsi la lutte entre Ninive et Babylone. En 612, Ninive tomba enfin au pouvoir du Babylonien Nabopolassar. Celui-ci fonda sur les ruines de la puissance assyrienne l’empire néo-chaldéen, qui atteignit sous son fils et successeur Nébucadnetsar le faîte de sa puissance.
Placée entre ces grandes monarchies rivales souhaitant également la posséder, la Palestine n’aurait pu conserver son indépendance qu’en se gardant d’entrer en relation avec aucune d’entre elles. Mais cette attitude réservée eut exigé plus de foi en la protection divine que n’en eurent la plupart de ses chefs, qui s’appuyèrent tantôt sur l’une tantôt sur l’autre de ces puissances. Cette ligne de conduite, constamment blâmée par les prophètes, eut pour résultat d’attirer l’un après l’autre en Palestine les conquérants étrangers. La terre sainte leur servit de champ de bataille jusqu’au moment où elle tomba définitivement entre les mains des Chaldéens.
d. Le royaume de Juda à l’époque d’Ésaïe←↰⤒🔗
Les quatre rois de Juda, sous lesquels vécut Ésaïe, sont Ozias, Jotham, Achaz et Ézéchias. Ésaïe est donc contemporain de Michée, qui prophétisait comme lui dans le royaume du Sud, et d’Osée, qui exerçait son ministère dans celui d’Israël. Ozias succéda en 810 à son père Amatsia. Son règne fut long et heureux. Il reconquit le port d’Élath, sur la mer Rouge, enleva aux Philistins les villes de Gath, Jabné et Asdod, et soumit diverses tribus arabes; les Ammonites lui payaient un tribut. Son armée comptait 2600 officiers et plus de 300 000 soldats. Il fortifia Jérusalem et d’autres points du pays et sut aussi développer le commerce et l’agriculture. À sa mort, le royaume jouissait d’une prospérité qu’il n’avait plus connue depuis le temps de Salomon. Fidèle à la loi tant que vécut le prophète Zacharie (2 Ch 26.5), Ozias la viola vers la fin de sa vie : il usurpa les fonctions sacerdotales, imitant ainsi les princes païens qui étaient à la fois rois et prêtres de leurs peuples. Atteint de la lèpre, il dut abandonner le gouvernement et confier la régence à son fils Jotham.
Jotham (758-742) fit une guerre heureuse contre les Ammonites, construisit plusieurs places fortes et maintint le royaume de Juda au degré de bien-être et de la puissance extérieure où l’avait laissé son père. Mais un œil exercé eut pu y découvrir les germes de corruption qui, déjà, se développaient rapidement (2 Ch 27.2). Le royaume était prospère en apparence, mais la force et la santé morales faisaient de plus en plus défaut. L’accroissement de la richesse, le progrès du luxe, l’introduction des mœurs et des modes étrangères, l’invasion de l’idolâtrie à la suite de l’or et des produits des peuples païens, des habitudes de violence et de débauche chez les grands, la concentration croissante de la propriété en un petit nombre de mains; tels sont quelques-uns des traits du tableau qu’Ésaïe nous trace de l’état du peuple de Juda au commencement du règne d’Achaz, le fils et successeur de Jotham.
Monté fort jeune sur le trône, Achaz (742-727) se trouva, dès le début de son règne, engagé dans un grave conflit avec la Syrie et le royaume des dix tribus. Retsin de Damas et Pékach de Samarie avaient déjà déclaré la guerre à Jotham. La conquête faite par Ozias de territoires qui avaient jadis appartenu tour à tour à la Syrie et à Éphraïm en fournit sans doute le prétexte. Les hostilités recommencèrent plus vives dès la première année d’Achaz. Le but que les alliés se proposaient n’était rien moins que de renverser la dynastie de David pour mettre sur le trône de Jérusalem, comme simple vassal, une créature du roi de Syrie.
Le royaume des dix tribus, affaibli par des divisions intestines et des guerres extérieures malheureuses, cherchait à recouvrer, en écrasant Juda, le prestige et la puissance dont il était privé depuis le règne glorieux de Jéroboam II. Mais en s’alliant avec les païens, ses ennemis séculaires, pour une entreprise anti-théocratique, cet État courait lui-même au-devant de sa perte. Les promesses de Dieu, assurées à David, s’opposaient à ce qu’un tel complot contre Juda réussisse. Achaz, il est vrai, fut d’abord défait dans deux grandes batailles. Retsin s’empara d’Élath, puis vint avec Pékach mettre le siège devant Jérusalem. Les Édomites et les Philistins saisirent cette occasion pour s’affranchir de la domination de Juda et lui enlever des territoires importants.
En ce moment critique, Achaz ne sut pas comprendre que le salut de Juda était assuré par sa position même de peuple de Dieu; il conçut la fatale idée d’appeler à son secours l’Assyrien Tiglath-Piléser. Celui-ci lui vint sans doute en aide. Il prit Damas et annexa à ses États une partie du royaume des dix tribus; c’était peu d’années avant le moment où ce royaume fut définitivement supprimé par les Assyriens. Mais en échange de ces secours, Achaz dut envoyer à Tiglath-Piléser une somme considérable et s’engager au paiement d’un tribut annuel. Il alla même à Damas rendre hommage au conquérant.
Achaz est, si l’on excepte Athalie, le premier souverain de Juda qui ait ouvertement travaillé à y introduire l’idolâtrie. Il offrit un de ses fils sur l’autel de Moloch; dans tout le pays s’établirent des sanctuaires idolâtres, et le temple fut fermé au culte de l’Éternel. Le roi eut pour complices l’indifférence religieuse du peuple et celle du grand-prêtre lui-même, qui consentit à installer par ses ordres dans le temple un autel construit sur le modèle d’un de ceux qu’il avait vus à Damas. L’idolâtrie devenue dominante à Jérusalem, la suprématie de Juda sur ses voisins perdue, son autonomie sérieusement compromise, tel est le bilan de ce triste règne.
Le règne d’Ézéchias (727-698) forme un parfait contraste avec celui d’Achaz. Secondé par Ésaïe, il entreprit une réforme religieuse qui, sans jeter de très profondes racines dans l’ensemble de la nation, n’en porta pas moins quelques beaux fruits. Les idoles et leurs sanctuaires disparurent du pays; le culte du vrai Dieu fut rétabli, le sacerdoce réorganisé, les fêtes religieuses célébrées avec leur ancien éclat. Cette restauration fut inaugurée par une Pâque solennelle à laquelle Ézéchias convia même les tribus du Nord.
À l’époque d’Ézéchias, Jérusalem était une cité fort convoitée. Elle n’appartenait ni à l’empire assyrien ni à l’Égypte, la puissance rivale. Des agents étrangers traversaient le pays et étaient reçus à la cour. La propagande allait son train. Les petits États voisins recherchaient la protection de l’Égypte. Mais les armées assyriennes semblaient invincibles. Par deux fois (en 720 et en 711), elles étouffèrent des foyers de révolte (És 18; 21; 31). Et lorsqu’Ézéchias eut prêté une oreille complaisante à la propagande égyptienne, on vit pour la première fois les armées de l’est apparaître devant Jérusalem. La ville fut assiégée en l’an 701 par le roi Sennachérib. Les campagnes du pays de Juda furent dévastées et un grand nombre de cités tombèrent aux mains de l’ennemi. Mais Jérusalem elle-même fut sauvée comme par miracle.
Au milieu de ces diverses péripéties, les contemporains d’Ésaïe, objets de tant de sollicitations de la part de l’étranger, se demandaient sans cesse quelle était la meilleure politique à suivre. Pour cela, ils essayaient d’évaluer les forces en présence et cherchaient à s’allier au parti qui leur paraissait le plus fort.
Ce fut dans la 6e année du règne d’Ézéchias que Samarie tomba aux mains de l’Assyrien Sargon, après un siège de trois ans commencé par Salmanasar (722). Après la prise de cette ville, Sargon se dirigea vers le sud, battit à Raphia l’Éthiopien Sabacon, l’allié du dernier roi de Samarie Osée, et conquit la Philistie (720). Une révolte des Philistins ramena Sargon en Palestine en 711. Cette fois encore, le torrent dévastateur de l’invasion assyrienne passa à côté d’Ézéchias sans l’atteindre.
L’intime désir de celui-ci était de s’affranchir de la dépendance où il se trouvait à l’égard de l’Assyrie par la faute d’Achaz. Il dut être fortement tenté de le faire lorsque, dans la 14e année de son règne, il reçut l’ambassade que lui envoyait Mérodac-Baladan pour le féliciter de sa guérison à la suite d’une grave maladie. Le roi de Babylone avait certainement pour but d’entraîner Ézéchias dans une alliance contre l’Assyrie; il ne paraît pas y avoir réussi; mais lorsque, quelques années plus tard, Sennachérib eut succédé à Sargon (705), Ézéchias refusa résolument le tribut que Juda payait aux Assyriens depuis le temps de son père.
Malheureusement, il commit en même temps la faute de se tourner vers l’Égypte pour y chercher un point d’appui contre l’Assyrie. Cette politique d’une prudence tout humaine faillit perdre Juda. En 701, Sennachérib, après avoir conquis la Phénicie, envahit et dévasta Juda. Ézéchias envoya à Sennachérib 300 talents d’argent et 30 talents d’or, une somme considérable. Sennachérib accepta l’argent et n’en exigea pas moins la reddition de la capitale, dont la possession lui importait d’autant plus que l’Éthiopien Tirhaka, roi d’Égypte, s’avançait contre lui.
Il paraît s’être momentanément retiré du pays de Juda et avoir gagné ensuite sur les Égyptiens la bataille d’Elthéké; mais au moment où il allait attaquer Jérusalem, un désastre subit, probablement une peste qui fit périr une grande armée partie de son armée, le força à reprendre en toute hâte le chemin de l’Assyrie (700). Après cette expédition malheureuse, il ne reparut plus en Palestine; Ézéchias mourut peu après cette délivrance (698). (Bible Annotée).
4. Plan←⤒🔗
- Chute et restauration de Juda - 1 à 5
- Vocation du prophète - 6
- Le livre d’Emmanuel - 7 à 12
- Oracles contre les nations - 13 à 23
- Apocalypse d’Ésaïe - 24 à 27
- Les folies d’Israël et la restauration de Juda - 28 à 33
- La chute d’Édom, l’espérance de Juda - 34 à 35
- Le roi Ézéchias et l’Assyrie - 36 à 39
- L’unique Dieu vrai - 40 à 45
- Jugement sur Babylone - 46 à 48
- La mission du Serviteur - 49 à 55
- La religion véritable - 56 à 59
- L’avenir de Sion - 60 à 66
5. L’hypothèse des deux Ésaïe←⤒🔗
Jusqu’au 18e siècle, on admet avec unanimité que le livre d’Ésaïe a été entièrement écrit par le prophète. Depuis, certains ont soutenu que le livre est composé de deux parties principales, ayant deux auteurs différents.
L’idée de la division en deux parties se fondait sur trois arguments : les chapitres 40 à 66 semblent refléter l’Exil, Jérusalem est détruite et les captifs sont déportés, mais les chapitres 1 à 39 semblent écrits bien avant l’Exil. On constatera, en effet, une grande différence de style, de langage et d’idées entre les deux parties ou sections. Car si le prophète doit en général s’adresser à ses contemporains à la lumière de circonstances connues, pourquoi Ésaïe, vivant au 8e siècle, devait-il aussi s’adresser à ses contemporains à la lumière de circonstances toutes différentes? On en a conclu qu’un auteur anonyme vivant à Babylone vers la fin de l’Exil a rédigé les chapitres 40 à 66, que l’on a par la suite ajouté aux 39 premiers chapitres.
Le problème majeur que posent ces critiques (qui en soi peuvent sembler raisonnables) est qu’une fois ce processus de division et de coupure en portions d’un livre est commencé, il ne s’arrête plus, et on peut continuer à y trouver des sections indépendantes.
D’autres questions se posent encore à cet égard, du fait que la tradition ecclésiastique a unanimement pensé à Ésaïe comme l’auteur de l’ensemble du livre. La différence de vocabulaire et de style, dit-on, s’explique par les sujets traités dans l’une et l’autre section. Toutefois, il ne faudrait pas exagérer les différences stylistiques. Nombre de termes et de phrases particuliers à Ésaïe et qu’on ne trouve que chez lui sont absents du reste de l’Ancien Testament. La plus célèbre étant « le Saint d’Israël », qui apparaît 12 fois dans Ésaïe 1 à 39 et 13 fois dans Ésaïe 40 à 66, mais 5 fois dans le reste de la Bible.
Le problème est complexe et nous ne nous étendrons pas là-dessus. Une hypothèse veut qu’Ésaïe ait écrit une première fois tout au début de sa vie et une seconde fois vers la fin de celle-ci, sous le règne de Manassé. Peut-être a-t-il eu un assistant, comme Jérémie, qui a publié le livre après la mort du prophète, mais nous n’avons aucun argument pour le soutenir. Nous restons donc dans une sainte ignorance quant à l’hypothèse des deux Ésaïe et reconnaissons plutôt l’unité du livre.
6. Contenu←⤒🔗
a. Bref aperçu sur les grandes lignes←↰⤒🔗
Cette section est tirée de la Bible Annotée (Introduction à Ésaïe).
Les prophéties d’Ésaïe, très riches en renseignements sur son époque, nous permettent aussi de nous faire une idée précise de son caractère et de son génie. Le fondement de toute son activité est la conscience intime qu’il a d’une mission divine à remplir (chapitre 6). Aussi, chez lui, nulle crainte humaine. Qu’il s’agisse du roi, des grands ou du peuple entier, il s’adresse à tous avec la même sévère et sainte hardiesse. Sa parole ne ménage aucune hypocrisie, aucune injustice. Il applique partout la norme immuable et inviolable de la sainteté.
La notion du Dieu saint (És 6.3) est, en effet, l’idée fondamentale qu’il se sent, dès le début, appelé à proclamer. De cette idée découle directement celle de la nécessité du jugement. Le salut d’Israël, dont la fidélité de Dieu est le gage, a pour condition sa purification préalable par le châtiment. Seul le reste saint qui sortira de ce creuset sera le vrai peuple de l’alliance, auquel les nations se joindront pour jouir avec lui des bienfaits de l’ère messianique.
Ésaïe, que nul prophète ne surpasse pour l’énergie de la censure, n’a pas d’égal pour l’éclat et l’ampleur de la description des temps du salut. Il est par excellence le prophète évangélique. L’avenir le plus éloigné se présente à lui avec toute la vivacité du présent; il voit, en même temps, celui-ci tout illuminé des clartés de l’avenir. La distance qui les sépare s’efface ainsi pour lui; il passe de l’un à l’autre avec une étonnante rapidité, parfois même sans aucune espèce de transition.
Le caractère de l’éloquence d’Ésaïe est parfaitement conforme à celui de sa prophétie. Son discours est imprévu, hardi, entraînant, tantôt d’une pénétrante ironie, tantôt d’une magnificence et d’une majesté sans pareille. Partout se révèle le grand orateur populaire, dont la parole remuait et saisissait la foule. Ésaïe est en même temps un écrivain de premier ordre. Il use de toutes les ressources de la langue avec un art consommé, mais qui n’a rien d’artificiel. Sa parole prend toutes les allures, selon les sujets qu’il touche. Comme on l’a dit, il n’a pas de « manière ». Son style, toujours noble, est extraordinairement varié. Tous les moyens, comparaisons frappantes et inattendues, paraboles développées, antithèse, refrain, rime, jeu de mots même, sont également à sa disposition.
Les circonstances et les conditions morales du temps d’Ésaïe réclamaient, comme organe de la Parole divine, un homme d’une trempe exceptionnelle. Ésaïe a été cet homme-là. La Synagogue et l’Église se sont accordées à reconnaître en lui, selon l’expression déjà employée, le fils de Sirach, « le grand prophète ». Elles n’ont pas eu tort. Le siècle où il a vécu a été l’un des plus féconds de l’histoire. Parmi les hommes qui l’ont marqué, la première place appartient certainement à Ésaïe. S’il fallait désigner par un nom propre ce 8e siècle avant J.-C. si important pour l’humanité, nous n’hésiterions pas à l’appeler « le siècle d’Ésaïe ». (Bible Annotée).
b. Vues principales←↰⤒🔗
Cette section est tirée de la Bible Annotée (Conclusion à Ésaïe).
1. L’adoration en esprit du seul Dieu vrai est destinée à remplacer les religions païennes et le culte symbolique de l’Ancienne Alliance. L’établissement de ce culte spirituel sur la terre entière est le terme auquel doit aboutir, selon le plan de Dieu, l’histoire de l’humanité.
2. Le Royaume de Dieu sera réalisé par l’apparition d’un descendant de David qui l’établira, non par la force extérieure, mais par la puissance de l’Esprit divin dont il sera oint : il révélera la loi de Dieu à tous les peuples, proclamera le salut et établira ainsi un règne de paix et de justice. Mais Ésaïe annonce qu’il ne pourra accomplir cette œuvre qu’en se sacrifiant lui-même, comme victime expiatoire, pour les siens. Il est donc le Prophète et le Roi parfait, en même temps que le Souverain Sacrificateur de l’humanité.
3. L’établissement du règne de Dieu a pour condition un jugement ou une série de jugements par lesquels l’Israël charnel sera dispersé et la théocratie juive détruite. Il faut que l’ancienne Jérusalem disparaisse pour faire place à la nouvelle. La nation sainte des derniers temps comprendra le résidu croyant d’Israël, ramené de ses exils successifs, et les convertis d’entre les Gentils; en un mot, tous ceux dont la foi au Christ aura fait de vrais enfants d’Abraham. Quiconque, juif ou païen, qui refusera obstinément le salut, sera retranché par le jugement final qui clora la série des jugements antérieurs.
4. Le salut promis par les prophètes devait, dans l’intention divine, renouveler d’abord Israël pour s’étendre ensuite à tous les Gentils. Ésaïe annonce déjà le fait anormal qui modifiera profondément l’exécution de ce plan : l’incrédulité d’Israël à l’égard du Messie. Il résultera de là que les païens remplaceront momentanément Israël dans le règne de Dieu, jusqu’à ce que celui-ci revienne à l’Éternel et soit restauré avec le concours des païens eux-mêmes. Ainsi toutes les promesses qui, dans la bouche des prophètes, s’adressaient proprement à Israël s’appliquent actuellement à l’Église, qui a pris sa place et qui accomplit l’œuvre, qui eût été la sienne, de répandre la connaissance de l’Éternel sur la terre.
Ces vues, dont l’histoire a jusqu’ici pleinement confirmé la vérité, seraient-elles le produit de la réflexion d’un pieux Israélite plusieurs siècles avant J.-C.? Comment méconnaître dans le tableau de la personne du Messie, et surtout dans celui de ses souffrances, de sa mort et de son activité royale et sacerdotale après qu’il est revenu à la vie, le fruit d’une révélation de Dieu? Un trait surtout, dans ce tableau, est inexplicable sans une communication supérieure : c’est l’étonnante prévision de l’incrédulité d’Israël et de la mort du Messie, victime de cette incrédulité. On n’échappe à la force démonstrative de ce fait que par une exégèse qui détourne les textes de leur sens naturel.
Ce phénomène de l’inspiration prophétique atteint évidemment, dans certains moments, un degré particulier d’intensité. Soudain, une vue nouvelle, communiquée le plus souvent sous la forme de vision, s’empare de l’esprit du prophète; puis elle devient le point de départ de développements plus réfléchis et plus oratoires. C’est comme une illumination subite qui se répand sur un point quelconque de l’avenir, pour se résoudre ensuite en une lumière continue. Il suffit de comparer certains points culminants de la prophétie (comme les chapitres 7, 9, 42, 50, 53, 61, 63) avec ce qui précède et ce qui suit, pour sentir que de tels passages sont le produit immédiat de ces actes d’inspiration les plus absolument divins. (Bible Annotée).
c. Visions eschatologiques←↰⤒🔗
Il est impossible de rendre compte en quelques pages de l’extraordinaire variété des oracles contenus dans les chapitres de ce livre. Il est indispensable cependant de mentionner encore, parmi les caractéristiques de son message, l’ampleur des visions eschatologiques du prophète. Sans doute, à terme, Ésaïe ne le cède-t-il en rien en sévérité à ses contemporains; à peine son espoir du germe met-il une lueur d’espérance dans ses prophéties les plus sombres. Mais au-delà de la ruine et de la déportation qu’il annonce, c’est le triomphe de Dieu qu’il voit et décrit; dès le chapitre 2, il chante la gloire à venir de Jérusalem, et sans cesse cette certitude vient interrompre et éclairer (non relativiser!) les longues prophéties catastrophiques. Les hymnes d’actions de grâces (És 12) succèdent aux promesses de retour (És 11.10), les chants de victoire (És 26) à l’annonce du jugement (És 24), la proclamation du salut (És 32.15) aux menaces contre les femmes indolentes (És 32.9).
Le livre se clôt, enfin, par une majestueuse prophétie du jugement, conçu comme la mise à l’écart par Dieu de tout ce qui lui est contraire, comme le retour dans une nouvelle Jérusalem de tous les exilés criant leur joie et bondissant comme des cerfs (És 35). Ce sont ces extraordinaires chapitres qui font du livre d’Ésaïe une lecture moins ardue et ingrate que celle des livres d’Amos et d’Osée. Il y a là, non plus cachée et secrète, mais explosive et triomphante, la présence de la grâce qui a le dernier mot et par laquelle Dieu accomplit finalement ses desseins de paix et d’amour universel.
Il est frappant que, pour toute la prophétie d’Ésaïe, le salut de Dieu qui est la passion de la vie du prophète soit lié à l’existence du reste, de cette minorité fidèle de qui sortira le roi juste, le Messie historique et eschatologique dont l’avènement sera la fin de toute guerre, de toute oppression, la réconciliation universelle dans la lumière, l’affermissement à jamais du droit et de la justice.
Dans un oracle mystérieux, Ésaïe le nomme Emmanuel : « Dieu avec nous ». Sans doute a-t-il eu en vue le futur roi Ézéchias, déjà né au moment de l’oracle, mais non encore intronisé. Mais il est normal que la parole de ce très grand prophète ne soit jamais unidimensionnelle. Elle vise un salut historique par l’avènement d’un roi selon le cœur de Dieu, en qui celui-ci sera présent au milieu de son peuple. Elle annonce en même temps celui qui viendra lorsque les temps seront accomplis pour inaugurer le Royaume eschatologique : le Christ, le Messie.
Le fait que la version des Septante traduit par « vierge » la « jeune femme » de l’hébreu permet à l’évangéliste Matthieu d’y voir l’annonce de la conception virginale du Christ (Mt 1.23). La seule divergence entre la lecture juive et la nôtre est que, lisant ces textes à la lumière du Nouveau Testament, nous osons les appliquer à l’enfant né dans une crèche pour souffrir et mourir sur la croix. La gloire annoncée nous y apparaît comme le couronnement par Dieu de l’amour, solidaire jusqu’à la mort des pécheurs incapables de se sauver eux-mêmes.
Le livre d’Ésaïe présente, entre les chapitres 39 et 40, une coupure très nette. Le climat change complètement. Ce n’est plus le temps d’Ézéchias, c’est celui de l’Exil; le style aussi est différent; les préoccupations ne sont plus les mêmes. Nous nous intéressons cependant ici davantage au contenu comme message qu’aux détails de sa composition littéraire. En dernière analyse, l’essentiel pour nous reste la canonicité de ce livre.
La confiance en Dieu dont témoigne si fortement le message de la première partie est inséparable de la foi en la rédemption gratuite proclamée dans la seconde partie. Dieu prend ainsi lui-même la peine de nous indiquer le chemin de la vraie confession en lui. La réunion de ce double témoignage prophétique nous enseigne, en outre, que la foi au Dieu saint et la foi au Dieu Rédempteur vont ensemble. Cette foi est la puissance dont Dieu se sert pour créer l’homme nouveau, à la fois humble et fort, qui fait l’objet de l’attente passionnée de l’ensemble du livre du prophète Ésaïe.
7. Message←⤒🔗
Tous s’accordent pour reconnaître en Ésaïe le prophète le plus puissant, généreux et génial, d’une vivacité spirituelle et d’une imagination incomparables, d’une humanité et d’une solidité extraordinaires. Couvrant de son autorité une large tranche d’histoire (de 740 à 700), il est contemporain, vis-à-vis et conseiller souvent écouté de plusieurs rois, témoin bouleversé de la prise de Samarie, observateur lucide de la plupart des grands événements de son temps. On peut dire qu’il représente en sa seule personne la quintessence du prophétisme : extases, visions, actes extraordinaires, satires cinglantes, grandes envolées spirituelles, rien ne lui est étranger. Il apparaît comme un roc au milieu d’une histoire pleine de tempêtes et garde en toute chose un équilibre et une santé exemplaires.
Comme Osée, il va faire entendre le grand plaidoyer de l’amour bafoué de Dieu, et le chant de la vigne (És 5), choisie puis rejetée, résonnera longtemps après lui dans les oracles de Jérémie et d’Ézéchiel et jusque dans les paraboles ou discours de Jésus. Il proclame que Dieu appelle inlassablement son peuple, malgré les déceptions que celui-ci lui cause, malgré l’injustice qui règne et l’idolâtrie partout installée, malgré les cultes syncrétistes et hypocrites, malgré la coupable ignorance d’Israël plus bête que l’âne ou le bœuf (És 1.3). C’est là l’un des grands axes de sa prédication. Mais qui donc rendra à Israël la connaissance de Dieu qui est « la sympathie même », l’accord profond du peuple élu avec les intentions de son Seigneur? Qui donc ouvrira les yeux, les oreilles et le cœur de ce peuple, pour qu’il donne son assentiment à la grande œuvre que Dieu accomplit dans l’histoire universelle?
Puisqu’Israël est incapable de fonder sur Dieu toute son existence, puisqu’il cherche des garanties secondaires et a le cœur partagé, Dieu, son rocher, deviendra pour lui pierre d’achoppement, piège et ruine (És 8.11). Celui qui a choisi Abraham pour être le père d’une nation sainte sifflera les païens d’un bout à l’autre du monde et, comme des fauves, comme une nuée de moustiques ou un essaim d’abeilles, ils fondront sur Israël, le déchireront et mettront fin à sa gloire (És 5.26; 7.19). Au jour où la grâce de l’élection se tournera en malédiction, tous ceux qui ont abusé le peuple et l’ont maintenu dans la captivité de l’erreur seront eux-mêmes confondus et sévèrement châtiés, notamment les prêtres, les faux prophètes et les mauvais conseillers (És 28). La ruine des sages et des nobles sera à la mesure de leur orgueil insensé.
Deux notions essentielles dominent sa prédication : celle de la sainteté divine et celle de la foi en l’Éternel. Parlons ici de la première, de la sainteté divine avec sa conséquence nécessaire : la sainteté du peuple de Dieu.
a. La sainteté de Dieu←↰⤒🔗
Ésaïe raconte l’appel que le Dieu saint lui a fait entendre, et il le fait dans un langage majestueux et émouvant, parce qu’ému (És 6). Cette vocation a pour prélude une vision, comme pour Moïse et Ézéchiel. Aucun de ces hommes de Dieu ne contemple la divinité : Moïse voit le buisson ardent, Ézéchiel les quatre êtres célestes. Ésaïe décrit les pans de la robe divine, le vol des séraphins; il parle des pincettes et du feu de l’autel, mais il ne décrit rien de l’Éternel lui-même.
Comme chez Moïse et Ézéchiel, la vision apporte une révélation. Ici, c’est la révélation de la sainteté de l’Éternel. Dans les temps anciens, la sainteté était une notion rituelle, souvent fortement teintée de superstition : était saint tout ce qui, objets ou personnes, participait au caractère sacré de la divinité; on ne pouvait en approcher que moyennant certaines règles et pratiques très strictes; le Dieu saint lui-même ne pouvait être ni approché, ni touché, ni même regardé (1 R 8.12). Voir Dieu, c’était mourir. Mais sous l’influence de la révélation mosaïque, cette idée de la sainteté devint morale et spirituelle. La sainteté parle de la perfection divine.
Le Dieu saint acclamé par les séraphins de la vision d’Ésaïe, c’est le Dieu de la suprême sagesse, de la suprême justice, de la suprême bonté. De là, la réaction du futur prophète en présence de cette révélation. Encore sous l’empire de la mentalité traditionnelle pour laquelle il est infiniment redoutable de voir Dieu, il s’écrie :
« Malheur à moi! Je suis perdu, car je suis un homme dont les lèvres sont impures, j’habite au milieu d’un peuple dont les lèvres sont impures, et mes yeux ont vu le Roi, l’Éternel des armées! » (És 6.5).
Mais son effroi a un motif d’ordre spirituel : ce qui l’effraie, ce n’est pas tant qu’il ait vu l’Éternel, mais c’est qu’il l’ait vu étant impur, qu’il ait été, lui si peu saint, en présence du Saint! Devant la grandeur du Roi céleste, il ressent son indignité, exactement comme Pierre devant Jésus après la pêche miraculeuse (Lc 5.8). Bien plus, ce n’est pas seulement son péché qu’il ressent, c’est aussi celui de son peuple. Certains croyants ne connaissent qu’une repentance strictement individuelle. D’autres dissolvent leur culpabilité dans celle de leur milieu. Ésaïe se repent personnellement et solidairement à la fois. C’est la vraie repentance.
Alors, parce que le cri de la repentance a jailli, la purification est possible. Ésaïe la reçoit sous forme symbolique : un charbon ardent pris sur l’autel touche ses lèvres et les purifie. « Ta faute est enlevée et ton péché est expié » (És 6.7). Désormais, il y a dans l’âme du futur témoin de l’Éternel lui-même un peu de la sainteté de l’Éternel, que l’Éternel lui-même lui a donnée.
Finalement, c’est la vocation proprement dite. À la question directe « Qui enverrai-je? », Ésaïe est prêt désormais à pouvoir répondre. Il n’élude pas la question, il la prend pour lui et il y répond sans hésiter : « Me voici, envoie-moi! » (És 6.8). Il est maintenant le prophète de la sainteté de l’Éternel. Il reçoit d’ailleurs immédiatement l’annonce des incompréhensions et des résistances que sa prédication rencontrera dans le peuple endurci (És 6.9-13). Qu’importe! Dès à présent et pour toujours, il est le prophète de la sainteté de l’Éternel.
Avec une éloquence incompréhensible, en images saisissantes, le nouveau prophète dénonce la fausse sainteté, lui, dont la vocation a eu pour cadre un temple. Il est aussi sévère que le berger de Tékoa (Amos) contre la piété rituelle et formaliste de ses compagnons. Il s’écrit de la part de l’Éternel :
« Qu’ai-je à faire de la multitude de vos sacrifices? Dit l’Éternel. Je suis rassasié des holocaustes de béliers et de la graisse des veaux. […] L’encens me fait horreur; quant aux nouvelles lunes, aux sabbats et aux assemblées, je ne puis voir le crime avec les solennités. […] Quand bien même vous multipliez les prières, je n’écoute pas : Vos mains sont pleines de sang! » (És 1.11-15).
Mais il n’est pas seulement négatif; il apporte aussi un message positif. La vraie sainteté c’est d’avoir confiance en l’Éternel, de faire sa volonté en recherchant la justice et la miséricorde. C’est par l’obéissance, en s’ouvrant à sa puissance sanctifiante grâce à laquelle des âmes qui sont rouges comme le cramoisi peuvent devenir blanches comme la neige!
Ce n’est pas seulement par les discours qu’Ésaïe fait entendre son message. Il a recours aussi, comme Jésus plus tard, à l’enseignement par l’image, particulièrement cher à la mentalité sémite. Témoin l’admirable parabole de la vigne (És 5), réplique anticipée de celle des vignerons dans l’Évangile (Mc 12). Quel charme et quelle description du travail que le propriétaire de la vigne a fait avec amour, des soins dont il a comblé le plant qu’il chérissait, et de sa déception lorsqu’à la place de bons raisins il n’a trouvé que quelques grappes sauvages!
Que les auditeurs disent eux-mêmes leur avis sur ce qu’il convient de faire de cette vigne! Par là même, ils prononceront un jugement sur eux-mêmes… Méthode hautement pédagogique, que Jésus emploiera pareillement dans sa propre parabole.
Accrochés au « cantique de la vigne », il faut aussi mentionner les « Malheur à vous! » qui dénoncent de la manière à la fois la plus âpre et la plus pittoresque les accapareurs (És 5.8-10), les amateurs de vins fins (És 5.11), les iniques, qui non contents de leur injustice, se moquent de la justice divine (És 5.18-19), les insensés qui confondent le bien et le mal (És 5.20) ceux qui se croient plus intelligents que les autres (És 5.21), les buveurs de cocktails (És 5.22). Tout cela étant proclamé non pas au nom de je ne sais quel impératif moral, mais au nom du Dieu saint, du Saint d’Israël (És 5.16,19,24).
En présence de tels méfaits, comment l’indignation du Saint ne serait-elle pas à son comble? Impossible à Ésaïe de ne pas se faire le messager de cette sainte colère divine! Et toute sa propre indignation passe dans les oracles fulgurants qu’il lance sans pitié, avec ce refrain terrible et magnifique : « Sa colère ne se retire pas, et sa main est encore étendue! » (És 9.21).
« L’année de la mort du roi Ozias », l’Éternel n’a pas seulement appelé Ésaïe. Il l’a marqué de son sceau. Il en a fait l’incomparable prophète de sa sainteté.
b. La foi en l’Éternel←↰⤒🔗
Cette partie met en relief le second élément essentiel du message d’Ésaïe : la confiance en l’Éternel.
Sous le règne d’Achaz, un des rois impies qui alternent si étrangement dans la dynastie davidique avec les rois fidèles, une catastrophe se produit. Pour forcer l’État judéen à suivre la Syrie et le royaume d’Israël dans leur révolte contre l’Assyrie, Retsin et Pékach s’avancent contre Jérusalem avec leurs armées. Achaz et son peuple ont peur. Et déjà sans doute se dessine le projet de provoquer une diversion sur les arrières de l’ennemi menaçant, en appelant à l’aide le puissant monarque d’Assyrie. Alors Ésaïe intervient, et, à ceux qui tremblent, il prêche la confiance totale en l’Éternel : « Sois tranquille, ne crains rien, et que ton cœur ne s’alarme pas » (És 7.4). Le salut consiste, en s’appuyant sur le Dieu d’Israël, à ne pas bouger. Mais « si vous ne croyez pas, c’est-à-dire si vous ne mettez pas en Dieu toute votre confiance, vous ne subsisterez pas! »
Achaz fait la sourde oreille. À la proposition d’un « signe » que lui fait Ésaïe, il répond, sceptique, par une fin de non-recevoir, pieuse en apparence : « Je ne mettrai pas l’Éternel à l’épreuve » (És 7.12). Alors la colère du prophète se déchaîne contre cette volonté de ne pas faire confiance à celui qui seul le mérite. Et il promet au roi impie et au peuple qui le suit, après une période favorable, des calamités et des destructions rigoureuses.
Un peu plus tard, poursuivi sans doute par l’inimitié du roi auquel il s’est opposé, le prophète passe par une période noire où son témoignage n’est pas écouté, où ses révélations sont méprisées et où la lumière d’en haut paraît s’obscurcir. Pourtant, il ne perd pas courage et il a ce cri magnifique de foi : « J’espère en l’Éternel, qui cache sa face à la maison de Jacob; je place en lui ma confiance » (És 8.17).
Plus tard encore, peut-être à la fin de sa vie, il donnera comme devise à ses compatriotes encore inquiets, ces mots qui restent riches d’une richesse éternelle : « C’est dans le calme et la confiance que sera votre force » (És 30.15). Et ce n’est pas par hasard que les envoyés du roi d’Assyrie s’acharneront à déconsidérer la confiance d’Ézéchias (2 R 18), à ce moment-là docile à l’influence d’Ésaïe.
Ce qui est plus frappant encore dans la confiance d’Ésaïe, c’est la façon dont elle se mue en espérance. Parce qu’il se confie en l’Éternel, il ne désespère jamais de l’avenir. À la manière prophétique, il a donné à l’un de ses fils le nom de Maher-Schalal-Chasch-Bar, c’est-à-dire « Presse le pillage, hâte le butin »; mais c’est parce qu’il a l’idée, derrière la tête, que plus vite la catastrophe arrivera, plus vite viendra le salut.
Quant à son autre fils, il l’avait appelé « Schear-Jaschub » c’est-à-dire « un reste se convertira »; et dans cette espérance du « reste » s’exprimera maintes fois désormais la confiance d’Ésaïe et de ses successeurs : « Il arrivera en ce jour-là [la formule eschatologique] que le reste d’Israël et les rescapés de la maison de Jacob […] s’appuieront avec confiance sur l’Éternel, le Saint d’Israël » (És 10.20-21).
Plus célèbre encore cependant que celle du reste est, chez Ésaïe, l’espérance du Messie. Elle était ancienne en Israël. Depuis longtemps déjà, les Hébreux fidèles, à la fois nourris des grands souvenirs davidiques et déçus par les médiocres successeurs de David, attendaient un Roi Sauveur qui viendrait de la part de l’Éternel remettre toutes choses dans leur ordre normal et établir sa souveraineté incontestée sur Israël et peut-être sur le monde. Mais c’est Ésaïe qui est, sinon le créateur, du moins le héraut de cette espérance, laquelle devait connaître un si glorieux couronnement.
Déjà, nous voyons poindre la figure du Messie dans l’oracle contre Achaz, lorsque le prophète annonce la venue de l’enfant divin Emmanuel. Mais c’est dans le fameux passage d’Ésaïe 9.1-16 que la grande révélation éclate dans toute sa puissance. Ce texte, écrit Luther, est plus un poème qu’une prophétie. Mais c’est un poème tout pénétré d’espérance. Si certains contemporains ont pu y voir l’annonce de ce que serait le règne d’Ézéchias, les générations suivantes y ont certainement trouvé l’évocation du Roi Messie. Ce Roi sera un Libérateur. Son règne se manifestera par l’abolition des guerres, par la prospérité d’Israël, par son épanouissement et par son affermissement dans le cadre du droit et de la justice. Et surtout, il répondra merveilleusement aux besoins éternels de l’âme humaine, le besoin d’éternité et le besoin de paix. Et tout cela sera le fruit du zèle, de la grâce de l’Éternel à l’égard de son peuple.
L’œuvre d’Ésaïe comporte encore un autre passage où éclate l’espérance eschatologique, celui-là envisageant non plus seulement une révolution glorieuse dans l’histoire du peuple élu, mais une révolution totale dans l’univers. Même dans le monde animal, la cruauté disparaîtra. Plus de tort, plus de dommage sur toute la montagne sainte de l’Éternel. « Car la connaissance de l’Éternel remplira la terre, comme les eaux recouvrent le fond de la mer » (És 11.9). La confiance du prophète s’étend jusqu’aux extrémités du monde comme jusqu’à la fin des temps (És 11.5-10).
D’autres passages encore mériteraient d’être cités en grand nombre. Mentionnons seulement la prophétie du chapitre 12, qui montre clairement le lien entre la confiance du prophète et son espérance :
« Tu diras en ce jour-là [toujours la formule eschatologique!] : Je te célèbre, ô Éternel! Car tu as été irrité contre moi, ta colère s’est détournée, et tu m’as consolé. Voilà le Dieu de mon salut, j’aurai confiance et je n’aurai pas peur; car l’Éternel, l’Éternel est ma force et mon chant. […] Célébrez l’Éternel, car il a fait des choses magnifiques. Qu’elles soient connues par toute la terre! Pousse des cris de joie et de triomphe, habitante de Sion! Car il est grand au milieu de toi, le Saint d’Israël! » (És 12.1-6).
Le message contenu dans les chapitres 40 et suivants est analogue à celui du prophète Ézéchiel. Aux Israélites meurtris par la défaite, découragés par l’Exil, il apporte, de la part de l’Éternel, espérance et consolation. Il leur annonce qu’ils ont désormais payé, et même au-delà, le prix de leurs fautes et que leur servitude va finir. Il va même plus loin et nomme celui qui va être l’instrument de la libération : Cyrus, roi des Perses, dont l’étoile monte à l’horizon, sera le serviteur que l’Éternel utilisera pour arracher les siens à la domination babylonienne et leur permettre le retour au pays des ancêtres. Il est facile de se représenter l’effet produit parmi les patriotes juifs par une telle promesse. Si longtemps les hommes de Dieu avaient lutté contre les prophètes de métier et leur optimisme superficiel! Maintenant, c’est Dieu lui-même qui, par son serviteur le plus autorisé, déclare non seulement que la délivrance viendra, mais qu’elle est là, imminente.
Cette partie du livre n’est pas seulement annonciatrice inspirée du retour qui approche. Elle apporte à ses compatriotes, et à nous-mêmes, une révélation de tout premier ordre concernant la grandeur de l’Éternel et l’universalité de son règne. Avec une éloquence incomparable, il exalte sans se lasser la gloire de Dieu « qui est, et il n’y en a point d’autre », qui dirige par sa puissance souveraine les destinées non seulement de son peuple, mais de tout l’univers, et qui, même lorsqu’il se cache, reste toujours le Dieu sauveur. Et le prophète n’a jamais assez de sarcasmes contre ceux qui, méconnaissant la grandeur unique de ce Dieu, se font des idoles de bois ou de pierre, d’or ou d’argent.
Infatigablement, les deux thèmes alternent dans ces magnifiques discours : grandeur universelle du Dieu éternel et pauvreté des dieux faits de mains d’homme.
Dieu est le Seigneur de l’alliance. L’histoire du peuple élu est entièrement dirigée par Dieu. Ce peuple peut connaître l’élection dont il a été l’objet.
Sur ce fond de certitude, on voit apparaître les dangers qui menacent sans cesse l’alliance : l’indifférence, la peur des responsabilités, toute cette manière de vivre que la tradition prophétique compare à celle de chiens voraces et muets. La connaissance de l’alliance et de l’élection divine ne peut que déclencher une lutte salutaire où le peuple élu supplie son Dieu d’envoyer bientôt le royaume promis (És 59; 62; 63; 64).
Cette lutte crée l’humilité. Par rapport aux anciens prophètes, il faut souligner un aspect essentiel de la prédication d’Ésaïe : la grâce y occupe une place centrale. Certes, elle était déjà au premier plan du message biblique représenté par les témoins de l’alliance. Mais dans cette partie du livre, elle nous révèle quelque chose de l’être intime de Dieu.
Dieu est Créateur. Cette conviction s’exprime en images temporelles; le terme utilisé est celui du récit de Genèse 1.1 à 2.4 pour rendre l’idée de création, qui aura raison du chaos qui pèse sur le monde des nations (És 41.4). Il donne à son peuple l’espérance d’une nouvelle création. Le prophète en aperçoit les signes dans le retour des exilés en Palestine, qui correspond au miracle de la sortie d’Égypte.
Il atteste que Dieu n’est pas seulement le Créateur, mais le Vainqueur des dieux de ce monde. Cette assurance est le secret de l’existence du peuple de Dieu dans toutes les époques. Mais, et c’est là le témoignage le plus important du livre, Dieu est avant tout le Sauveur. C’est lui qui paie le prix du rachat. Lorsque son peuple connaît une délivrance, il ne saurait en aucun cas se bercer de l’illusion de l’avoir méritée, d’avoir en quelque sorte expié lui-même son péché. Car Dieu déclare par la bouche de son prophète : « Je suis celui qui rachète ton péché. » Ainsi, c’est Dieu qui justifie et son alliance nous est ouverte.
C’est surtout dans les cantiques du Serviteur de l’Éternel qu’apparaît ce motif. La foi qui s’exprime en ces cantiques a trouvé son accomplissement en Jésus-Christ. Le prophète atteste que le peuple de Dieu est sauvé par la souffrance d’un tiers. Il est permis à la communauté de l’alliance de vivre avec cette certitude. Il lui est permis de savoir que le Serviteur de l’Éternel apporte le droit et la justice, qu’il est la lumière du monde, qu’il souffre pour les péchés des autres et qu’il est, de ce fait, une source de consolation. Le prophète souligne que le peuple de Dieu est en marche vers un certain but : l’alliance éternelle. Ce peuple reçoit vocation de révéler cette alliance au monde. Le jour de Dieu arrive. C’est pourquoi la tradition prophétique de cette époque ne peut plus faire reposer son espérance sur le sanctuaire. La consolation que Dieu donne est le seul fondement de l’espérance.
La foi chrétienne a de tout temps considéré ces dernières prophéties comme le sommet de la connaissance spirituelle. Dieu y est vraiment tout en tous. Par son amour rédempteur, il aplanit lui-même le chemin sous les pas de son peuple. Mais cette pensée n’est pas un simple message de consolation : le pardon annoncé implique un engagement pour ceux qui le reçoivent, il leur fait connaître qu’ils sont appelés désormais à être la lumière du monde. Si vraiment le peuple de Dieu vit de la certitude du pardon, il ne peut qu’en témoigner par une reconnaissance de tous les jours lui permettant d’éviter de retomber dans ses fautes passées. Et le retour de la captivité de Babylone peut ainsi signifier en même temps un véritable retour à Dieu et à son alliance.
Ces discours sont parfois abstraits et des répétitions abondent. En revanche, le chapitre 55 est accessible à tous, avec son invitation à venir aux eaux de la vie, à recevoir de la main de Dieu, sans argent, sans rien payer, les trésors de sa grâce. On y trouve aussi l’affirmation qu’on peut chercher le Seigneur en Babylonie comme ailleurs, puisqu’il est le même partout et toujours. Nous avons enfin la saisissante comparaison des versets 10 et 11 : la pluie et la neige, une fois tombées sur la terre, semblent disparaître et s’évaporer sans qu’il en reste rien; en réalité, elles ont, au passage, permis à la graine de pousser. Ainsi l’action divine est souvent invisible à nos yeux. Il paraît souvent ne rien rester de tant de promesses et de grâces déjà reçues. Patience! Ce que Dieu promet n’est jamais illusoire. Ce que Dieu fait n’est jamais perdu. Les moissons futures en donneront la preuve.
Plus célèbres encore que ce beau chapitre 55 sont les passages qu’on appelle « les chants du Serviteur de l’Éternel ». En quatre tableaux successifs, le prophète trace le portrait d’un être à la fois divin et humain, qui aura la mission d’établir la justice sur la terre (És 42.1-4), qui portera le salut de l’Éternel jusqu’aux extrémités de la terre (És 49.1-7), qui, recevant la parole divine, la parole qui relève, la dira à tous, au risque d’être persécuté (És 50.4-10), et qui surtout sauvera les hommes et les nations en prenant sur lui leur péché, en supportant à leur place la punition méritée, en acceptant que tombe sur lui le châtiment qui donne la paix (És 52.13 à 53.12).
Qui est ce Serviteur de l’Éternel? La réponse à cette question n’est pas facile. À certains moments, il nous est décrit comme un peuple, le peuple d’Israël, naturellement. À d’autres endroits, comme l’élite de ce peuple; et quelquefois, enfin, comme une personne individuelle. Il semble bien que la meilleure manière de résoudre cette difficulté soit de reconnaître que la pensée du prophète n’est pas aussi étroitement logique que la nôtre, et qu’elle embrasse, dans une même vision d’avenir, le peuple, son élite et le Messie qui le sauvera.
Le passage d’Ésaïe 52.13 à 53.12, le quatrième chant du Serviteur de l’Éternel, est, entre tous, cher au cœur des chrétiens. Car il prophétise d’une manière particulièrement nette la grande vérité qui devait éclater dans la mort de Jésus sur la croix. Il ne faut pas chercher ici seulement des prédictions portant sur les détails matériels de la mort du Sauveur. Cet hymne incomparable contient bien autre chose que cela; la révélation de la valeur salutaire, libératrice, rédemptrice du sacrifice « de l’homme de douleur ». « C’est par ses meurtrissures que nous sommes guéris » (És 53.5). On comprend qu’à cause de ce passage l’auteur ait pu être appelé « l’évangéliste de l’Ancien Testament ».
c. Implications éthiques←↰⤒🔗
Une immense question s’ouvre ici qui concerne non seulement Ésaïe, mais l’ensemble des prophètes; celle des résonances éthiques, sociales et politiques de la Parole. Tout est-il possible dans ces domaines, pourvu que l’on soit personnellement en paix avec Dieu, comme le prétendent le moralisme ou le piétisme individualiste? Non! répondent sans hésiter les prophètes, Ésaïe en tête. La foi au Dieu vivant n’est pas compatible avec n’importe quel régime politique, n’importe quelle organisation sociale.
D’un bout à l’autre des livres prophétiques, il apparaît clairement que c’est au sort des petits, à la façon dont est respecté le droit des pauvres, dans la mesure où sont limités le pouvoir, la volonté de puissance et l’avidité des grands, qu’est jugée la valeur d’une civilisation. Et c’est pourquoi culture, confort et richesse sont bien peu de chose en regard du sort réel des hommes. C’est à leur faim, à leur logement, à leur liberté qu’est jaugée la société. L’orientation et l’insistance sociale sont primordiales dans tout le message du livre, ainsi que celui des autres prophètes. Dieu est décidément celui qui prend le parti de ceux qui sont sans défense contre l’oppression des grands.
Mais ceci est plus frappant encore sur le plan politique. Ésaïe est le familier des rois. Il a son opinion sur les conseillers et leurs ministres, et sur ce qui est salutaire pour Israël, mais jamais il n’est aveuglement nationaliste. Ayant une large connaissance des problèmes internationaux, il s’intéresse à l’évolution de chacun des peuples voisins d’Israël. Bien plus, en face des projets égyptiens de coalition anti-syrienne de tous les peuples palestiniens et syriens, il détourne Ézéchias de s’engager dans une aventure sans issue. Il tente de décourager les peuples d’entreprises politiques vouées à l’échec. Lorsqu’ils sont vaincus et qu’affluent les réfugiés, Ésaïe demande qu’on les accueille dans le royaume de Juda, rempli de compassion pour ceux qui viennent de connaître une si cruelle défaite.
À plus d’une reprise, par sa fermeté spirituelle et par son bon sens politique, Ésaïe sauvera son peuple du désastre; en 735, lors de la guerre syroéphraïmite; en 701, lors du siège mis devant Jérusalem par Sennachérib. C’est sans doute à sa lucidité que le royaume du Sud doit d’avoir survécu durant plus d’un siècle au royaume du Nord, dont Ésaïe contemple douloureusement la chute. Persuadé que le jugement vient sur Jérusalem, annonçant la déportation, se promenant à moitié nu et déchaussé dans les rues, il tente cependant de faire triompher une politique sensée mettant en garde contre tout ce qui peut apparaître comme une provocation aux redoutables Assyriens : l’alliance avec l’Égypte, les préparatifs militaires. Il préconise, en somme, une politique de sage neutralité, seule susceptible de permettre à un petit peuple de subsister au milieu des entreprises et des conquêtes des grands.
Lorsque son pays est envahi, il devient l’infatigable animateur de la résistance nationale et prononce sur les conquérants, et surtout contre l’Assyrien, instrument du jugement de Dieu et l’Égypte, des oracles d’une violence terrible. C’est dans ce contexte qu’il compose l’extraordinaire satire sur la mort d’un tyran (És 14) qui, à travers les siècles, a servi de consolation à toutes les victimes de l’oppression étrangère. Mais à aucun moment il ne se laisse aveugler par la passion nationaliste; au contraire, il annonce de façon bouleversante la conversion de l’Égypte et de l’Assyrie au Dieu d’Israël (És 19.16).
Ésaïe sait que la volonté de Dieu concernant les nations est que règne une paix fondée sur la justice. Il affirme que l’ordre de la violence et de l’oppression ne saurait subsister, et que tout empire dont la grandeur a pour contrepartie le mépris du Seigneur est condamné à disparaître. Le cynisme, l’orgueil, la règle de l’intérêt national, la poursuite de fins coupables par les moyens condamnables de la volonté de domination et de possession lui sont odieux. Il demande des serviteurs de Dieu la même rigueur dans leur vie privée que dans leur politique intérieure et internationale. Il n’y a pas deux poids et deux mesures. L’Éternel est le Seigneur de tout l’univers.
Comme il a été la sauvegarde de son peuple et de ses rois, en étant en face d’eux le témoin incorruptible de la Torah, promesse et exigence de Dieu, il est une référence précieuse pour tous ceux qui sont préoccupés d’éthique politique et d’ordre international. Sa personne reste un exemple et son message une source permanente d’inspiration pour le service politique, qui est un des éléments majeurs de la responsabilité de tout homme à l’égard de ses semblables.