Cet article a pour sujet le travail qui est une vocation au service de Dieu et de notre prochain. La motivation ne sera donc pas de faire carrière ou d'obtenir une promotion, mais de travailler dans l'intégrité, pour la paix et la réconciliation.

Source: Le chrétien et la société. 5 pages.

Le problème moderne du travail Conflit ou réconciliation?

Jésus-Christ est apparu comme le Sauveur du monde et le Prince de la paix. Sa mission consiste à réconcilier Dieu avec les hommes et à établir des relations justes et harmonieuses entre eux. Son Évangile instaure un régime de réconciliation non seulement dans les rapports interpersonnels entre hommes, mais encore dans les relations sociales. Par son message libérateur, il neutralise les forces de haine, de colère, d’égoïsme et met fin aux luttes fratricides. Il rend ainsi les relations sociales harmonieuses et renouvelle le monde du travail.

Paix et réconciliation ne sont pas des termes vides de sens. Rappelons-nous que le prophète Jérémie, dans l’Ancien Testament, avait pris sévèrement à partie les faux prophètes discourant sur une paix inexistante, voire impossible. Pour Jérémie, porte-parole de Dieu, il ne saurait y avoir de paix là où la rapacité du cœur humain rebelle accumule richesse après richesse et lorsqu’il s’adonne à la folle poursuite d’un gain malhonnête. Pour le prophète, comme pour tout témoin du Royaume de Dieu, la paix n’est pas un vœu pieux; elle ne surgit pas comme par enchantement, elle ne recèle pas de force magique. La paix et la réconciliation annoncées par l’Évangile ont coûté la vie du Prince de la paix, la mort du Sauveur, le sacrifice expiatoire du Fils de Dieu. Car l’Évangile ne discourt jamais en des termes vagues et abstraits.

Ceci nous amène à préciser que la paix évangélique est principalement une œuvre divine; œuvre à laquelle nous aurons à répondre par notre foi. Et voici son corollaire : la paix ne peut s’établir que sur la base des conditions divines. La réconciliation opérée par Dieu exige notre soumission à son ordre divin. Jésus-Christ a déclaré : « Si vous m’aimez, vous garderez mes commandements » (Jn 14.15).

Les conditions et les normes de la paix, notamment celles qui ont trait à l’aspect économique de l’existence et au travail et à son organisation, sont énoncées avec suffisamment de clarté dans la Bible, Ancien et Nouveau Testament. Je ne me dissimulerai pas les difficultés auxquelles nous nous heurtons en cherchant à les appliquer à notre vie sociale moderne. Bien entendu, nous les examinerons soigneusement, nous rendant compte du cadre et des circonstances historiques dans lequel elles furent émises, en examinant également notre situation moderne, si complexe par rapport aux cadres anciens. Ensuite, chaque condition devra être comprise dans le cadre de l’enseignement total de la Bible et dans l’esprit dans lequel elle a été posée. Si nous ne tenions pas compte de ces facteurs, nous risquerions de tomber dans le travers d’un littéralisme bibliciste qui ne ferait pas honneur à la Parole de Dieu, pas plus qu’il résoudrait nos problèmes actuels; ne répétons pas l’erreur funeste des pharisiens.

Je viens de parler de conditions et de normes bibliques; désormais, je voudrais parler d’éthique chrétienne, voire de l’éthique protestante et réformée du travail. Je précise ma pensée. Pour nombre de chrétiens se réclamant de la foi chrétienne dans la tradition protestante, celle-ci se résume en la conversion spirituelle de leur âme, en une expression subjective totalement intériorisée de la foi, en une piété individuelle et privatisée sans rapport ni considération avec l’ensemble de leur vie dans le monde et leur mission dans la société. Cette sorte de conversion ne se préoccupe guère, en tout cas pas à ma connaissance, des structures sociales; en général, celles-ci n’en seront pas affectées.

Cette attitude devant le travail nous vient de loin. Mentionnons pour commencer la philosophie dualiste, avec ses versions gnostique et néoplatonicienne; plus tard, la pensée et la pratique piétistes, ainsi que les attitudes modernes d’isolationnisme chrétien qui, ayant fortement perturbé la vie dans la foi en la spiritualisant excessivement, ont également contribué à dévaloriser le travail manuel. Selon cette philosophie dualiste, ce qui est matériel relève du démon et seul ce qui est spirituel doit être pris en compte comme dimension bonne de l’existence.

Pensons également aux idées des Grecs et des Romains, avec leurs attitudes de dédain à l’égard de tout travail manuel, considéré comme une occupation digne des seuls esclaves…

À ces conceptions erronées, nous opposerons la conception, plus précisément la doctrine biblique de la création qui, dès le départ, valorise toute activité humaine, tant manuelle qu’intellectuelle, autant les affaires que l’activité artistique. Aussi, il y a quelque chose de faux à vouloir établir une sorte de hiérarchie et à dire : d’abord Dieu, ensuite la famille, troisièmement l’Église et finalement le travail. Cela revient à soumettre les différentes sphères de nos occupations et préoccupations à un schéma tout à fait arbitraire et totalement étranger aux conceptions et aux commandements bibliques. Pour nombre de chrétiens, le Royaume de Dieu se borne très souvent à une activité ecclésiastique, parfois paraecclésiastique; ils n’associeront pas le Royaume avec leur vie et leurs activités quotidiennes en dehors des limites d’une chapelle ou d’une sacristie.

Un titre bien connu me vient ici à l’esprit, le célèbre ouvrage du sociologue allemand Max Weber, écrit vers les années 1918 : L’éthique protestante. Je ne pense pas que la thèse de l’auteur rende parfaitement justice à cette morale sociale protestante. Pour ma part, je recommanderai plutôt une étude plus récente et plus fidèle, écrite par un auteur suisse de langue française, André Biéler : La pensée sociale et économique de Jean Calvin, qui est en vérité un travail magistral.

Je crois avoir, certes imparfaitement, fait comprendre que la foi réformée, inspirée par les directives de la Bible, s’occupe des rapports sociaux; elle a son mot à dire au sujet des conditions dans lesquelles s’exerce le travail et s’organise le système industriel moderne. Il n’est pas vrai que la religion est un opium, on ne le reprochera pas à la foi réformée tout au moins, car la véritable religion, celle de Jésus-Christ, des prophètes et des apôtres, des grands théologiens et des réformateurs, s’est sérieusement penchée et adéquatement occupée du problème du travail.

Faut-il opter pour les conflits sociaux ou pour la réconciliation?

Il y aurait, certes, beaucoup à dire sur le contrôle exercé à ce sujet. À qui incombe cette responsabilité? Comment évaluer et dénoncer le rôle désastreux que l’État moderne, socialiste ou capitaliste, omniprésent et omnivore, tient dans l’économie? À notre sens, l’alternative n’est nullement socialisme contre capitalisme, mais ces deux systèmes opposés à une politique sociale saine et juste, inspirée et fondée sur l’Écriture sainte.

Pour clarifier les choses et rétablir l’ordre, il nous faut au préalable définir le sens du travail. Nul ne devrait ignorer que des politiques désastreuses ont déchu celui-ci à une forme d’aliénation largement due, précisément, à la perte de la notion biblique du travail. Si nous voulons non seulement fêter le premier mai (ou le premier lundi de septembre ailleurs), mais désirons faire du travail une activité créatrice, joyeuse et satisfaisante, il nous faut prendre la peine de redéfinir cette notion. Autrement, ce ne sont ni les syndicats, ni les patronats, ni les politiciens démagogues, ni les aventuriers sociaux qui accorderont à la masse des travailleurs la moindre chance de bonheur. On réduirait la semaine du travail à 35 heures, voire à 25, qu’on s’y rendrait encore en maugréant avec la régularité des machines qu’on fait tourner automatiquement. Est-il donc possible de convertir les pensées avant de chercher des solutions? Je le crois fermement.

Voici mes convictions chrétiennes.

La doctrine biblique du travail bien comprise constitue une source immense de joie. Le but du travail consiste à servir Dieu; il est accompli pour et dans son Royaume, en toute simplicité de cœur, en respectant le Seigneur de l’univers et de nos existences, sans crainte des hommes ni de leurs manipulations des consciences, ni même de leurs tyranniques gouvernements, aussi redoutables soient-ils. Pour le chrétien, le travail est également une vocation au service du prochain, en mettant ses talents à son service. C’est là une vérité merveilleuse et je souhaiterais que tous les chrétiens puissent en explorer et en découvrir les riches profondeurs!

Pour la majorité de nos contemporains, le travail est devenu uniquement un instrument, un moyen de gagner leur vie, d’acquérir exclusivement de l’argent afin de pouvoir le dépenser… À ce sujet, mentionnons non seulement la convoitise idolâtre qui ruine l’esprit de tout homme sans Dieu, mais aussi les manipulateurs des consciences que sont tant de publicistes vantant d’infectes marchandises. Et surtout l’immorale politique gouvernementale, ainsi que les idéologies et stratagèmes des partis politiques ou des syndicats, pour lesquels les seuls bénéfices du travailleur sont ceux qui consistent en avantages matériels et se comptent en termes de pouvoir d’achat, quel qu’en soit le prix moral et aussi néfastes en soient les conséquences psychologiques et spirituelles pour les travailleurs ainsi que pour les autres membres de la société; c’est là « l’évangile du jour », plat et unidimensionnel.

Dès lors, il ne faut pas s’étonner que certains, surtout des jeunes, abandonnent une profession honorable et utile pour un emploi dont le seul avantage est de rapporter gros. Ne nous étonnons pas non plus de la multiplicité vertigineuse des conflits sociaux.

L’idée « de faire carrière » est, elle aussi, engendrée par le même travestissement de la notion du travail. « Faire carrière » signifie obtenir un statut social plus en vue. Combien de professionnels « dans la carrière » ont cessé d’être des créateurs! Ambition et égocentrisme sont en général les seules motivations réelles derrière la recherche de l’emploi de bien des gens. Qui ose encore songer à la vocation adressée à l’homme de servir Dieu et son prochain?

Or, précisément, l’idée chrétienne du travail, c’est d’abord la conviction qu’il est vocation. Un humaniste ne verra dans cette définition qu’une porte ouverte vers l’humiliation, voie sûre d’abaissement de la personnalité, dégradation de ses droits, voire déshonneur! Ces attitudes ne sont pas seulement des attitudes individuelles, mais encore, hélas!, institutionnalisées. Le service sera anonyme, le travail recevra le statut rigide d’une routine absurde, dépourvue d’intégrité en ce qui concerne le labeur fourni et l’engagement dans le service à rendre. La seule motivation qui reste sera alors celle de chercher une promotion par n’importe quel moyen et à faire carrière souvent au prix de son âme. Ironie suprême, le travailleur qui s’estime libre à l’égard de Dieu s’assujettit souvent aux pires ordres de la part de ses semblables.

L’Écriture nous enseigne également la manière dont il convient d’organiser le travail. Dans le Royaume de Dieu, l’organisation est construite de telle manière que chaque membre et chaque partie doivent contribuer au bien-être de l’ensemble. Ceci signifie un objectif commun pour atteindre le but ultime celui de vivre dans le shalom, c’est-à-dire la paix du Royaume. Mais, nous venons de le voir, l’organisation moderne du travail poursuit d’autres objectifs; elle s’acharne à produire toujours plus et toujours davantage au détriment de la personne du travailleur. On s’acharnera à rentabiliser l’entreprise et, pour reprendre une expression amusante d’une femme politique moderne, « on s’épuise à produire un travail semblable à celui des fourmis dans leur fourmilière… » C’est en cela qu’apparaît la véritable dégradation de la personne humaine. Aucun régime démocratique ni aucune déclaration universelle généreuse des droits de l’homme ne pourront l’arrêter. Où trouver le principe de communauté dans le travail? Le chercher et l’appliquer coûterait tellement à l’entreprise qu’on préfère sacrifier la personne humaine afin d’accroître le pouvoir de production.

En outre, selon les normes bibliques, l’autorité dont on est investi vise le service à rendre. « Mais que le plus grand parmi vous soit comme le plus jeune, et celui qui gouverne comme celui qui sert » (Lc 22.26). L’autorité véritable ne cherche pas à bâtir des empires capitalistes ou sociocommunistes. Toute autorité véritable et authentique se place au service de l’homme. Elle accorde toutes les facilités à l’ouvrier pour que celui-ci puisse accomplir son travail décemment et avec sécurité, voire avec un sentiment de satisfaction légitime et de joie réelle.

Une telle notion de l’autorité s’appliquera dans toutes les aires où vit la communauté; entre mari et femme, entre parents et enfants, entre patrons et ouvriers, entre gouvernants et administrés.

Ai-je pu vous convaincre? Mon exposé, forcément bref, ne pouvait qu’aborder le fond du problème sans répondre à toutes les questions soulevées. Mais il était nécessaire de présenter le principe biblique et de préciser les conditions dans lesquelles celui-ci peut être appliqué pour le plus grand bonheur des travailleurs, pour l’honneur même de Dieu et comme une vocation au service du prochain. À ces conditions-là, la paix et la réconciliation seront donc appliquées dans le monde du travail, comme dans tous les autres domaines de notre vie quotidienne.