Cet article sur Habacuc 2.4 a pour sujet l'orgueilleux qui compte sur ses propres forces, il ne connaîtra pas la paix, tandis que celui qui a la foi vivra, car celui qui dépend de la grâce trouve le salut.

Source: Le juste vivra par la foi - Méditations sur le livre d'Habacuc. 5 pages.

Habacuc 2 - La foi du juste

« Voici que son âme est enflée, elle n’est pas droite en lui, mais le juste vivra par sa foi. »

Habacuc 2.4

Le prophète Habacuc, dont nous tirons notre texte (cité trois fois dans le Nouveau Testament), est un homme profondément troublé par les convulsions sociales et politiques de son époque. Il vit ce que les modernes appellent « une fin de siècle ».

L’expression « fin de siècle » est une nouveauté, une découverte des « futuristes » de la fin du 19siècle, confiants dans l’avenir et voulant en terminer une fois pour toutes avec le passé. D’après leur doctrine révolutionnaire, il faut incendier les bibliothèques et submerger dans des flots dévastateurs les salles des musées, afin de faire place nette à l’avenir et d’en finir avec « l’écrasante présence des chefs-d’œuvre ». « Nous allons assister à la naissance du Centaure et nous verrons bientôt voler les premiers anges! Il faudra ébranler les portes de la vie pour en essayer les gonds et les verrous! Partons! Voilà bien le premier soleil levant de la terre », écrivait le théoricien du futurisme, l’Italien Marinetti1.

L’antique prophète, lui, au seuil d’un siècle nouveau, le 6e avant notre ère — alors que les hordes du Babylonien Nébukadnetsar balayent tout sur leur passage, rasant villes et campagnes, incendiant temples et palais et faisant disparaître l’ordre ancien, ne s’attend pas à des lendemains qui chantent ni à des existences paisibles. Il a le sentiment que l’ordre social s’est écroulé avec le passage d’un siècle à l’autre, et que c’est un immense, un désespérant et tragique chaos qui menace d’engloutir hommes et nature.

Le siècle nouveau n’apportera que larmes et sang, poussière et amoncellement de ruines… Hélas! Ceux qui n’ont pas la lucidité ni la vision du prophète, hier comme aujourd’hui, attendent sottement de l’avenir qu’il améliore leur situation et qu’il tienne des promesses de bonheur. Ils sont les dupes de mirages trompeurs, car la condition humaine sera la même que celle d’hier et d’avant-hier; comme le dit le bon peuple : « plus cela change, et plus c’est la même chose », et que malgré tous les changements, le destin humain restera le même.

Pareille situation incite les faux prophètes et les faux messies — dont la race se renouvelle avec une étonnante et désespérante rapidité — à fonder de nouvelles communautés, sectes et groupuscules pour attirer dans ces faux refuges des gens pris de panique cherchant un abri dans leur attente d’un futur qui n’est pas plus fondé dans l’espérance que ne le sont les rêves chimériques des matérialistes à l’horizon bouché. Rien de cela chez Habacuc; il n’est ni fondateur de secte ni prédicateur pour un petit cercle d’initiés, mais il se fait écrivain pour publier la révélation que Dieu lui a accordée. Il maintient très haut le flambeau de la vision religieuse, celle qui ne néglige jamais l’existence terrestre et concrète; celle qui s’insère nécessairement dans la vie nationale et communautaire pour la renouveler, pour l’irriguer, pour la transformer, pour la rendre vivable.

Ainsi, point de futurisme ni de spéculations de fin du monde chez le prophète, pas plus que cette fuite pseudo-spirituelle, si répandue, hélas!, dans le christianisme contemporain. Au contraire, il annonce qu’au sein des tragédies les hommes seront secourus; qu’au cours même de l’histoire, le criminel et le despote devront expier leurs forfaits; mais que le juste, lui, devra persévérer dans sa justice et la pratiquer.

Le prophète va même plus loin que de faire un constat sur l’actualité. Il ne s’arrête pas à inventorier des faits divers, aussi dramatiques soient-ils. Il fait éclater le cadre d’un humanisme traditionnel en envisageant la fin, et surtout en proclamant la fin, qui se réalise dès maintenant dans l’expérience visionnaire (voir Ha 3) et qui, un jour prochain, sera définitivement réalisée.

L’homme qui poursuit des buts inavouables, contraires à la morale, celui dont les intentions ne sont pas droites, ne peut que dépérir, alors que le juste, c’est-à-dire l’homme qui s’acquitte de ses obligations envers Dieu et le prochain, qui pratique la justice, a la plénitude de la vie; ceci dans la mesure où il continue à faire le bien, se cramponnant fermement à la certitude que la justice le conduira à une félicité tout autre que les éphémères et chimériques bonheurs terrestres.

Ainsi, à un moment de crise et de désarroi, Habacuc est appelé à proclamer la seule chose demandée à l’homme : pratiquer obstinément la justice dans ce monde dans l’attente du grand rendez-vous qui mettra fin à l’iniquité individuelle et collective et à la violence des tyrans.

« À une époque terrorisée par le gangstérisme politique, la prédication d’Habacuc fait ressortir l’importance décisive de l’attitude du croyant qui ose appeler les choses par leur nom et exercer, sans faiblir, sa fonction de veilleur. La foi dont parle Habacuc est la persévérance que Dieu lui-même accorde à tous ceux qui vivent dans le cadre de son alliance.2 »

Il y aura nécessairement deux lectures possibles de ce passage du livre du prophète Habacuc; elles ne seront point contradictoires, mais complémentaires. J’appellerai la première, celle par laquelle nous commencions notre exposé, une microlecture, ou si l’on préfère, une lecture des « relations courtes » ne visant que le siècle immédiat, les événements sociopolitiques courants, le constat de l’effondrement rapide de l’édifice social, l’ébranlement des fondements de l’existence collective… Mais pour le croyant de la Nouvelle Alliance, reste l’autre lecture, nécessaire, essentielle et complémentaire pour la foi, l’espérance et la charité.

La deuxième sera une lecture macro, celle des « relations longues »; c’est une lecture qui passe de ce qui est contingent vers ce qui demeure, vers l’éternel. Sans une telle lecture, les circonstances dans lesquelles a vécu le prophète, et en réalité toute l’histoire de l’Ancien Testament, ne serait à nos yeux désabusés qu’un récit du passé, intéressant ou même édifiant, certes, mais sans aucune valeur décisive ni pour nous ni pour notre époque, sans la moindre indication sur notre propre situation ni de signification pour la destinée finale de l’humanité. C’est cette « lecture longue » qu’a pourtant tracée depuis l’éternité le divin Architecte, le Seigneur de la loi et des prophètes, le Père de Jésus-Christ, le Dieu qui règne d’éternité en éternité.

Consacrons-nous à cette lecture des « relations longues ». Remarquons que, du point de vue grammatical, le verset est attaché au précédent. Le prophète tient à affirmer que rien n’est plus sûr que de dépendre de la Parole de Dieu, quelles que soient les tentations qui l’assaillent et dans les circonstances les plus pénibles de sa situation horizontale; car celles-ci n’épuisent pas le sens de sa vie et n’obscurciront ni ne feront l’économie de sa relation fondamentale avec celui qui est le véritable et solide fondement de son existence. Notre salut est assuré grâce à la promesse de Dieu; par conséquent, nous n’avons pas à chercher ailleurs d’autre défense ou abri pour pouvoir résister aux assauts de l’adversaire et du monde hostile.

L’homme qui compte sur ses propres forces sera constamment sujet à des variations diverses et ne pourra jamais jouir d’un repos de l’âme et de l’esprit. Il ne saurait obtenir le repos autrement que par la foi. L’orgueilleux, le présomptueux, celui qui s’exalte, qui s’offre des abris, celui-là ne connaîtra point la paix. Ses rêves comme ses réalités le troubleront; ses attentes comme ses actions le précipiteront dans la tourmente; ses entreprises téméraires comme ses fuites en avant ne seront que le signe et la garantie de son échec ultime. Dans sa prétendue et arrogante manifestation de force, comme dans ses lamentables démissions, il finira par épuiser ses ressources, et au bout du compte, il aura raté son existence. Telle est la situation de l’incroyant en rébellion contre Dieu.

Obstiné, perverti dans ses pensées, il cherche sa sécurité en dehors de Dieu; il a recours à des remèdes mortels; il s’applique des thérapies infectieuses; il s’acharne à se protéger sous des abris fragiles qui ne lui procureront jamais le refuge solide et permanent dont il a besoin. Il s’imagine secouer de vieux jougs, mais c’est pour mieux s’enchaîner à des servitudes plus humiliantes que les précédentes. Aussi est-il tourmenté sans cesse. Car contrairement à ce que Jean-Paul Sartre s’efforça de prouver, l’enfer ce n’est pas les autres, et les tourments de l’homme sans Dieu sont, en règle générale, ceux qu’il s’inflige lui-même.

Pour l’instant, le divin Architecte le laisse divaguer, vagabonder… Par moments, il lui permet même de se prélasser ici et là, ou bien de courir la prétentaine toujours en quête de nouveaux plaisirs, qui lui paraissent plus piquants que ceux qu’il a déjà épuisés; parfois, il le harasse, l’enfonce dans le tourbillon. La Parole divine fait clairement comprendre qu’il n’existe point de paix pour celui qui s’imagine invulnérable. Tout un chacun, en dehors du Dieu révélé dans l’univers et dans l’histoire par les prophètes et dans l’Évangile, le Dieu de Jésus-Christ, se donne une mission tragique, où ils sont à la fois gardiens d’une prison modèle et les malheureux détenus dans celle-ci.

Voici, déclare le prophète, voici, c’est-à-dire que les événements quotidiens le prouvent, il y a un constat irréfutable à faire : dans l’expérience ordinaire, les fleuves de l’arrogance débouchent dans un estuaire qui ne se déverse pas dans l’immense océan, cet océan qu’en vain l’homme déboussolé s’acharne à explorer à l’aide de ses idéologies, de sa science ou de sa technique. Mais le rebelle ne rentrera jamais dans un port sûr, car il n’a nul port où jeter l’ancre. De nouvelles pensées l’agitent sans cesse, et son âme se débat dans des anxiétés et des soucis dévorants. Telle est la récompense que Dieu, dans son juste jugement, a destinée à l’incrédule. Car lui seul garantit la paix, et saint Augustin l’a exprimé merveilleusement dans un langage poétique et pathétique il y a quinze siècles : « Nous n’aurons point de repos à moins de nous reposer sur son cœur. » « Car l’Éternel Dieu connaît la voie des justes, mais la voie des pécheurs mène à la perdition », écrivait l’auteur du premier Psaume (Ps 1.6).

Mais il existe la voie des justes; le prophète dit que « le juste vivra par la foi » (Ha 2.4). La foi s’oppose à l’autosuffisance du mécréant et elle a recours au Dieu omnipotent. La totalité de la vie dépend de la foi, mais la foi, elle, dépend uniquement de Dieu. Il faut renoncer à toutes nos défenses, car elles nous décevront et nous lasseront. Elles sont inutiles.

Le terme hébreu « emunat », qui veut dire vérité, a donné lieu à une interprétation selon laquelle le juste est en sécurité à cause de sa fidélité et de sa conscience pure ou bonne. Si c’était le cas, cette interprétation rendrait totalement inutile la pensée d’Habacuc. Ce serait ignorer la justice de la foi, d’où procède notre salut. Or, selon la pensée qu’il exprime, la foi nous ôte tout sujet de nous glorifier, afin de nous conduire droit vers le trône de la grâce divine pour y chercher notre salut, notre justification et la purification de notre conscience souillée. Notre devise sera « sola gratia, sola fide ».

La foi n’est pas synonyme de l’intégrité de l’homme, de sa morale élevée, de ses nobles idéaux, ni de ses bonnes et charitables œuvres. Elle est l’attitude du mendiant qui se présente nu et affamé devant Dieu pour implorer sa protection et solliciter sa justification. La foi du juste ne fait autre chose qu’emprunter les faveurs divines. Elle s’abreuve dans la fontaine intarissable de tout don parfait et de toute grâce excellente qu’est le cœur du Père de Jésus-Christ notre Sauveur. Notons la forme future du verbe : « Il vivra ». Le prophète démontre la perpétuité d’une telle vie. Si la vaine gloire du mécréant réside dans sa vie d’ombre, Dieu ne décevra jamais l’espérance de ses élus; aussi leur promet-il une vie éternelle.

Saint Paul, ayant à deux reprises cité cette phrase du prophète (Rm 1.17; Ga 3.11; voir aussi Hé 10.38), laisse à première vue l’impression qu’il s’est quelque peu abusé sur le sens de celle-ci. En effet, il envisage le rôle de la foi dans la perspective du salut éternel. Salut par la foi, contre salut et justification par les œuvres. Ne se serait-il pas éloigné de la pensée du prophète, qui avait à l’esprit la vie présente? Le prophète ne laisse entendre nulle part qu’il songe uniquement à la vie céleste. Il exhorte le fidèle à faire preuve d’endurance, en l’assurant de la promesse que Dieu délivrera son fidèle. Quel rapport alors avec le salut éternel?

Nous pensons que saint Paul avait de bonnes raisons de rattacher ce « vivra par la foi » au « juste dont le salut est assuré pour l’éternité ». En effet, tout ce que le Seigneur Dieu accorde dans la vie présente, il le fait comme une anticipation de ce qu’il réserve pour l’éternité. Dès maintenant, il confirme l’espérance de l’héritage éternel. Aussi libérale la manière dont Dieu agit à présent soit-elle, notre condition resterait toujours misérable si notre espérance était confinée uniquement à la vie temporelle et terrestre. Mais Dieu élève l’espérance et dirige nos regards vers un horizon infiniment plus vaste, qui enveloppe tout notre salut éternel. N’est-il pas le Père de Jésus-Christ, notre Père au ciel?

Si le juste vit par la foi, il ne vivra pas seulement dans son existence qui s’évanouit tel un songe, aussi bénie soit-elle sous le regard divin. Il ne prend pas notre défense pour un seul jour ou pour quelques années. Au contraire, même si le monde entier périssait et que tout changeait de figure et d’aspect, Dieu, lui, nous restera éternellement fidèle; avec lui, nous sommes à l’abri malgré la faim et l’épée, la maladie et la mort, l’oppression et la persécution. Si à travers le « il vivra » Habacuc promet une vie au futur, il pointe surtout vers le Royaume céleste, la vie à venir, le salut qu’est notre destinée éternelle, même si en membre de l’ancienne dispensation ne s’en rend pas encore clairement compte. En citant dans sa lettre aux Romains la parole prophétique (Rm 1.17), l’apôtre la rattache avec raison à la justice divine, qui, seule, en offre et assure la perpétuité, et cela, par l’Évangile manifesté en Christ Jésus, son Fils, notre Seigneur.

Notes

1. Cité par Jean Brun, L’Homme et le langage, p. 150-151.

2. Bruno Balscheit, L’Alliance de grâce.