Cet article a pour sujet la responsabilité humaine dans la pensée de Jean Calvin. La théorie du libre arbitre ne peut pas servir à fonder cette responsabilité, et le pécheur responsable ne peut pas échapper à la condamnation.

Source: Le déterminisme et la responsabilité dans le système de Calvin, 1895. 3 pages.

La responsabilité selon Calvin - La sanction - Préliminaires

Nous arrivons maintenant au cœur même de notre sujet. Il est inutile, croyons-nous, d’insister sur l’importance qu’il présente aujourd’hui encore, où le libre arbitre, battu en brèche par les doctrines les plus diverses, risque d’entraîner dans sa chute la notion de la responsabilité avec laquelle on l’a si malheureusement solidarisé. L’importance actuelle du sujet ne nous fera pas perdre de vue que nous traitons une question historique, et nous ferons notre possible pour ne pas interroger Calvin sur des problèmes qui n’étaient pas posés de son temps. Nous nous bornerons donc à reproduire les objections que nous fournissent les Calumniæ cujusdam nebulonis adversus doctrinam J. Calvini, et celles que nous rapporte Calvin lui-même dans ses autres écrits, spécialement dans son De servo arbitrio contre Pighius. On verra qu’elles sont posées de part et d’autre d’une façon relativement très moderne. Les critiques de Pighius et celles de l’auteur des Calumniæ sont celles qu’on rencontre couramment dans nos manuels de morale philosophique.

Les difficultés se présentant d’elles-mêmes, Calvin les a prévues pour la plupart dans la première édition de son Institution (1536), et dans son premier Catéchisme (1537). Mais ceci n’est-il pas la condamnation de la thèse calviniste, et la seule nécessité où s’est trouvé Calvin de voir et de combattre les objections qui naissaient spontanément de ses affirmations, ne montre-t-elle pas que la conciliation entre le déterminisme et la responsabilité ne sera jamais qu’une théorie péniblement échafaudée, à l’usage d’un petit nombre d’initiés et complètement réfractaire au sentiment moral universel? Nous aurons l’occasion de revenir sur cette question, et de montrer que la principale difficulté vient bien plus d’une association d’idées injustifiée et d’un préjugé, qui prend sa source dans les imperfections de la langue philosophique, que de la conception calviniste, et qu’au fond Calvin est moins éloigné de la conscience populaire que les philosophes qu’il combat. Sans doute, l’existence de ce préjugé est une chose fâcheuse, mais elle ne saurait enlever à la théorie de Calvin le précieux avantage qu’elle a sur celles qui font reposer la responsabilité sur le libre arbitre. Faisant des penchants innés le pivot de la responsabilité, cette théorie enlève à celui qui l’accepte tout moyen d’échapper à la condamnation qu’il est obligé de porter sur lui-même. Il en est tout autrement dans les théories opposées.

D’abord, il est extrêmement difficile, pour ne pas dire impossible, d’établir la réalité du libre arbitre; en tous cas, cela ne peut se faire sans un appareil de discussion extrêmement compliqué. Et qu’on ne dise pas qu’il suffit au commun des hommes d’accepter sur ce point le témoignage de leur conscience psychologique, sans s’embarrasser dans des subtilités philosophiques au-dessus de leur portée. L’observation psychologique réclame des aptitudes que tous n’ont pas reçues au même degré, et donne suivant les individus les résultats les plus discordants. Si l’on admet que la responsabilité dépend de cette hypothèse, on introduit un élément d’incertitude morale et de doute, dont s’empareront ceux chez qui il eût été le plus nécessaire de développer le sentiment de l’obligation et de la responsabilité. Sans doute, une fois l’hypothèse du libre arbitre admise, il semble que rien ne soit plus facile que d’établir la responsabilité; l’être libre étant la cause première de ses actes, il en doit subir les conséquences. Il se peut que la théorie ne présente pas le flanc à de sérieuses objections, mais la difficulté commence dans le domaine de la pratique, lorsqu’on veut éveiller chez un homme le sentiment de sa culpabilité.

Ou l’on se basera sur la liberté d’indifférence, ou l’on fera appel à l’existence d’une liberté qui apparaît de temps en temps comme une lueur fulgurante dans la nuit et le chaos des penchants innés, des influences du tempérament et du milieu, enfin des directions nouvelles qu’imprimerait au caractère chaque acte libre déjà accompli.

Dans le premier cas, on ne réussira jamais qu’à provoquer un sentiment de la responsabilité extrêmement superficiel. En effet, si l’équilibre parfait est rétabli après chacun de mes actes, si ceux-ci ne gravent pas dans l’âme une empreinte ineffaçable, s’ils n’ont aucune conséquence psychologique, si la liberté demeure toujours aussi grande qu’au premier moment, il est clair que la condamnation tombera non sur le moi présent, mais sur un acte passé dont il ne reste plus de traces en lui, et qu’un autre acte peut réparer, au moins subjectivement. J’ai commis autrefois des actes mauvais et j’en rougis. Pour me réhabiliter complètement à mes propres yeux, il me suffira de faire une série d’actes bons. Le remords n’a plus de place dans cette conception, car l’honnête homme d’aujourd’hui n’a rien de commun avec le déclassé d’autrefois, puisqu’il ne reste plus rien de ce dernier.

Dans le second cas, il est impossible de jamais savoir si l’on est responsable ou non. Comment faire le départ entre les influences de l’hérédité, du tempérament, du milieu, de l’éducation et l’acte libre? Souvent, on croit avoir agi librement et l’on s’aperçoit bientôt qu’on s’est laissé guider par quelque passion secrète, dont on ne soupçonnait pas l’existence, et dont l’acte qu’on croyait libre nous révèle la présence. La prétendue conscience du libre arbitre ne prouve rien. On croit qu’on n’est pas déterminé parce qu’on ne sent pas toujours qu’on l’est, ce qui ne prouve nullement qu’on ne le soit pas. Autre chose, en effet, serait de sentir qu’on n’est pas déterminé et autre chose est de ne pas toujours sentir qu’on l’est, et c’est à quoi semble se réduire la conscience du libre arbitre. Dans ces conditions, comment prouver à un homme qu’il a jamais agi librement dans sa vie? Comment, par conséquent, lui démontrer qu’il est responsable? Comment savoir si on l’est soi-même? L’impossibilité deviendra absolue quand le pécheur, tombé dans l’esclavage du vice, enserré dans ses habitudes mauvaises et déterminé au mal par l’abus de sa liberté (état que reconnaissent possible les philosophes les plus sérieux qui maintiennent le libre arbitre), devra fonder sa responsabilité sur le souvenir plus ou moins certain de la conscience qu’il aurait eue d’avoir fait un acte libre. Si un temps assez long s’est écoulé entre cet acte supposé libre et l’effort de la mémoire affaiblie du pécheur, comment pourra-t-on jamais le convaincre qu’il est responsable?

À supposer qu’on vienne à bout de ces difficultés pour son compte, et qu’on perçoive intuitivement en soi un acte de liberté, il faudra cependant abandonner à leur scepticisme moral tous ceux qui n’auront pas eu cette bonne fortune. C’est un parti auquel l’Église évangélique ne peut ni ne doit se résigner. Le problème de la responsabilité qui paraît si facile en théorie, grâce à l’hypothèse du libre arbitre, devient presque insoluble dans la pratique; tout le monde avouera l’existence théorique de la responsabilité, mais parmi ceux qui pensent, les âmes d’élite seules se reconnaîtront responsables. Les autres rejetteront la responsabilité de leurs actes sur la violence de leurs passions, qu’on leur présente à tort comme une circonstance atténuante. Les difficultés que Calvin a eu à résoudre ne placent donc pas sa thèse dans une situation d’infériorité à l’égard des doctrines opposées, par le seul fait de leur existence ou de leur nombre. Dans cette question, la qualité intrinsèque des critiques doit seule entrer en ligne de compte, et c’est elle qu’il reste à apprécier.